Le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine dégénère en guerre de devises

Tard lundi, le Trésor américain a qualifié la Chine de «pays manipulateur de devises», signalant du coup que la guerre commerciale s'intensifiait en une guerre des devises. Le Trésor américain a déclaré que la Chine a une longue histoire de facilitation d'interventions à grande échelle sur le marché des devises. Ces derniers jours, la Chine a pris des mesures concrètes pour dévaluer sa monnaie, tout en maintenant d'importantes réserves de devises malgré l'utilisation active de ces outils dans le passé.»

L'accusation américaine de manipulation est une distorsion de la réalité. Les autorités chinoises sont intervenues activement sur les marchés des devises, non pas pour faire baisser la valeur du renminbi, mais bien pour l'empêcher de chuter, de peur que cela n'entraîne une fuite de capitaux. La décision de lundi, suite à la menace tarifaire américaine, indique une réorientation.

Annonçant l’intervention monétaire, qui aurait été prise après des discussions de haut niveau au sein du gouvernement, la Banque populaire de Chine a déclaré que la chute était «due aux effets des mesures unilatéralistes et protectionnistes sur le commerce et aux attentes en matière de tarifs douaniers contre la Chine.»

Dans une réponse subséquente, l'agence de presse publique Xinhua a indiqué que les entreprises chinoises avaient déjà suspendu leurs achats de produits agricoles américains et que le gouvernement n'exclurait pas d'imposer des tarifs sur les produits agricoles achetés après le 3 août.

La décision américaine d'augmenter encore les tarifs douaniers a été prise contre l'opposition initiale du représentant américain au commerce Robert Lighthizer et du secrétaire au Trésor Steven Mnuchin, mais elle a été soutenue par Peter Navarro, le principal faucon anti-Chine, selon un rapport publié par le Wall Street Journal.

Cela a clairement conduit à la conclusion des cercles dirigeants de Beijing qu'après plus d'un an d'escalade continue des mesures de guerre commerciale par les États-Unis, il n'y avait absolument aucune perspective de parvenir à un accord avec Washington et qu'il était nécessaire de se préparer à ce que le président Xi Jinping a qualifié de «longue marche».

Cette évaluation aurait été renforcée par d'autres événements survenus au cours des derniers jours. Dans les heures qui ont suivi le retrait officiel des États-Unis du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (traité FNI), le secrétaire américain à la Défense, Mark Esper, a déclaré que les États-Unis avaient l'intention de déployer des missiles à moyenne portée dans le Pacifique contre la Chine. Et dans des commentaires ultérieurs, le secrétaire d'État Mike Pompeo a directement lié la croissance économique de la Chine à ses capacités militaires.

Dans un tweet à la suite de la décision prise pour la monnaie chinoise, le président Trump a renchéri en exerçant à nouveau des pressions sur la Réserve fédérale américaine pour qu'elle procède à des réductions importantes des taux d'intérêt. M. Trump a déjà demandé à la banque centrale de baisser les taux afin de venir en aide à Wall Street. Mais l'accent est maintenant mis sur la demande de la Fed de réduire les taux afin de faire baisser la valeur du dollar, escaladant du coup la guerre commerciale en une guerre de devises.

«La Chine a fait chuter le prix de sa monnaie près d’un plancher historique. C'est ce qu'on appelle la manipulation de devises. La Réserve fédérale, vous écoutez?» a tweeté Trump.

La nouvelle de la baisse de valeur de la monnaie chinoise a fait chuter les marchés à travers le monde, d’abord en Asie, puis en Europe et enfin aux États-Unis. Les ventes à Wall Street ont touché tous les secteurs, ce qui a entraîné une baisse de 3 % de l'indice général S&P 500. Le Dow Jones a chuté de 760 points, soit une baisse de 2,9 %, dans ce qui a été la pire journée de l'année pour les marchés boursiers. Le S&P 500 est à son plus bas niveau depuis deux mois, ayant perdu 6 % depuis son sommet record du mois dernier.

Par ailleurs, la demande pour les obligations d'État, qui sont considérées comme des havres de sécurité en période de turbulences économiques, a fortement augmenté, le rendement des bons du Trésor sur 10 ans tombant à 1,735 %. Cette baisse du rendement (qui est inversement proportionnelle au cours) s'inscrit dans la continuité de la tendance observée au cours des trois derniers mois. La semaine dernière a été marquée par la plus forte baisse hebdomadaire des rendements sur 10 ans depuis 2012, ces derniers depuis mai ayant chuté de 0,80 point de pourcentage en raison des tensions commerciales croissantes.

Fait significatif, la courbe de rendement a continué de s'inverser, ce qui signifie que les taux des obligations à court terme sont plus élevés que ceux de la dette à long terme. Ceci est considéré comme l'un des guides les plus sûrs d'une récession. Le Financial Times a noté que l'indicateur de récession du marché obligataire avait ainsi fait «clignoter son signal le plus baissier depuis 2007», juste à la veille de la crise financière mondiale.

L'écart entre le rendement des bons du Trésor à trois mois et celui des obligations à 10 ans, s’est inversé de 32 points de base à un moment donné lundi, un processus qui a été observé avant chaque récession américaine au cours des cinq dernières décennies.

Dans une note de recherche publiée hier, les économistes de Morgan Stanley ont déclaré que si le conflit entre les États-Unis et la Chine perdurait encore quatre à six mois, l'économie mondiale serait en récession dans neuf mois.

Des signes clairs qu'une récession est en train de se développer en Europe sont déjà perceptibles. Ainsi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, a décrit le mois dernier les conditions dans le secteur manufacturier comme étant «de plus en plus mauvaises» alors que la BCE se préparait à annoncer de nouvelles mesures de relance monétaire.

Les milieux économiques et commerciaux américains s'inquiètent de plus en plus de l'escalade constante des attaques de Trump, un reflet de craintes nourries que des tactiques qui peuvent permettre de conclure des affaires dans le monde trouble de l'immobilier à New York ne sont pas peut-être pas nécessairement applicables à l'économie mondiale.

Philip Levy, ancien membre du Conseil des conseillers économiques de George W. Bush, a déclaré à Bloomberg: «Nous ne sommes pas entrés dans cette guerre commerciale en particulier avec la Chine avec un plan clair sur la façon de nous en sortir. Le plan de sortie semble être: "Nous allons les menacer, ils vont céder et nous serons bien contents". Jusqu'à maintenant, personne n’a encore parlé de ce qu’il faudrait faire au cas où ils ne céderaient pas.»

La menace d'une escalade de la guerre commerciale en une guerre de devises a des implications majeures à long terme pour l'état du système financier mondial dans son ensemble, dans des conditions où il est basé sur des monnaies fixes, c'est-à-dire des billets de banque émis par les banques centrales.

Alors que toutes les grandes économies s'apprêtent à dévaluer leur monnaie, dans un contexte de récession et de conflits économiques croissants, les conditions sont réunies pour une crise majeure de l'ensemble du système monétaire.

(Article paru en anglais le 6 août 2019)

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