La crise monte en réaction à l'offensive turque contre les forces kurdes en Syrie

L'invasion militaire turque du nord de la Syrie, qui en est à son troisième jour, a déclenché une tempête politique croissante à Washington. Des républicains de premier plan, ainsi que des démocrates et des éléments de l'armée américaine, ont vivement condamné le président américain Donald Trump pour avoir autorisé l'action d'Ankara et abandonné les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, qui se sont battues pour le compte de Washington dans la prétendue guerre contre le groupe État islamique (EI).

Les forces turques, soutenues par les milices majoritairement sunnites arabes et turkmènes de ce que l'on appelle l'«Armée nationale syrienne» ont ouvert leur offensive par des incursions près des villes de Tal Abyad et Ras al Ain, toutes deux à l'Est de l'Euphrate.

De violents combats ont été signalés entre l'armée turque et des unités de la milice kurde syrienne YPG, ainsi que des pertes civiles des deux cités de la frontière. L'avance turque a été soutenue par des bombardements aériens et des tirs d'artillerie. L'agence de presse d'Etat syrienne Sana a fait état de 16 victimes civiles dans trois villes, dont celle d'un garçon de 11 ans.

Des véhicules blindés turcs mènent une patrouille terrestre conjointe avec les forces américaines dans la «zone de sécurité» du côté syrien de la frontière avec la Turquie, près de la ville de Tal Abyad, au nord-est de la Syrie, le vendredi 4 octobre 2019.

Les forces kurdes ont réagi en lançant leurs propres tirs de bombes au mortier, qui ont coûté la vie à quatre civils turcs, dont un bébé, dans la ville d'Akcakale, séparée de Tal Abayad par la seule frontière syro-turque.

Dans un discours prononcé jeudi devant les dirigeants de son Parti de la justice et du développement (AKP), le président turc Recep Tayyip Erdoğan a affirmé que les forces turques avaient tué 109 «militants» durant les deux premiers jours des combats.

Les zones ciblées par la Turquie sont contrôlées par les FDS dominés par les Kurdes, mais sont peuplées principalement d'Arabes sunnites syriens. Lorsque la région était auparavant envahie par le front d'Al-Nusra lié à Al-Qaïda, qui a servi de principale force terrestre dans la guerre pour le changement de régime en Syrie, les civils kurdes ont été expulsés sous la menace de se faire tuer.

Des dizaines de milliers de personnes fuient à nouveau la région pour échapper aux combats et par crainte d'une nouvelle vague de nettoyage ethnique, cette fois aux mains de la Turquie et de ses alliés locaux.

Les objectifs de guerre déclarés de la Turquie incluent l'éloignement des FDS et du YPG - qu'Ankara considère comme des organisations terroristes et des branches du PKK, l'organisation kurde turque contre laquelle la Turquie a mené une campagne anti-insurrectionnelle prolongée et sanglante qui dure depuis des décennies à l'intérieur du pays.

A leur place, le régime turc a l'intention de créer une «zone de sécurité» s'étendant sur 480 km de long et 50km de profondeur à l'intérieur de la frontière nord de la Syrie. Son intention est de repeupler cette zone avec les 3,6 millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement en Turquie. Une opération d'une telle ampleur impliquerait inévitablement de chasser les Kurdes syriens de la frontière turque.

La décision d'Ankara de lancer l'offensive transfrontalière n'a été prise qu'après une conversation téléphonique entre Erdoğan et Trump, le 6 octobre, au cours de laquelle le président américain a annoncé le retrait de quelque 50 à 100 soldats américains qui avaient été déployés dans la zone frontalière avec les combattants kurdes des FDS, faisant ainsi obstacle à toute intervention turque.

Fox News, qui fait généralement de la propagande pro-Trump, a publié un reportage de son correspondant au Pentagone, citant une «source militaire américaine bien placée» qui déclarait que le président américain «n'a pas suivi son script» lors de son appel avec Erdoğan. Selon la source, Trump avait reçu des mémos qui comprenaient une demande pour que les troupes turques restent au nord de la frontière syrienne.

Fox a également cité la source qui aurait dit que Trump avait exprimé à plusieurs reprises la position que Washington devrait «Juste laisser faire les Turcs» en ce qui concerne la poursuite de leurs objectifs dans le nord de la Syrie.

Par la suite, Trump a ordonné à l'armée américaine de rester en dehors du conflit, alors même que les FDS demandaient au Pentagone de fournir un soutien aérien.

Dans un tweet jeudi, Trump a défendu sa décision de retirer les troupes américaines, tout en affirmant qu'il était prêt à répondre par des sanctions contre tout crime de guerre turc :

«La Turquie prévoit d'attaquer les Kurdes depuis longtemps. Ils se battent entre eux depuis toujours. Nous n'avons ni soldats ni militaires près de la zone d'attaque. J'essaie de mettre fin aux guerres sans fin. Parler aux deux parties. Certains veulent que nous envoyions des dizaines de milliers de soldats dans...........la région et que nous recommencions une nouvelle guerre. La Turquie est membre de l'OTAN. D'autres disent RESTEZ DEHORS, laisser les Kurdes mener leurs propres batailles (même avec notre aide financière). Je dis de frapper la Turquie très fort financièrement & avec des sanctions s'ils ne respectent pas les règles! Je surveille attentivement.»

Lors d'une conférence de presse mercredi, M. Trump a justifié son action en insistant sur le fait que Washington avait dépensé «d'énormes sommes d'argent» pour armer et financer les FDS. Il a poursuivi en critiquant les Kurdes pour ne pas avoir combattu aux côtés des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. «Ils ne nous ont pas aidés en Normandie par exemple.»

Lors d'une session d'urgence à huis clos du Conseil de sécurité des Nations Unies jeudi pour examiner l'invasion turque de la Syrie, l'ambassadeur américain Kelly Craft ne s'est pas joint aux représentants européens pour critiquer l'intervention d'Ankara, mais a simplement repris la vague suggestion de Trump que la Turquie devrait «respecter les règles du jeu».

Pour sa part, Erdoğan a répondu aux critiques de l'Europe jeudi en menaçant de «vous ouvrir les portes et de vous envoyer 3,6 millions de réfugiés.»

La décision de Trump, qui a été prise sans aucun avertissement au Pentagone ou aux alliés des américains impliqués dans l'intervention en Syrie, a provoqué de vives dissensions au sein des rangs supérieurs de l'armée américaine.

Le Washington Post a décrit les hauts responsables du Pentagone comme étant «pris de court» par la décision de Trump, et un fonctionnaire de l'administration a déclaré «Dire que l'armée est très en colére à ce sujet est un euphémisme.»

Le général Joseph Votel, qui a pris sa retraite en mars dernier en tant que commandant des forces militaires américaines au Moyen-Orient, l'a clairement dénoncé.

«Cet abandon de notre politique menace de réduire à néant cinq années de lutte contre l'EI et portera gravement atteinte à la crédibilité et à la fiabilité des États-Unis dans tous les futurs combats où nous aurons besoin d'alliés forts», a écrit M. Votel dans The Atlantic. Il a ajouté «Les FDS ont libéré des dizaines de milliers de kilomètres carrés et des millions de personnes de l'emprise de l'EI. Tout au long du combat, ont eu presque 11.000 victimes.»

Les démocrates et certains de ses plus proches partisans républicains au Capitole ont également fustigé M. Trump. Ils considèrent le retrait des troupes non seulement comme une trahison des FDS kurdes, mais aussi, de manière plus décisive, comme un retrait de l'agression militaire américaine qui pourrait renforcer les positions de la Russie et de l'Iran.

Le sénateur républicain Lindsey Graham, parmi les plus ardents défenseurs de Trump, s'est joint au sénateur démocrate Chris Van Hollen pour proposer un plan visant à imposer des sanctions contre la Turquie, ciblant des hauts fonctionnaires, dont Erdoğan, ainsi que toute entité fournissant des armes ou de l'énergie aux forces armées de la Turquie.

Un tel régime de sanctions ne ferait qu'empoisonner les relations entre les États-Unis et la Turquie, très tendues depuis un coup d’État avorté soutenu par les États-Unis en 2016, suivi par l'achat par Ankara de systèmes de défense aérienne S-400 russes et par l'interdiction par Washington de vendre des avions de combat F-35 aux turcs.

S'exprimant mercredi sur Fox News, Graham a condamné la décision de Trump de retirer les troupes américaines en Syrie, la qualifiant de «la plus grosse erreur de sa présidence». Il a ajouté que «tous les militaires lui ont dit de ne pas faire ça.»

Trump a rejeté les critiques de Graham, déclarant: «Je pense que Lindsey aimerait y rester pour les 200 prochaines années et peut-être ajouter quelques centaines de milliers de personnes partout.»

Entre-temps, le représentant de la Chambre de représentants, Adam Schiff, le président de la Commission des renseignements de la Chambre, qui dirige l'enquête de destitution sur l'appel de Trump au président de l'Ukraine, a indiqué que le panel reprendrait également la conversation avec Erdoğan et la décision de Trump sur la Syrie, qu'il qualifie d'«impulsive et dangereuse».

Le Parti démocrate a fondé son opposition à Trump et son enquête de destitution exclusivement sur des questions de «sécurité nationale», reflétant les positions de ses opposants au sein de l'appareil militaire et du renseignement. Il a dénoncé le président américain pour sa politique insuffisamment belliqueuse à l'égard de la Russie ainsi que son intention de retirer les troupes américaines de la Syrie et de l'Afghanistan.

Cela a permis à Trump de recourir à la démagogie nationaliste et populiste, se faisant passer pour un opposant aux guerres sans fin et profondément impopulaires de Washington, alors même qu'il a augmenté les dépenses militaires à des niveaux records en vue de conflits beaucoup plus sanglants, notamment une confrontation militaire avec la Chine.

En fin de compte, il est loin d'être clair que les États-Unis se retirent de la Syrie. Le retrait du petit nombre de soldats déployés à la frontière laisse encore plus de 1000 soldats américains dans le pays. Il convient de rappeler que Trump a également ordonné un retrait complet de la Syrie en décembre dernier, pour ensuite revenir sur sa décision sous la forte pression du Pentagone et après la démission du secrétaire à la défense de l'époque, le général James Mattis.

(Article paru en anglais le 11 octobre 2019)

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