«Vous travaillez si dur et vous pouvez à peine joindre les deux bouts»

Des centaines de travailleurs de Detroit font la queue pour postuler à de nouveaux emplois chez Fiat Chrysler

Des centaines de travailleurs ont fait la queue devant l’église du Second Ebenezer du quartier est de Détroit jeudi matin pour le dernier salon de l'emploi parrainé par Fiat Chrysler (FCA) la ville de Détroit. Selon des responsables municipaux, plus de 9000 personnes se sont déjà inscrites pour postuler aux 4950 emplois horaires proposés par la FCA aux résidents de Detroit lors de la mise en service d'une nouvelle usine de montage dans la ville d'ici la fin de 2020.

La longue queue de travailleurs sans emploi et sous-employés qui serpentait autour de l'église dément les affirmations concernant le «plein emploi» et «l'économie en plein essor», colportées sans fin par l'administration Trump, les démocrates et les médias. Le fabricant de pièces d’automobile Dakkota, qui a récemment annoncé l’embauche de 625 travailleurs pour une nouvelle usine à Detroit qui fournira Fiat Chrysler, a annoncé avoir déjà reçu 16.000 candidatures.

Entretien avec Andray

Alors que le taux de chômage officiel à Detroit est de 8,8 pour cent, le chiffre réel est au moins deux fois plus élevé. Le taux de participation de la main d’œuvre de la ville - 53,4 pour cent - est le plus bas du pays, symbole de l'effet de décennies de désindustrialisation dans la grande ville la plus pauvre d'Amérique, avec 39,4 pour cent de ses habitants vivant dans la pauvreté. En 1950, la Motor City avait de nombreux emplois dans l'industrie. En 1980, ce nombre était tombé à 113.000 et en 2010, il n'était que de 20.000.

Au cours de la première faillite de Chrysler en 1979-1980, la société a fermé 12 usines et supprimé 30.000 emplois dans la seule ville de Detroit.

Fiat Chrysler et plusieurs autres fabricants transnationaux d'automobiles et de composants automobiles développent à présent leurs activités dans la ville, cherchant à exploiter le désespoir économique de la ville (qui avait autrefois le revenu par habitant le plus élevé du pays) ainsi que d'importantes réductions d'impôts et autres subventions offertes par les démocrates et les républicains au niveau de la ville et de l’État.

La queue serpente autour de l’église

Fiat Chrysler investit 1,6 milliard de dollars pour convertir les usines de moteurs précédemment fermées de l'avenue Mack en une nouvelle usine d'assemblage et moderniser son usine d'assemblage de Jefferson North pour la production de la prochaine génération de Jeep Grand Cherokee et d'autres modèles. Les réductions d'impôts pour le projet de FCA pourraient dépasser 422 millions de dollars.

Parallèlement, FCA supprime 1 370 emplois dans son usine de Belvidere, dans l'Illinois. Certains de ces travailleurs sont transférés bon gré mal gré avec leurs familles dans la nouvelle usine de Detroit. Sur l’autre rive du fleuve à Détroit se trouve Windsor dans l’Ontario (Canada), où Fiat Chrysler devrait licencier le mois prochain tout un quart des effectifs, 1500 travailleurs, dans son immense usine de montage qui fabrique les mini-fourgonnettes Chrysler Pacifica et Dodge Grand Caravan.

Depuis des décennies, le syndicat des United Auto Workers mène tambour battant sa campagne Buy American et dénonce les constructeurs automobiles qui délocalisent leur production vers des pays à bas salaires. Depuis la restructuration de Chrysler et de GM en particulier en 2009, l’UAW poursuit activement une politique de «relocalisation», c’est-à-dire une réduction des salaires et des avantages des travailleurs américains afin que les sociétés transnationales puissent exploiter une main-d’œuvre bon marché aux États-Unis. Il est assez remarquable que l'un des slogans publicitaires de Fiat Chrysler parle de «Importé depuis Détroit».

Beaucoup de ceux qui déposaient leur candidature jeudi avaient déjà un emploi mais ont déclaré que leurs salaires étaient si bas qu'ils ne pouvaient pas joindre les deux bouts. Un jeune couple, Alphonso et Tamera, faisait la queue avec leur bébé dans les bras. «Je suis né et j'ai grandi à Detroit, avec beaucoup de membres de ma famille embauchés dans les usines automobiles», a déclaré Alphonso aux journalistes du World Socialist Web Site. Il a déclaré travailler dans une usine de fabrication de pièces détachées pour Fiat Chrysler. «C'est nul que tu travailles si dur et que tu ne puisses à peine vivre. Ces ouvriers fabricant des voitures SUV qui se vendent 35.000 dollars ou plus, ne peuvent pas se permettre de les acheter.»

Alphonso and Tamera avec leur fille

Tamera touche 10 $ l'heure chez une agence d’intérim pour un travail effectué dans une petite usine fournissant des plaquettes de frein pour le Jeep Wrangler. «Dans certaines banlieues, on peut obtenir 12 à 13 dollars l’heure dans une usine, mais à Détroit, c’est plutôt 9-10 dollars l’heure. Il est difficile de payer un loyer ou d'élever un enfant. C’est nous qui créons la richesse pour eux. Ils devraient être disposés à nous rendre quelque chose pour vivre décemment.

«Dieu soit loué que ma fille bénéficie de Medicaid, mais de nombreux travailleurs ne bénéficient d'aucun soin de santé», s'est-elle exclamée.

«Je travaille seulement un jour par semaine», a déclaré Connie, une jeune travailleuse d’intérim à temps partiel à l'usine de montage de Flint de General Motors, «mais je suis toujours disponible. C'était bien au début quand j'ai été embauchée parce que je travaillais six jours par semaine. Mais l’offre est en baisse, en particulier lorsque d’autres travailleurs deviennent disponibles après les fermetures d’usines.»

La semaine dernière, GM a fermé son usine de boites de transmissions à Warren dans la banlieue de Detroit, qui existait depuis 78 ans. L'usine d'assemblage de Detroit-Hamtramck devrait fermer ses portes en janvier 2020. De nombreux travailleurs déplacés de Detroit font du covoiturage pour effectuer le trajet aller-retour sur une distance de 120 km à Flint chaque jour.

«Je ne reçois pas d'argent et je le sens vraiment. GM gagne des milliards et des milliards de dollars et nous arrivons à peine à joindre les deux bouts. Quand vous avez du travail, vous gagnez 15,80 $ l’heure, à côté d’un travailleur qui a plus d'ancienneté qui fait la même chose mais gagne 31,80 $. L'UAW vous offre des billets pour les parcs d'attractions, mais ils ne font rien pour vous dans l'usine.

«Lorsque j'ai commencé à travailler chez GM, j'étais intérimaire au centre technique GM chez OnStar. Si vous pensez que le salaire d'un travailleur en CDD ou de second rang est horrible, les intérimaires sont encore plus mal lottis. On commençait à 10 dollars l'heure et on pouvait monter à 11,70 dollars.»

Andray, un jeune employé d'un hôpital psychiatrique, a déclaré: «J'ai travaillé la plupart de ma vie. Un travail comme celui-ci offre plus de stabilité et de meilleurs avantages, je vais tenter ma chance et voir ce qui se passe. Le rêve américain est fini. Vous n'avez pas assez d'argent pour prendre soin de votre famille. Tout augmente sauf les salaires.»

Andray a déclaré qu'il voyait les terribles conséquences de la détresse économique à son travail dans un hôpital psychiatrique. «Certaines personnes ne peuvent pas supporter la perte de leur emploi, de leur maison ou d'un divorce. Il y a des travailleurs qui se blessent au travail et qui deviennent accroc aux analgésiques opioïdes. Une fois qu'ils arrêtent ça, ils s’approvisionnent de drogue chez les dealers de rues.

Les travailleurs font la queue pour postuler à des emplois

Commentant les efforts de Trump pour se servir des immigrés comme boucs émissaires du chômage et des bas salaires, Andray a déclaré: «Je ne pense pas que les immigrés prennent les emplois des Américains. Les conditions dans lesquelles ils vivent sont bien pires que celles dans lesquelles nous vivons et ils essaient juste de se battre pour avoir une vie meilleure. Je dis, "sautez le mur, faites ce que vous devez faire." Nous sommes là et nous avons du mal à survivre la tête en dehors de l’eau, alors je peux imaginer ce qu’eux ils traversent.»

Lorsque le constructeur italien Fiat a repris Chrysler lors de la restructuration de l'industrie automobile par l'administration Obama en 2009, la société cherchait à étendre ses activités internationales en réduisant ses coûts de main-d'œuvre au-dessous de ce qu'elle payait aux travailleurs de ses usines italiennes et d'Europe occidentale. À l'époque, le directeur général de Fiat, Sergio Marchionne, avait déclaré au syndicat UAW que les travailleurs américains de l’automobile devaient accepter une «culture de la pauvreté» au lieu d'une «culture du droit», en rapport avec des augmentations du salaire annuel et les salaires indexés au coût de la vie, et autres avantages.

Lors de la réouverture de la convention collective de l’UAW de 2009 et des accords ultérieurs de 2011 et 2015, le syndicat a tout mis en œuvre pour respecter le plan du patronat de l'automobile, gelant les salaires réels, éliminant le COLA (indexation des salaires sur le coût de la vie) et les heures supplémentaires au-delà de huit heures, et acceptant une vaste expansion du recours aux travailleurs de deuxième catégorie et des intérimaires, ces derniers gagnant la moitié des travailleurs permanents en CDI. En guise de récompense, l'UAW a pris le contrôle d'une caisse de retraite brassant des milliards de dollars, des milliards en actions de sociétés et des millions en pots-de-vin illégaux destinés aux principaux négociateurs de l'UAW, des paiements effectués par le biais des centres de formation conjointement opérés par la direction et le syndicat.

Depuis 2009, FCA - qui a les coûts de main-d'œuvre les plus bas des trois principaux constructeurs automobiles de Detroit - a investi plus de 8,2 milliards de dollars aux États-Unis et a embauché près de 18 000 travailleurs embauchés à l'heure. Les opérations nord-américaines de Fiat Chrysler, qui comprennent la marque très lucrative Jeep SUV et le camion Dodge Ram, ont représenté 85 pour cent des bénéfices de la société l'année dernière.

«Le centre de gravité du septième constructeur automobile mondial a maintenant franchi l'Atlantique», a déclaré un article récent de Reuters. Cela a coïncidé avec une attaque brutale contre les emplois et le niveau de vie des 58.000 travailleurs de Fiat en Italie.

En novembre 2011, Fiat a fermé son usine de Termini Imerese, sur l'île italienne de Sicile, laissant sur le carreau 1600 travailleurs du site, ainsi que 700 autres dans des industries connexes, sur cette île en crise économique. À l'époque, Marchionne a menacé de délocaliser toute sa production hors de l'Italie, à moins que les travailleurs n'acceptent de profondes reculs sociaux, affirmant que Fiat devait «aligner le système de production italien sur les normes requises par la concurrence internationale».

Les travailleurs de l'automobile de l'usine historique Mirafiori de Fiat à Turin, en Italie, qui employait autrefois 50.000 personnes, continuent à faire face au chômage technique et à de courtes semaines de travail dans l'attente d'un nouveau modèle promis. Le nouveau PDG de la FCA, Mike Manley, cherche à fusionner avec Renault-Nissan pour accélérer l'attaque contre les emplois et les salaires des travailleurs. Il a embauché un ancien dirigeant d'Amazon pour superviser les opérations en Amérique du Nord où la société envisage d’imposer encore plus de concessions lors de prochains négociations salariales couvrant 44.000 travailleurs aux états-unis.

Cela souligne la nécessité pour les travailleurs de l'automobile du monde entier de coordonner leurs luttes au-delà des frontières nationales pour lutter contre l'assaut sans répit des entreprises mondiales contre les emplois et le niveau de vie. Les travailleurs qui ont parlé aux journalistes du WSWS sont instinctivement d’accord avec la lutte pour unifier les travailleurs au niveau international et s’opposent à tout effort visant à diviser les travailleurs aux États-Unis sur des bases ethniques.

Un travailleur chevronné postulant à l’embauche à Detroit a déclaré: «Il ne s'agit pas de noirs ou de blancs, mais de vert [la couleur des billets de banque] et de classe. Il n'y a pas de différence entre les démocrates et les républicains, ils tirent tous leur argent des lobbyistes des entreprises et Amazon, GM et les autres sociétés qui ne paient pas un sou d'impôts. Trump encourage le racisme comme un magicien l’utilise sur scène pour détourner l’attention afin de dissimuler ce qu'il était en train de faire.»

Se référant au syndicat UAW, le travailleur a déclaré: «J'ai perdu tout respect pour l'UAW lorsque tout a été divulgué à propos du fait que le syndicat prenait des pots-de-vin par l'intermédiaire des centres de formation. Si les choses ne changent pas, il va y avoir une révolte comme la Révolution française.»

(Article paru en anglais le 9 août 2019)

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