Canada: La répression par les syndicats du mouvement anti-Harris de 1995-97: leçons politiques pour aujourd'hui

Partie 1: La portée de la «Révolution du bon sens» de Harris

Cette série d’articles a initialement été publiée en anglais, en octobre 2018. Voici la première partie de cette série en quatre parties.

Depuis son arrivée au pouvoir comme premier ministre de l'Ontario à la fin du mois de juin et sa déclaration que la province est «ouverte aux affaires», Doug Ford et son gouvernement conservateur ont déclaré la guerre à la classe ouvrière et déplacé la politique, dans la province et partout au Canada, vers la droite de façon marquée.

Le gouvernement Ford a annoncé une série de politiques visant à démontrer la détermination du nouveau gouvernement à sabrer les dépenses sociales, tout en réduisant davantage les impôts des grandes entreprises et des riches. Il a également souligné son appui à un programme réactionnaire de «lutte au crime» et emploie une rhétorique du type de celle de Trump pour se servir des demandeurs du statut de réfugié comme boucs émissaires pour le manque chronique de logements sociaux et les services publics délabrés. En guise de prélude à la prochaine campagne d'austérité, Ford a imposé une interdiction d'embauche au gouvernement provincial, un gel général des dépenses accessoires et un gel indéfini des salaires des gestionnaires et administrateurs de la fonction publique.

L’automne dernier, le gouvernement conservateur avait rendu publique une projection d'un déficit budgétaire de 15 milliards de dollars durant l’année en cours et un rapport sur les dépenses du gouvernement qui prétendait que les dépenses avaient augmenté de 55 % au cours des 15 dernières années de règne du Parti libéral. L'objectif transparent de ces annonces est de préparer des privatisations à grande échelle, des hausses des frais d'utilisation et des réductions des dépenses sociales ou, pour employer les termes du rapport sur les dépenses, une «action décisive».

Quelques heures à peine après l’arrivée au pouvoir du gouvernement, la ministre de la Santé, Christine Elliott, a apporté des changements régressifs radicaux à un régime d'assurance-médicaments récemment mis en place, qui offrait gratuitement des médicaments sur ordonnance à tous les Ontariens de 24 ans ou moins. Désormais, ces avantages seront limités à ceux qui n'ont pas déjà accès à un régime d'assurance-médicaments. Quelques jours plus tard, le gouvernement adoptait une loi pour briser la grève de cinq mois des assistants d’enseignement de l'Université York. Ensuite, Ford a annoncé que le gouvernement allait annuler les modestes améliorations apportées aux normes provinciales du travail par les libéraux à la fin de l'année dernière dans une vaine tentative d'éviter les représailles aux urnes pour avoir imposé des années d'austérité. «Nous allons nous assurer d'être compétitifs dans le monde entier», a déclaré Ford. «On se débarrasse du projet de loi 148.»

Ford et ses supporteurs dans la classe dirigeante sont bien conscients que ce programme réactionnaire ne peut pas être mis en œuvre démocratiquement. C'est pourquoi la déclaration de Ford selon laquelle il était prêt à invoquer la «clause dérogatoire» de la Constitution canadienne pour réduire le nombre de sièges au conseil municipal de Toronto en dépit de l'opposition judiciaire, et qu'il l'invoquerait de nouveau pour suspendre les droits démocratiques au besoin, a été accueillie avec enthousiasme par une bonne partie de l'establishment, notamment le National Post et le Toronto Sun. Le jeu de pouvoir de Ford a été interprété à juste titre comme un avertissement qu'il utilisera toute la force de l'appareil d'État capitaliste et qu’il se tournera de plus en plus vers des formes autoritaires de gouvernement pour imposer ses politiques propatronales, socialement incendiaires.

Les travailleurs résisteront âprement à la tentative de la classe dirigeante de détruire ce qui reste des droits sociaux qu'elle a acquis grâce aux luttes de masse du siècle dernier, et ce, dans le contexte d'une rébellion croissante de la classe ouvrière aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Mais pour mener une contre-offensive réussie, les travailleurs de l'Ontario et du Canada doivent se libérer de l'emprise politique et organisationnelle des syndicats procapitalistes et du Nouveau Parti démocratique (NPD) social-démocrate, et avancer leur propre solution à la crise capitaliste: la lutte pour un gouvernement des travailleurs et la réorganisation socialiste de la société.

Lors du principal rassemblement postélectoral du NPD, la chef du parti, Andrea Horwath, a déclaré que les sociaux-démocrates seraient la «voix» des Ontariens qui «n'ont pas voté pour les compressions». Le président de la Fédération du travail de l’Ontario, Chris Buckley, a déclaré plus tard: «Le mouvement syndical talonnera Doug Ford», tandis que Jerry Dias, président d'Unifor, le plus grand syndicat industriel du Canada, a déclaré que le premier ministre élu sera «très surpris» s’«il pense que le résultat de cette élection est une carte blanche pour attaquer les travailleurs et multiplier les coupures dans les services publics».

Ce ne sont que des paroles en l’air qui visent à positionner les syndicats et le NPD pour qu’ils puissent contenir et faire dérailler politiquement l'opposition de la classe ouvrière au gouvernement Ford afin qu'elle ne devienne pas une menace pour le pouvoir capitaliste.

Le NPD est un parti favorable à l'austérité et, à l'instar des partis sociaux-démocrates et travaillistes du monde entier, il est totalement asservi à la grande entreprise. Si le NPD a été relégué au statut de troisième parti en Ontario pendant toute une génération, c'est parce que le seul gouvernement néo-démocrate de l'histoire de la province, dirigé par Bob Rae entre 1990 et 1995, a cruellement trahi les espoirs des travailleurs, sabré les services publics, suspendu le droit à la négociation collective dans le secteur public et imposé un «contrat social» qui réduisait les salaires et les emplois.

Quant aux syndicats, au cours des 15 dernières années, ils ont été de proches alliés du gouvernement libéral de la grande entreprise en Ontario, tout comme ils sont actuellement en partenariat avec le gouvernement fédéral de Justin Trudeau.

Pour cacher cette trahison, les groupes de la pseudo-gauche qui gravitent autour du NPD et des syndicats ont demandé à ces organisations de faire revivre la campagne anti-austérité qui avait été lancée contre un précédent gouvernement conservateur du style de ceux de Thatcher et de Reagan, dirigé par Mike Harris. Cette campagne de désobéissance civile, de conflits relatifs aux contrats de travail et d’une série de 11 «Journées d'action» – des «manifestations politiques» comprenant des rassemblements et des débrayages d'une journée – a débuté en 1995. Lorsque le mouvement d'opposition a menacé d'échapper au contrôle des syndicats et qu'une grève illégale des enseignants à l'échelle de la province a, de nouveau, fait apparaître la nécessité d'une grève politique générale visant à chasser les conservateurs du pouvoir, les syndicats ont mis fin au mouvement.

Un examen plus attentif des événements de cette période montrera que plutôt que d'être un vecteur de résistance, les syndicats et le NPD sont en fait les principaux obstacles à la mobilisation de la classe ouvrière contre le gouvernement Ford. Ce n'est qu'en tirant les leçons de l'échec de ce mouvement qu'il sera possible de préparer politiquement une contre-offensive de la classe ouvrière contre les déprédations de Ford.

L'agitation anti-Harris en Ontario a été le mouvement d'opposition de la classe ouvrière le plus important et le plus soutenu en Amérique du Nord dans les années 1990. À cette époque, les gouvernements de toutes les allégeances politiques à travers le Canada imposaient des compressions massives dans les dépenses sociales au nom de l'élimination des déficits budgétaires. Ce qui distinguait le gouvernement Harris, c’était son empressement à réduire les impôts – au cours de leur premier mandat, les conservateurs ont réduit de 30 % l'impôt sur le revenu des particuliers – ce qui a exacerbé le déficit budgétaire et accru la pression venant des créanciers de la province en faveur de réductions dans la fonction publique. (Au cours des quatre premières années au pouvoir de Harris, le déficit accumulé de la province a augmenté de 22 milliards de dollars.)

Alors que d'autres gouvernements prétendaient que la «crise du déficit» ne leur laissait pas d'autre choix que de réduire leurs dépenses, les conservateurs ont déclaré sans vergogne que leur objectif était de «réduire la taille du gouvernement» – qu'ils étaient déterminés à redistribuer l'argent des services publics et des transferts aux pauvres aux contribuables «assiégés» – en réalité, aux couches privilégiées de la classe moyenne et aux riches.

Les réductions d'impôt des conservateurs avaient un triple objectif: obtenir des votes en faisant appel au mécontentement des travailleurs, pour la grande majorité de qui les revenus avaient chuté ou stagné pendant plus d'une décennie; augmenter les revenus des riches en récupérant une part croissante des recettes fiscales qui soutenaient auparavant les services publics et sociaux; et enfin, s'assurer que les futurs gouvernements ne disposent pas des moyens financiers pour réinvestir dans les services sociaux et publics.

Le calcul de Harris était que des années de sous-financement mineraient tellement la qualité des soins de santé, de l'éducation et d'autres services publics qu'une base populaire se développerait en faveur de la privatisation. Comme le premier ministre de l'Éducation de Harris, John Snobelen, l'a admis un jour, les conservateurs visaient à provoquer une crise pour qu'ils puissent procéder à de profondes compressions.

Au cours des années suivantes, les conservateurs ont pris plusieurs mesures additionnelles pour accroître la part de la richesse sociale qui revient aux privilégiés et pour s'assurer qu'aucun futur gouvernement n'ait les moyens de redresser la crise des services publics et sociaux.

Harris a instauré une vaste gamme de réductions de l'impôt sur le revenu des particuliers, de l'impôt des sociétés et de l'impôt sur les gains en capital. L'impôt des sociétés a été réduit de 1,3 milliard de dollars au cours du premier exercice fiscal et a diminué de moitié au cours des cinq années suivantes. En 2004, les sociétés payaient 4 milliards de dollars de moins en impôts par année. Au cours de la même période, la part des gains en capital assujettie à l'impôt a été ramenée de 75 % à 50 %. Les grandes entreprises ont également bénéficié d'une nouvelle exemption d'impôt sur la première tranche de 100.000 $ de leur revenu annuel provenant des options d'achat d'actions.

Des milliards de dollars ayant été affectés à l'allégement fiscal des personnes aisées, les compressions dans les services sociaux ont laissé le système public de santé sur le respirateur artificiel. Des hôpitaux ont fermé leurs portes, des infirmières ont été mises à pied et de nouveaux investissements ont été bloqués. Les changements réglementaires, les privatisations et les compressions dans les mesures de soutien à la santé et à la sécurité ont entraîné une réduction des normes de qualité de l'eau, menant à la contamination de l’eau à Walkerton, en Ontario, qui a fait 7 morts et plus de 2000 malades. Toronto a également connu la pire épidémie de SRAS dans les pays développés en 2003, année où au moins 32 personnes ont perdu la vie – un résultat directement attribuable aux compressions imposées par les conservateurs.

Dans le domaine de l'éducation, le budget a été amputé de plus de 5 milliards de dollars. Les frais d'inscription à l'université ont été augmentés jusqu'à 20 %. Des universités privées à but lucratif ont été créées et la durée de la journée de travail des enseignants du secondaire a été augmentée alors même que les salaires stagnaient. La réduction des impôts fonciers et l'augmentation des inscriptions ont fait en sorte que les conseils scolaires ont reçu moins par élève au cours de chaque année du règne des conservateurs. Avec leurs «réformes» de l'éducation, les conservateurs ont effectivement dépouillé les enseignants de leur droit à la négociation collective et ont arbitrairement réécrit leurs conditions de travail. Les enseignants n'avaient plus le droit de négocier la charge de travail et les conditions de travail. La 13e année a été éliminée dans les écoles secondaires. Des milliers d'enseignants ont été mis à pied.

Harris a introduit une «réforme» de l'aide sociale – une réduction de 21,5 % des prestations d'aide sociale et l'introduction du «travail obligatoire» pour les prestataires – et l'a présentée comme la réalisation la plus importante de son gouvernement. Des «camps d'entraînement» de style militaire ont été introduits pour les jeunes contrevenants. De «super prisons» ont été construites. Les transferts provinciaux aux municipalités ont été éviscérés. Alors même que l'itinérance devenait une urgence nationale, les conservateurs ont réduit de 90 millions de dollars le budget du ministère des Affaires municipales et du Logement. La mendicité a été criminalisée. Le salaire minimum a été gelé pendant une décennie. Les protections accordées aux travailleurs dans les lois du travail ont été éviscérées.

Ce programme antisocial de droite a été le fer de lance d'une guerre de classe croissante à laquelle ont participé tous les ordres de gouvernement et tous les partis, du NPD et du Parti québécois au Parti réformiste/Alliance canadienne. En octobre 2000, lorsque le gouvernement libéral fédéral du duo Chrétien-Martin a mis en œuvre les réductions d'impôt les plus importantes jamais accordées aux grandes entreprises et aux riches, Harris a jubilé que les libéraux «parlent mon genre de langage».

Les travailleurs ont réagi en masse pour s'opposer à ce programme réactionnaire. Entre 1995 et 1997, plus d'un million de travailleurs et de jeunes ont participé à des manifestations, des grèves et d'autres actions anti-Harris. Mais le rôle traître de la bureaucratie syndicale s'est avéré décisif dans la liquidation du mouvement anti-Harris. Maintenant que le gouvernement Ford prépare des attaques qui vont encore plus loin que celles de Harris, il est essentiel que les travailleurs fassent une évaluation politique de la montée et de la chute du mouvement anti-austérité de 1995-97 en vue des âpres batailles de classe à venir.

Fin de la première partie

(Article paru en anglais le 6 octobre 2018)

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