La classe dirigeante britannique envisage de confier à Corbyn le soin de surmonter la crise du Brexit

Le Parlement se réunira en session extraordinaire le 19 octobre pour débattre de l'échec quasi inévitable d'un accord sur le Brexit avec l'Union européenne (UE).

Le premier ministre conservateur Boris Johnson a annoncé son intention de programmer la session de samedi, ce qui coïncide avec la fin du sommet européen des 17 et 18 octobre, après que sa proposition de substitution à l'accord de retrait de l'UE a été rejetée, car elle contient des dispositions prévoyant une frontière douanière entre l'Irlande du Nord et la République du sud, un État membre de l’UE.

Le bureau de Johnson a révélé les détails d'un appel téléphonique de 30 minutes qu'il avait passé avec la chancelière allemande Angela Merkel, qui selon une «source du bureau», citait Merkel annonçant que la seule façon d’arriver à un accord dépend du maintien de l’Irlande du Nord dans l'union douanière de l'UE. Sinon, un accord est «extrêmement improbable» d’ici la date limite du 31 octobre, aurait-elle indiqué.

Cela a été dénoncé comme un «veto de l'UE sur notre départ de l'union douanière». Les discussions «sont sur le point de subir un échec», a déclaré le bureau du premier ministre, signalant un accord UE-Royaume-Uni comme «essentiellement impossible, non seulement maintenant, mais pour toujours».

Johnson était soutenu par la cheffe du Parti unioniste démocratique (d’Irlande du Nord), Arlene Foster, qui le félicitait d'avoir «débusqué les réelles intentions de Dublin de piéger l'Irlande du Nord dans l'union douanière de l'Union européenne».

La déclaration du bureau du premier ministre a été dénoncée par le secrétaire travailliste fantôme du Brexit, Keir Starmer, et d'autres députés pro-UE, attestant que Johnson savait que ses propositions seraient rejetées afin de rendre l'UE responsable de l’échec de l’accord.

Le président du Conseil européen, Donald Tusk, a accusé la Grande-Bretagne de «stupidement faire porter la responsabilité aux autres», alors que «l'enjeu est l'avenir de l'Europe et du Royaume-Uni, ainsi que la sécurité et les intérêts de notre peuple». Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a affirmé qu’un Brexit sans accord «entraînerait l'effondrement du Royaume-Uni». Puis, lors d'une séance du Parlement européen, son président, David Sassoli, a déclaré que tout délai dans le Brexit ne devrait viser que la tenue d'un second référendum ou des élections générales.

Selon le Times, le ministre de la Culture, Nicky Morgan, le ministre d'Irlande du Nord, Julian Smith, le secrétaire de la Justice, Robert Buckland, le ministre de la Santé, Matt Hancock, et le procureur général Geoffrey Cox sont sur le point de démissionner si un Brexit sans accord s’avère inévitable. En outre, si le Parti conservateur s’engage dans un manifeste électoral contre le Brexit sans accord, le Financial Times signale que près de 50 députés et trois ministres pourraient quitter le parti.

Le bureau du premier ministre a jeté de l’huile sur le feu dans un communiqué évoquant la possibilité de couper les liens de sécurité avec les pays de l'UE qui soutiennent un délai au Brexit, comparant cela à «une ingérence hostile dans la politique intérieure».

Malgré son manque de sincérité, Johnson a été obligé de rassurer Damian Green, chef du groupe des députés conservateurs One Nation, selon lequel un Brexit sans accord ne figurerait pas dans le manifeste du parti.

Le Parlement a été suspendu mardi jusqu’au 14 octobre, date à laquelle le programme législatif de Johnson sera présenté dans le discours de la Reine. Mais le débat à ce sujet va se buter à ce que les partis de l'opposition vont mettre en œuvre pour empêcher un Brexit sans accord d'ici la session parlementaire extraordinaire du 19 octobre.

La gravité de la crise est révélée par le fait que les Communes ne se sont réunies un samedi que quatre fois depuis 1939: notamment pour examiner le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en 1939, lors de la crise de Suez en 1956 et la dernière fois en réponse à l’invasion des îles Falklands / Malouines en 1982, il y a 37 ans.

L'échec des négociations avec l'UE devrait amener Johnson à demander une prolongation de la date butoir du Brexit d'au moins jusqu’à janvier de l'année prochaine, conformément aux exigences de la loi Benn Act adoptée le mois dernier. Mais on spécule que Johnson refusera de le faire pour précipiter une motion de censure et une élection générale qu'il espère remporter en se faisant passer pour le défenseur de la «volonté du peuple» contre le Parlement à Westminster et Bruxelles.

Le Sun a publié un article affirmant que Johnson prévoyait même de dire à la reine qu'elle ne pourrait pas le renvoyer en tant que premier ministre s'il perdait un vote de censure et que les députés choisissaient un remplaçant par intérim, car il tient à exécuter le Brexit le 31 octobre. Un avis juridique est demandé là-dessus sur la base des principes de Lascelles, vieux de 70 ans, selon lesquels le monarque devrait suivre les conseils du premier ministre.

En ce qui concerne le camp pro-UE, un tribunal écossais a différé sa décision de signer une lettre au nom de Johnson, comme le prévoit la loi écossaise, s’il refuse lui-même de demander un report de la date du Brexit. Alors que des avocats des trois demandeurs dirigés par la députée nationale écossaise Joanna Cherry ont appelé à l’arrestation du premier ministre, les juges de la Court of Session ont déclaré qu'ils ne pourraient pas juger la question avant que le débat politique ait «suivi son cours», mais qu'ils siégeraient à nouveau sur la question le 21 octobre.

La manière dont les événements se déroulent est désormais principalement déterminée par la question de savoir s'il sera jugé nécessaire de finalement présenter une motion de censure à l’encontre de Johnson, une prérogative qui appartient à Jeremy Corbyn, du Parti travailliste, en tant que chef du principal parti d'opposition.

Depuis des semaines, la majorité au Parlement qui veut rester dans l’UE (Remain) est paralysée par le refus d’envisager de placer le chef du parti travailliste Jeremy Corbyn à la tête d’un «gouvernement intérimaire» afin d’empêcher un Brexit sans accord. Corbyn s’est démené pour rassurer la classe dirigeante qu'il défend sans réserve leurs revendications stratégiques et qu'il ne resterait en fonction que le temps d'arrêter le Brexit, après quoi il déclencherait des élections générales avec l’engagement d’organiser un deuxième référendum.

Même cela n’a pas suffi, étant donné la peur pathologique qui prévaut dans les cercles dirigeants de laisser entrevoir à la classe ouvrière la possibilité d’une rupture avec l’austérité et le militarisme. Les députés droitiers blairistes, les libéraux démocrates, les conservateurs pro-UE et le Groupe indépendant pour le changement ont exhorté Corbyn à céder la place à un dirigeant «acceptable» pour un gouvernement d'unité nationale à plus long terme.

Il semblerait toutefois que de puissantes couches de la classe dirigeante aient conclu qu'il était maintenant nécessaire de faire appel aux services de Corbyn, qui s'est révélé à maintes reprises être un instrument politique malléable.

L'audit annuel des finances publiques britanniques réalisé par l'Institute of Fiscal Studies affirme qu'un Brexit sans accord serait plus préjudiciable que les promesses d'un gouvernement Corbyn d'augmenter ses dépenses publiques, ce qui porterait la facture d'emprunt à un sommet en 50 ans en plus des 66 milliards de £ déjà perdus à cause du vote sur le Brexit. Le rapport souligne que la meilleure issue économique serait l'annulation du Brexit. «Nous supposons que cela nécessiterait un gouvernement dirigé par les travaillistes», concluent les auteurs.

Le Financial Times a publié un éditorial déclarant que le gouvernement Johnson était une grave menace pour les intérêts de l'impérialisme britannique. Il «dirigeait délibérément le bateau vers les rochers d'un Brexit sans accord» et «attisait la colère publique contre le Parlement, les tribunaux et les partenaires britanniques de l'UE. C’est une voie périlleuse à suivre […] Après 11 semaines de turbulence au pouvoir, la triste conclusion est que l’on ne peut faire confiance à ce gouvernement pour qu’il agisse de manière responsable.»

Dans une tribune libre, Robert Shrimsley, directeur de la rédaction du FT, a insisté: «C'est le Brexit de Johnson ou Corbyn, il n'y a pas de troisième voie.»

«Ce n'est pas une roue de fortune à plusieurs résultats. C'est pile ou face», a-t-il écrit. «Le camp Remain se réjouit d'avoir la possibilité d'éviter le Brexit. Mais le prix à payer est un gouvernement Corbyn…»

Shrimsley prédit que cela sera accepté. «Il n'y a aucune raison de douter du mépris de la cheffe des libéraux démocrates Jo Swinson envers M. Corbyn ou de sa promesse de ne pas l’installer au pouvoir. Mais si l'alternative est M. Johnson, elle sera obligée d'accepter, au moins, de ne pas voter contre une coalition dirigée par les travaillistes […] C'est la triste vérité. Nous pouvons tous jouer le jeu de la politique imaginaire en construisant des scénarios dans lesquels un dirigeant travailliste différent et modéré apparaitrait. Mais il est fort probable que cela reste un fantasme.»

(Article paru en anglais le 10 octobre 2019)

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