Allemagne: Comment les services secrets et l’AfD d'extrême droite ont organisé l’interdiction du site web «linksunten.indymedia»

Deux ans après l'interdiction du site web linksunten.indymedia, le parquet de Karlsruhe a clôturé toutes les procédures pénales engagées à l'encontre des opérateurs du site web, car il ne peut prouver qu'ils ont commis une infraction. Entre autres choses, le site a fait l'objet d'une enquête pour «formation d'une organisation criminelle», atteinte à la vie privée, diffamation et autres crimes.

Le verdict sur la légalité de l'interdiction de linksunten.indymedia, contre laquelle plusieurs personnes ont intenté une action devant le Tribunal administratif fédéral de Leipzig, est toujours en instance. L'audience aura probablement lieu l'année prochaine. Néanmoins, la cessation de la procédure pénale correspondante confirme le fait que l'interdiction du site fût un acte de censure politique auquel le ministère de l'Intérieur, les services secrets et l'Alternative pour l'Allemagne (AfD) d'extrême droite ont étroitement collaboré.

Le ministre fédéral de l'Intérieur de l'époque, Thomas de Maizière (Union chrétienne-démocrate – CDU), avait interdit linksunten.indymedia le 14 août 2017, cinq semaines après les manifestations contre le sommet du G20 à Hambourg. De Maizière et le maire de Hambourg de l'époque et vice-chancelier actuel, Olaf Scholz (Parti social-démocrate – SPD), ont profité des manifestations contre le G20 pour lancer une campagne publique contre l'«extrémisme de gauche» afin de saper les droits démocratiques fondamentaux et construire un État policier.

Une énorme mobilisation policière a brutalement attaqué les manifestants, principalement pacifiques, les agents provocateurs de la police ont provoqué des incidents et des milliers de manifestants ont été persécutés à travers l'Europe, dont certains ont été frappés de lourdes amendes.

De Maizière a justifié l'interdiction de linksunten.indymedia en affirmant que c’était «le site web le plus influent pour les extrémistes de gauche violents en Allemagne». En fait, il a interdit un site axé sur la lutte contre l'extrémisme de droite, l'agitation anti-réfugiés et la guerre. Le site a joué un rôle important dans la dénonciation de l'AfD et des néonazis et a fourni à de nombreux journalistes une base de données d'informations antifascistes.

Le site a été utilisé par divers militants de gauche comme forum d'information et de discussion. Sur la base du Code pénal, le pouvoir judiciaire est intervenu et a demandé aux opérateurs de démanteler certains articles offensants.

Mais le ministre de l'Intérieur a utilisé un stratagème juridique pour contourner la Loi sur les télémédias et la liberté de la presse protégée par la Constitution et a interdit le site web. Il a simplement déclaré qu'il s'agissait d'une «association» et l'a interdit sur la base de la loi sur les associations.

Cette loi est une relique de l'époque impériale et tourne en dérision les droits démocratiques et la séparation des pouvoirs. Elle donne aux ministres de l'Intérieur du gouvernement fédéral et des Länder le pouvoir d'interdire une «association» et de confisquer ses biens sans procédure judiciaire ou même de permettre aux personnes concernées de contester l'action en justice.

De nombreuses organisations ont protesté contre l'interdiction de linksunten.indymedia à l'époque. Reporters sans frontières l'a qualifié de «signal discutable» et d'«excuse pour tous les régimes répressifs du monde de faire de même que les autorités allemandes». Le Parti de l'égalité socialiste a écrit: «L'interdiction est une atteinte fondamentale à la liberté d'expression et constitue un précédent pour la répression de toute opposition sociale et politique».

Dix jours après l'interdiction du site, une importante force de police a perquisitionné les domiciles privés de cinq personnes et un centre culturel autonome à Fribourg, saisissant de nombreux appareils techniques, supports de stockage et livres, notes privées, tracts et autres articles. Les personnes concernées ont été accusées d'être les opérateurs du site web.

La descente policière était accompagnée d'une chasse aux sorcières dans les médias. Lors d'une conférence de presse, le ministre fédéral de l'Intérieur a même affirmé que des armes avaient été trouvées parmi les biens de l'accusé. Plus tard, le ministère de l'Intérieur a dû admettre qu'il ne s'agissait que d'«objets dangereux» trouvés dans le centre culturel qui a été fouillé, un bâtiment à plusieurs étages avec de nombreuses pièces. Aucun lien avec l'accusé n'a jamais été prouvé.

Entre-temps, il est devenu évident que l'action contre linksunten.indymedia et ses opérateurs présumés avait été, dès le début, étroitement coordonnée avec l'AfD et les services secrets.

On a appris qu'au cours de la procédure, des membres de l'AfD avaient déposé plusieurs plaintes pénales auprès du procureur contre les opérateurs présumés du site web. Entre autres choses, le site avait publié des documents internes de l'AfD et avait divulgué ses clavardages et entrepris des recherches sur les néonazis violents en ligne.

L'identification de l'accusé provient presque exclusivement des services de renseignement nationaux: des «témoins officiels des services secrets et des rapports d'une taupe du

renseignement», comme l'a écrit Angela Furmaniak, l'avocate de deux des personnes concernées, dans une contribution invitée pour Netzpolitik.org. «Les “preuves” du BMI [ministère de l'Intérieur] concernant la sélection des personnes concernées se limitent essentiellement à de simples affirmations non prouvées et surtout invérifiables», a fait remarquer Furmaniak.

Le rôle des services secrets ne se limite pas qu’à fournir à la police des informations secrètes, ce qui constituerait en soi une violation de la séparation des pouvoirs entre la police et les services de renseignement. Elle a également participé à l'évaluation des objets confisqués lors des perquisitions. Le bureau d'enquête criminelle de l'État a envoyé des disques durs et d'autres preuves informatiques qu'il n'a pas pu déchiffrer aux services secrets.

Parmi eux se trouvait un disque dur sur lequel les données d'environ 25.000 étudiants de Fribourg étaient stockées sous forme de copies de sauvegarde. L'un des opérateurs présumés de linksunten.indymedia était l'administrateur du système du syndicat étudiant de l'Université de Fribourg. Jusqu'à présent, le syndicat étudiant a tenté en vain de faire interdire juridiquement le déchiffrage et l'analyse de ces données. Toutefois, il est dit que les services secrets n'ont pas encore réussi à déchiffrer les données.

La séparation juridique des pouvoirs entre la police et les services de renseignement a été ancrée dans la constitution allemande de l'après-guerre dans le but d'empêcher l'émergence d'une police d'État sur le modèle de la célèbre Gestapo d'Hitler. Dans les actions contre linksunten.indymedia, cette séparation a été largement abrogée.

«D'après les résultats obtenus jusqu'à présent, l'interdiction de “linksunten” repose exclusivement sur des informations provenant des services secrets et de leurs évaluations», a écrit Furmaniak. «Si le BfV [service secret] reçoit maintenant des preuves à évaluer, il est raisonnable de supposer que le véritable pouvoir responsable de l'interdiction n'est pas le ministère fédéral de l'Intérieur, mais l'Office fédéral pour la protection de la Constitution, comme on appelle le service secret allemand.

Cela montre un schéma clair. Les services secrets poursuivent les gens de gauche et les socialistes, tout en travaillant étroitement avec l'AfD et les militants néonazis, dont les organisations ont été inondées d'informateurs confidentiels, par l'intermédiaire desquels ils ont financé ces groupes d'extrême droite. Il est bien connu que le tueur du président du district de Kassel, Walter Lübcke, faisait partie d'un tel réseau et – contrairement aux mensonges initiaux des services secrets – a été actif pendant des années sur la scène de l'extrême droite.

Hans-Georg Maassen, qui dirigeait l'Office fédéral pour la protection de la Constitution à l'époque de l'interdiction d'Indymedia, est connu pour ses liens étroits avec l'AfD. Il a rencontré d'éminents représentants de l'AfD, les conseillant sur la manière d'éviter que leur parti ne figure sur la liste des organisations d'extrême droite dans le rapport annuel des services secrets et les défendant publiquement, comme ce fut le cas lors des émeutes néonazies de Chemnitz. En même temps, il a fait en sorte que le Sozialistische Gleichheitspartei (Parti de l'égalité socialiste), qui a toujours lutté contre l'extrême droite, soit désormais officiellement classé comme «extrémiste de gauche» et soit «objet de surveillance» par les services secrets.

(Article paru en anglais le 20 septembre 2019)

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