Équateur: face à la montée des manifestations, le président quitte la capitale

Face à une grève et une mobilisation massive de la population indigène qui continuent contre un plan d'austérité dicté par le FMI, le président équatorien Lenín Moreno a déplacé son gouvernement de la capitale Quito vers la ville côtière de Guayaquil, d’où il dirige à présent la répression policière.

Ce départ de la capitale équatorienne, sans précédent dans l'histoire du pays, est une mesure de l'intensité des troubles sociaux et politiques au moment où l'Équateur entame une deuxième semaine de manifestations contre le programme d'austérité draconien dévoilé par le gouvernement Moreno le 1er octobre.

Des manifestants antigouvernementaux s'affrontent avec la police près de l'Assemblée nationale à Quito [Crédit: AP Photo/Dolores Ochoa].

Mardi, des manifestants autochtones ont défilé dans les rues de Quito et occupé le Congrès national ainsi que d'autres bâtiments gouvernementaux.

Tard mardi, Moreno a décrété un couvre-feu partiel près des « zones stratégiques » comme les bâtiments gouvernementaux, qui seront surveillés par les forces armées. Des troupes lourdement armées ont été déployées dans les rues de Quito, déployant des barricades de fils de fer pour bloquer les manifestants.

Le gouvernement a réagi à la résistance par des mesures de plus en plus dictatoriales. Il a suspendu le droit de réunion et de grève, et déployé l’armée après avoir déclaré un état d'exception mercredi dernier. L'état d'urgence a été ratifié par la Cour suprême, bien qu'elle l’ait ramené de 60 à 30 jours. La répression a fait un mort et des dizaines de blessés. Les manifestants furent attaqués à coups de matraques, de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc ; 570 personnes furent arrêtées. Plusieurs détenus, dont le dirigeant du syndicat des chauffeurs de taxi, risquent trois ans de prison pour « paralysie des services publics ».

Les écoles restent fermées depuis jeudi. Il y a eu des barrages routiers mardi dans 17 des 24 provinces. Dimanche, un manifestant nommé Raúl Chilpe a été tué par un conducteur qui tentait de forcer un barrage routier dans la province d'Azuay.

Lundi, Moreno a déclaré qu'il ne « reviendrait » pas sur ses décisions et a qualifié les manifestations de « pillage, de vandalisme et de violence » visant à « déstabiliser le gouvernement ». Il a allégué - sans fournir la moindre preuve - que les manifestations de masse avaient été lancées et financées par son prédécesseur Rafael Correa et le président vénézuélien Nicolás Maduro.

Le chef d'état-major de Moreno, Juan Sebastián Roldán, a contredit son patron et déclaré « Ce qui se passe et ce qui peut se passer est la seule et unique responsabilité des dirigeants indigènes qui ont perdu le contrôle de la situation ».

Dans les provinces de l'est et du sud, des manifestants autochtones ont capturé plusieurs convois militaires et policiers, dont au moins un groupe de 50 soldats et cinq policiers qu’ils ont détenus jusqu'à lundi, puis libérés. Le ministère du Pétrole a rapporté que dans les provinces du nord-est, trois champs pétrolifères de la compagnie d’État PetroAmazonas avaient été « occupés par des personnes non liées à l'exploitation », entraînant une baisse de 12 % de la production nationale.

Travailleurs, étudiants et communautés indigènes se sont mobilisés massivement aux barrages routiers et pendant la grève nationale de jeudi et vendredi derniers, exigeant la fin immédiate de l'austérité et la démission du gouvernement Moreno.

D'autre part, les organisations à la tête des manifestations - notamment la confédération syndicale Front uni des travailleurs (FUT), la Confédération des nationalités indigènes (CONAIE) et le Front populaire dirigé par les staliniens - bien qu'elles prétendent rejeter toute discussion avec Moreno jusqu'à l'annulation du plan d'austérité, appellent à des manifestations « graduelles » et ponctuelles, et à « l'unité nationale ».

Dictée par le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre d'un prêt de 4,2 milliards de dollars approuvé en février, la mesure la plus sévère est l'élimination de 1,3 milliard de dollars de subventions au carburant, ce qui a plus que doublé le prix de l'essence et du diesel. Cela a à son tour déclenché une flambée des prix des produits de première nécessité.

La décision de supprimer les subventions pour les carburants - que même les gouvernements les plus à droite avaient évité depuis quarante ans - marque une nouvelle étape dans les efforts de la classe dirigeante équatorienne pour s'attirer les bonnes grâces du capital américain et européen. Les banques et institutions financières internationales n'ont cessé d'exiger l'élimination des subventions créées par la dictature militaire soutenue par la CIA dans les années 1970.

Une étude réalisée en juin 2019 par la Banque inter-américaine de développement (BID) a révélé que les principaux bénéficiaires des subventions étaient les compagnies pétrolières et les entreprises en général, mais que leur élimination réduirait de 4,5 à 5 % les revenus des 40 % les plus pauvres de la population. Le produit de l'intensification de la pauvreté et de la faim sera versé à Wall Street ainsi qu'aux riches obligataires de l'Équateur.

Parmi les autres diktats de la finance mondialisée annoncés par Moreno le 1er octobre figurent la réduction des droits de douane et des taxes sur certaines importations, une réforme du travail pour faciliter les contrats « flexibles », une réduction de 20% des salaires des nouvelles embauches du secteur public et une réduction des congés annuels de 30 à 15 jours. Ceci s'ajoute au licenciement de 20.000 employés du secteur public depuis mai 2017.

C'est l'ex-président Rafael Correa, « socialiste bolivarien » autoproclamé faisant partie de la « marée rose » en Amérique latine, qui a réagi en 2014 à la chute des prix pétroliers et d’autres marchandises en se tournant vers Wall Street, l'austérité et l’attaque des droits démocratiques. Il a préparé le terrain pour la politique économique droitière appliquée par son successeur, l’ex-vice-président Lenín Moreno, choisi par lui. L’offensive austéritaire et les formes autoritaires de gouvernement qui l'accompagnent sont l’expression du virage vers l'impérialisme américain de la classe dirigeante équatorienne en réponse à l'aggravation de la crise économique de l’Équateur et du capitalisme mondial.

Washington a déjà manifesté son désir que Moreno ne fasse aucune concession et utilise toute la force nécessaire pour réprimer le mouvement de protestation de masse. Michael G. Kozak, secrétaire d'État adjoint américain pour l'hémisphère occidental, a tweeté lundi: « Nous reconnaissons les décisions difficiles que le gouvernement équatorien a prises pour promouvoir la bonne gouvernance et jeter les bases d'une croissance économique durable ».

« Les États-Unis suivent de près l'évolution récente de la situation en Équateur », a-t-il ajouté. Condamnant l'opposition sociale de masse et donnant le feu vert pour une répression meurtrière, il a déclaré: « Nous rejetons la violence comme forme de protestation politique ».

Le tournant de la classe dirigeante équatorienne et des gouvernements Correa et Moreno vers l'impérialisme américain s'est exprimé de manière frappante dans le traitement réservé par Quito au fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, le plus important prisonnier politique du monde. En août 2012, Assange avait obtenu l'asile à l'ambassade d'Équateur à Londres afin d’échapper aux persécutions de Washington pour avoir dénoncé les crimes de guerre et intrigues diplomatiques américains.

En 2016, Rafael Correa a d'abord coupé l'accès d'Assange à l'Internet, puis en 2017, a déposé un projet de loi de censure de l'Internet en Équateur. Moreno a ensuite progressivement renforcé l'isolement d'Assange et finalement ouvert l'ambassade à une brigade d’intervention rapide britannique en avril dernier, ouvrant la voie à son extradition vers les États-Unis. Là, il risque une condamnation pour espionnage et conspiration, passible de 175 ans de prison et une peine de mort potentielle.

En avril 2019, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté à Quito contre la révocation illégale de l'asile d'Assange. Trois mois plus tard, l'appel officiel à une grève nationale de cinq jours dénonçait « la restitution aux Etats-Unis du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, mettant sa vie en danger ».

Ces actions ont mis en évidence l'opposition massive à la persécution continue d'Assange en Équateur et la reconnaissance que la trahison de l'éditeur de WikiLeaks est une partie intégrale de la soumission croissante de la bourgeoisie équatorienne à l'impérialisme américain et de l’intensification de son attaque de la classe ouvrière.

De précédentes manifestations de masse, de l'ampleur de celles de Quito aujourd'hui, ont déjà conduit à l'éviction de gouvernements. Moreno espère éviter ce sort en s'installant à Guayaquil, la ville la plus grande et la plus industrialisée d’Équateur, et son port le plus important.

En 1997, le président de droite Abadalá Bucaram fut destitué par le Congrès pour apaiser les protestations de masse contre les privatisations, l'austérité et la corruption, l'obligeant à fuir, dans une ambulance, le palais présidentiel Carondelet assiégé et à se réfugier au Panama. En 2005, le Président Lucio Gutiérrez a démissionné et a dû s'échapper du palais en hélicoptère à la suite de protestations massives pour des griefs similaires, dont celui d'autoriser le retour de Bucaram en Équateur. Les manifestants ont alors empêché son avion de quitter l'aéroport international de Quito, l'obligeant à demander l'asile à l'ambassade du Brésil.

Les mêmes forces staliniennes et pseudo de gauche dans les syndicats et l'establishment politique, qui avaient auparavant soutenu des politiciens comme Gutiérrez et Correa pour ensuite rompre cyniquement avec eux face à des soulèvements sociaux, cherchent aujourd'hui encore à mener les manifestations de masse vers une nouvelle impasse dans le cadre du système politique bourgeois équatorien.

La seule façon pour la classe ouvrière équatorienne d'échapper à ce sort et de s'armer politiquement contre le danger du retour d'une dictature militaire est de se libérer de tout l'establishment syndical et politique et de construire une nouvelle direction révolutionnaire pour unir ses luttes à celles des travailleurs des Amériques et du monde entier contre le capitalisme. La défense d'Assange dans le cadre d'une lutte mondiale pour la défense des droits démocratiques et pour s’opposer aux crimes de l'impérialisme est une étape cruciale dans cette direction.

(Article paru en anglais le 9 octobre 2019)

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