Le 12e Plénum du Comité international de la Quatrième internationale – mars 1992

On ne peut définir les États ayant été constitués dans ce qui était autrefois l’Union soviétique comme des États ouvriers. Ces États ne défendent pas, même de façon détournée, les rapports de propriété instaurés par la Révolution d’octobre. Ils se fondent tous explicitement sur la liquidation de la propriété nationalisée. Les définir comme des États ouvriers enlèverait à cette terminologie tout contenu marxiste. Dans les années 1930, Trotsky mena une controverse avec ceux qui rejetaient la définition de l’URSS comme État ouvrier : il ne s’agissait pas de se venger verbalement des staliniens pour les crimes qu’ils avaient commis, mais de sauvegarder les conquêtes qui restaient de la Révolution d’octobre — les plus importantes étant, bien sûr, la propriété nationalisée et les fondations de la planification étatique. Trotsky insistait pour dire que dans la mesure où l’État soviétique défendait encore – quoique dans l’intérêt de la bureaucratie – les formes de propriété établies par la Révolution d’octobre, la définition de l’État comme État ouvrier restait valable, même si celui-ci avait subi une profonde dégénérescence.

Dans la controverse de 1939, Trotsky expliqua qu’une défaite militaire de l’Union soviétique par l’impérialisme fasciste, ou de ce fait «démocratique», aboutirait non seulement à la liquidation du régime stalinien totalitaire [1] mais aussi à une contre-révolution dans le domaine des relations sociales et des formes de propriété. La controverse ne portait donc pas seulement sur les mots. Comme Trotsky le dit à Burnham en 1939 (et je paraphrase): «Très bien, vous voulez dire que l’Union soviétique n’est pas un État ouvrier. Si je devais l’accepter, quelle conclusion politique tireriez-vous alors du point de vue de notre travail? Nous avons convenu il y a longtemps qu’il était nécessaire de renverser la bureaucratie stalinienne. Quels changements voudriez-vous que nous fassions? Qu’implique le changement de définition que vous proposez?»

Il devint clair – et cela fut confirmé par l’évolution de Burnham et de Shachtman – que le rejet de la définition de l’Union soviétique comme État ouvrier conduisait à la position que la classe ouvrière ne devait pas défendre l’URSS dans une guerre contre l’impérialisme. Elle devait bien plutôt favoriser la victoire de l’impérialisme sur l’URSS. Cette position est devenue celle de Burnham en relativement peu de temps et, au moment de la guerre de Corée, elle était devenue celle de Shachtman.

La définition de l’URSS en tant qu’État ouvrier a toujours été liée à la défense des formes de propriété établies au lendemain de la Révolution d’octobre. Il est impossible de maintenir que les nouveaux États qui sont apparus en Russie, en Ukraine, en Ouzbékistan, au Kazakhstan, en Géorgie et ailleurs dans la Confédération des États indépendants défendent d’une certaine manière la propriété étatique. Les documents signés par Eltsine, Kravtchouk et Chouchtchevitch en décembre 1991 déclaraient explicitement que la Communauté des États indépendants (CEI) était vouée à mettre en place la propriété privée. Ce changement fondamental n’est pas seulement le produit de la politique menée par le régime Gorbatchev depuis 1985, c’est le résultat final du caractère contre-révolutionnaire du stalinisme.

Les États qui composent la CEI ont été constitués dans le but de mettre en place de nouvelles formes de propriété ; cela exige que le parti révise sa définition de ces États. Cela peut en troubler certains – nous examinerons la position de nos critiques un peu plus tard – mais ces révisions nécessaires ont leurs racines dans l’histoire et le programme de notre mouvement. Nous sommes obligés de revoir les formulations traditionnelles à la lumière des développements concrets de la lutte des classes pour qu’elles correspondent à la réalité objective.

Notre tâche n’est pas seulement de donner une définition adéquate des nouveaux États, mais encore de comprendre les implications de cette transformation dans le contexte historique le plus large. Il ne s’agit pas juste là d’un changement de mots et de terminologie. Dire que l’Union soviétique n’est plus un État ouvrier ne suffit pas. Nous devons comprendre ce que cette transformation représente dans le contexte de l’expérience historique objective de la classe ouvrière. Nous devrions éviter d’utiliser des expressions qui deviennent rebattues à force de les utiliser trop, mais dans ce cas on peut vraiment dire que nous sommes parvenus à la fin de toute une période historique qui s’est ouverte en 1917. La Révolution d’octobre a été l’événement décisif de l’histoire moderne et de l’histoire de la classe ouvrière. La conquête du pouvoir par la classe ouvrière a marqué une nouvelle étape du développement historique et a fait de la perspective historique du socialisme mondial, d’abord formulée par Marx et Engels dans le Manifeste communiste, une réalité. La révolution socialiste est devenue une question pratique.

La Révolution d’octobre n’est pas tombée du ciel. Elle fut l’achèvement positif de la lutte des classes en tant que processus historique objectif et du développement politique du mouvement ouvrier international. Malgré les vicissitudes de la lutte des classes, les 70 années ayant précédé 1917 avaient connu un développement étonnant, sans précédent dans l’histoire, de la conscience politique des masses. Une étude de l’histoire du XIXe siècle ne peut être comprise que dans ce cadre. Il est possible de dire que ce sont le développement du marxisme et le développement des masses en tant que force politique consciente qui ont conféré leurs caractéristiques uniques au XIXe siècle finissant et aux premières décennies du XXe siècle.

Considérez ceci: un ouvrier parisien né l’année de la Révolution de février et des journées sanglantes de juin 1848, qui, jeune homme, participa plus tard aux combats de la Commune de Paris en 1871, et n’avait que 41 ans quand la Deuxième Internationale fut fondée, aurait encore pu vivre la conquête du pouvoir par la classe ouvrière russe en 1917 avant d’avoir atteint soixante-dix ans. La vie d’un ouvrier né au moment de l’écriture du Manifeste communiste couvrait une période de développement politique qui comprenait la Révolution d’octobre [2]. La conscience de l’avant-garde de la classe ouvrière avait été modelée par l’émergence objective de la classe ouvrière comme force révolutionnaire engagée dans des luttes sanglantes contre le capitalisme et par la création d’organisations de masse fondées sur un programme socialiste.

Il est important de garder à l’esprit ce contexte historique lorsque l’on considère la relation de cette période avec celle que nous avons traversée. En 1914, l’effondrement de la Deuxième Internationale fut perçu par des millions de travailleurs politiquement conscients comme une trahison des principes qui avaient guidé toute leur vie et la politique de leurs organisations. Bien qu’abasourdis par les événements d’août 1914, ces travailleurs les comprenaient non pas comme l’échec du socialisme, mais comme la trahison du socialisme [3]. Trois ans plus tard, la conquête du pouvoir par le Parti bolchevique était considérée par les meilleurs représentants du prolétariat politiquement conscient comme une contre-offensive du marxisme contre ceux qui l’avaient trahi.

La Révolution russe a inspiré une vague de luttes révolutionnaires dans toute l’Europe mais qui furent vaincues dû à la trahison de la social-démocratie. Ces défaites ont prolongé l’isolement de l’État soviétique et conduit à sa dégénérescence. La bureaucratie usurpa le pouvoir et utilisa l’immense prestige de la Révolution d’octobre pour trahir systématiquement tous les principes sur lesquels elle était fondée. Il n’est pas nécessaire, dans cette réunion, de passer en revue toutes les conséquences pour la classe ouvrière du programme du «socialisme dans un seul pays». Notre mouvement a toujours insisté sur le fait que sans avancée de la révolution dans certains au moins des principaux pays capitalistes, l’URSS serait finalement détruite.

A partir du milieu des années 1920, le conflit sur la question essentielle de l'internationalisme socialiste conduisit inexorablement à des conflits sur toutes les autres questions, y compris celles liées au processus du développement socialiste de l’économie. L'Opposition de gauche insistait sur le fait que le plus grand obstacle au développement de l'économie soviétique vers le socialisme était le programme nationaliste de la bureaucratie et sa suppression totalitaire de toute trace de démocratie ouvrière. Les événements récents confirment l'étonnante prescience des avertissements de Trotsky. Permettez-moi de citer un passage d'un article écrit par Trotsky en 1931:

«En dernière analyse, toutes les contradictions du développement de l’URSS mènent ainsi à la contradiction entre l’État ouvrier isolé et son encerclement capitaliste. L’impossibilité de construire une économie socialiste autonome dans un seul pays fait renaître à chaque nouvelle étape, à une échelle et avec une intensité supérieures, les contradictions fondamentales de la construction socialiste. En ce sens, la dictature du prolétariat en URSS devra inévitablement subir la destruction si le régime capitaliste dans le reste du monde s’avérait capable de se maintenir pour une autre longue période historique» [4]. À la fin de cet article, il écrivait: «L’URSS trouvera une solution complète et définitive aux contradictions internes et externes dans le cadre d’une révolution victorieuse du prolétariat mondial et seulement ainsi». [5].

Ceux qui connaissent bien l’histoire de l’Union soviétique et du mouvement trotskyste savent que les trahisons de la bureaucratie soviétique ont empêché la victoire de la classe ouvrière en Europe et paralysé le mouvement marxiste international. Le stalinisme a perpétué l’isolement politique et économique de l’URSS qui a finalement conduit à la débâcle actuelle. Ce qui existait en Union soviétique n’était pas une économie socialiste. Dans le cadre de l’autarcie nationale – les arrangements d’après-guerre en Europe de l’Est l’ont renforcée plutôt que de la supprimer – l’Union soviétique ne put jamais égaler, et encore moins dépasser, le rendement économique des États capitalistes avancés. Coupé des ressources internationales, le programme d’autarcie nationale a artificiellement isolé les économies de l’Union soviétique et d’Europe de l’Est de toute mesure objective de la productivité et a permis à la bureaucratie de perpétuer et de dissimuler sa violation criminelle du processus de planification. La bureaucratie fut, comme dans toutes choses, le plus grand obstacle à la planification scientifique et à l’utilisation rationnelle des forces productives. Il y a même une raison politique pour laquelle l’Union soviétique ne consacra pas les ressources nécessaires au développement d’une informatique et de technologies d’information qui sont devenues une composante essentielle de l’économie de chaque pays capitaliste. La bureaucratie considérait l’informatique et ses vastes implications pour les communications et la transmission d’information, comme une menace à sa domination totalitaire de la société. Les progrès économiques en URSS étaient en grande partie limités aux anciennes industries qui étaient déjà parvenues au bout de leur cycle historique. Dans les années 1970, l’économie soviétique a pris de plus en plus de retard sur les pays capitalistes avancés, bien que ceux-ci soient eux-mêmes entrés dans une crise économique prolongée.

On peut ajouter que la stagnation générale et les nombreux chocs subis par le système capitaliste depuis 1973 ont intensifié la crise de l’économie soviétique. Cela s’est manifesté de nombreuses et diverses façons comme l’effondrement des prix du pétrole et, sur le plan, politique, l’énorme pression exercée par l’impérialisme sur l’Union soviétique à travers les dépenses militaires. Mais, en fin de compte, la pression économique et militaire exercée par l’impérialisme sur l’Union soviétique ne faisait que souligner cette vérité fondamentale qu’il n’existe pas de voie nationaliste vers le socialisme. Loin d’échapper aux pressions de l’économie mondiale, l’Union soviétique s’est trouvée de plus en plus sous l’influence de celle-ci et l’échec de l’autarcie nationale du système pseudo-soviétique est devenu de plus en plus évident.

Les événements qui se sont produits en URSS et en Europe de l’Est sont une condamnation historique de l’ensemble du système stalinien. Mais le stalinisme n’est pas le seul à avoir souffert. Dans la mesure où la classe ouvrière fut piégée, tant en URSS qu’au plan international, par la politique de la bureaucratie, elle subit les conséquences de la politique criminelle de celle-ci. Des millions de travailleurs ressentent le choc de la restauration capitaliste. Un réel danger existe que la vie sociale et culturelle ne descende très rapidement en Union soviétique à des niveaux qu’on n’avait pas vus depuis un demi-siècle. Les gains impressionnants de la culture peuvent être rapidement perdus. Des millions de jeunes soviétiques sont confrontés à un système éducatif en train de s’effondrer. Ils n’auront même pas à leur disposition les ressources éducatives qui étaient à la disposition de leurs parents et même de leurs grands-parents. Toutes les horreurs que les travailleurs connaissent dans les pays arriérés sont en train d’apparaître en URSS. Un journaliste a écrit dans le Financial Times ce week-end qu’il avait observé dans les grandes villes soviétiques des scènes de misère et de désespoir sans égales dans le monde y compris en Asie et en Amérique latine. On rapporte cela à un moment où l’on n’a pas encore réalisé toutes les conséquences de la restauration. Elles ne font leur chemin que progressivement à travers les différentes sphères du processus productif. Il faut se demander ce qui se passera, par exemple, lorsque les systèmes de transport cesseront de fonctionner? Que se passera-t-il lorsque les stations d’épuration ne seront plus fonctionnelles? Que se passera-t-il lorsque les réseaux électriques commenceront à tomber en panne sans personne pour les réparer? Les implications sont vraiment horrifiantes; et cela justifie certainement les avertissements que nous avons lancés, à savoir que la restauration du capitalisme en Union soviétique doit entraîner un effroyable déclin du niveau économique et social des masses.

Nous avons insisté sur le fait que la révolution politique était nécessaire afin de défendre les conquêtes sociales de la révolution contre les efforts de restauration de la bureaucratie. Mais nous devons reconnaître que l’effondrement du régime stalinien a été le fait non pas de la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière sur la base de la révolution socialiste, mais des machinations de la bureaucratie même. Nous sommes obligés de dire que la classe ouvrière a subi une défaite; et il est nécessaire de l’analyser. Ce qui s’est passé à Minsk le 8 décembre 1991 – ce qui est arrivé au mouvement ouvrier international en fait – est le point culminant de la décomposition et de la dégénérescence prolongées de toutes les organisations de la classe ouvrière.

Cette défaite est le résultat de la trahison et du déraillement du mouvement ouvrier révolutionnaire sur de nombreuses décennies. En Union soviétique et dans le monde entier, la classe ouvrière est obligée de faire face aux conséquences de la décomposition et dégénérescence prolongées de ses propres organisations. L’après-guerre a été marqué par la manipulation bureaucratique et la répression de la lutte des classes. Ce qui a conféré à toute cette période son caractère politique généralement réactionnaire, c’est le remplacement de l’initiative révolutionnaire indépendante de la classe ouvrière par des appareils bureaucratiques tout-puissants, qu’ils soient staliniens ou sociaux-démocrates.

Je reviens ici à ce que je disais tout à l’heure au sujet des travailleurs ayant vécu de 1847 à 1917. Nous ne devons pas glorifier cette période ni dissimuler ses nombreuses contradictions. Mais elle s’est essentiellement caractérisée par une immense croissance de la conscience de soi révolutionnaire des masses, qui trouva finalement sa manifestation la plus élevée dans la Révolution russe. La politique d’après-guerre, elle, était basée sur la domination de la classe ouvrière par les bureaucraties.

Pendant une grande partie de l’après-guerre, il pouvait sembler que ces bureaucraties jouaient un rôle légitime et, dans une certaine mesure, même progressiste dans le mouvement ouvrier. C’est certainement ce que le pablisme a tenté de faire valoir. Les syndicats devenaient plus puissants, les organisations et les partis politiques qui prétendaient représenter la classe ouvrière – qu’ils soient staliniens ou sociaux-démocrates – devenaient des éléments bien établis de la superstructure politique [6]. Le niveau de vie augmentait, des réformes étaient accordées. Mais du point de vue du développement de l’activité politique indépendante de la classe ouvrière et de sa conscience révolutionnaire, ce fut une période de stagnation, de dégénérescence et de déclin.

Ni l’ampleur ni les implications historiques de ce déclin ne furent tout à fait claires pendant les années d’expansion économique où pour élever le niveau de vie il ne fut pas nécessaire de mener de grandes luttes. Mais le développement de la crise mondiale a fait remonter cette crise à la surface. Partout dans le monde fut révélé le caractère réactionnaire des organisations bureaucratisées sans même parler de leur totale impuissance.

Il n’est guère surprenant que ceux qui attaquent l’analyse du Comité international évitent de situer les événements récents dans un contexte historique et mondial plus large. Ernest Mandel a écrit un article intitulé «L’irrésistible chute de Mikhaïl Gorbatchev». Voilà quelqu’un qui nous disait tout récemment que Mikhaïl Gorbatchev était l’homme politique le plus brillant du XXe siècle [7]. Cet article est essentiellement consacré à dissimuler les implications de la défaite subie par la classe ouvrière soviétique et russe. Mandel nie encore aujourd’hui que la politique de Gorbatchev était la politique de la contre-révolution. Il dit maintenant qu’il «était illusoire de s’attendre à ce que Gorbatchev réussisse.» Mais la politique de M. Mandel était fondée sur cette illusion.

Il écrit ensuite: «Ce serait aussi une erreur de fermer les yeux sur le changement profond et positif qui a eu lieu en URSS sous Gorbatchev. Ces changements se résument essentiellement à la glasnost ou, si vous préférez, à l’extension substantielle des libertés démocratiques dont jouissent en pratique les masses soviétiques». Quand Mandel parle du «changement positif qui a eu lieu en URSS sous Gorbatchev», cela rappelle décidément la vieille formule: « Malheureusement le patient est mort sous le scalpel mais l’opération fut une grande réussite». Oui, du point de vue de la politique réactionnaire du pablisme, la glasnost a été un magnifique succès. Les processus démocratiques que Mandel salue n’étaient rien d’autre que l’expression de divergences dans les factions au pouvoir alors qu’elles conditionnaient la société pour l’achèvement de la contre-révolution stalinienne. Mandel a été complice de ce processus, et il a joué un rôle non négligeable pour l’appuyer – dans certains pays plus que d’autres. Mais dans la mesure où il a utilisé son influence pour fournir une couverture politique à la droite, que ce soit en Tchécoslovaquie, en Allemagne ou en Pologne, il a certainement contribué à créer les conditions politiques qui ont finalement conduit à l’effondrement de l’URSS. Mandel a soutenu Gorbatchev et il y a seulement trois ans, le protégé politique de Mandel, Tariq Ali, a écrit un livre dédié à Boris Eltsine.

Passons maintenant à l’article de Martin Booth paru dans le News Line de Sheila Torrance. [8] Il a une importance particulière. Booth est consterné par notre affirmation que l’Union soviétique a cessé d’exister, comme si les événements des quatre derniers mois avaient juste été inventés par le Comité international. La position défendue par le News Line est tellement ridicule qu’on se demande comment des gens rationnels ont pu la prendre au sérieux. Pour Torrance et Booth, il ne s’est pas passé grand-chose. Dans la mesure où ils prennent du tout conscience des événements entourant la liquidation juridique de l’URSS, ils les glorifient et en font les dernières manifestations de l’offensive révolutionnaire ininterrompue de la classe ouvrière, qui selon Torrance entre maintenant dans sa quarante-septième année. C’est Healy qui à l’origine a créé l’abstraction fantasque d’une classe ouvrière «invaincue» [9] pour contourner la nécessité de faire une quelconque analyse des expériences politiques de la classe ouvrière. Peu importe ce qui s’était passé – un bain de sang en Indonésie, la répression des masses au Chili, un pogrom au Sri Lanka, la restauration du capitalisme en URSS – tous ces événements devaient être, ou doivent être considérés comme des manifestations d’une même essence universelle et supra historique – l’offensive révolutionnaire de la classe ouvrière «invaincue».

Booth et Torrance comparent les positions que nous avons présentées à celles de Bruno Rizzi. Ils ne saisissent à aucun moment le contexte dans lequel Trotsky avançait ses arguments contre ceux qui prétendaient que le capitalisme avait été restauré en URSS et que l’Union soviétique n’était plus un État ouvrier [10]. Si vous lisez leur article, ils ignorent la question fondamentale soulevée par Trotsky: quelles formes de propriété sont défendues par l’État soviétique? Ils nous disent que nous nous basons sur les «intentions» et les «motifs» de la bureaucratie stalinienne. Mais notre terminologie est entièrement basée sur les écrits de Trotsky. Quand nous disons que la bureaucratie, dans une période antérieure, était «obligée» de défendre la propriété d’État, nous parlons de la relation objective entre les privilèges matériels de la bureaucratie et les formes de propriété créées sur la base de la Révolution d’octobre.

De manière cynique et ignorante, le News Line s’accroche au pourcentage de propriété qui reste entre les mains de l’État et tente de détourner l’attention de la question fondamentale de l’attitude politique de l’État envers la propriété nationalisée et privée. Sur la base du raisonnement de Torrance, on pourrait soutenir que pendant une grande partie de l’après-guerre, l’Angleterre était un État ouvrier parce que les principales industries étaient entre les mains de l’État.

Mais pour nous, il n’a jamais été question de comparer le pourcentage de la propriété qui appartient ou non à l’État. Pour nous, il s’agissait plutôt de l’origine historique de l’État et de son rapport avec les formes de propriété créées sur la base de la Révolution d’octobre. On a créé la Confédération des États indépendants (CEI) pour détruire les formes de propriété créées sur la base de la Révolution d’octobre. Au cours d’une période historique antérieure, le régime stalinien défendait la propriété d’État, non pas parce qu’il était personnellement dévoué au socialisme, mais parce que les privilèges dont bénéficiait la couche dirigeante étaient fondés sur les formes de propriété créées sur la base d’une révolution prolétarienne. Mais la CEI est un État créé par des couches sociales dont les intérêts sont liés à la restauration du capitalisme.

Comme nous l’avons dit dans le rapport de janvier, la position de ces gens était qu’à moins que 51 pour cent de la propriété ne soit privatisée, il fallait toujours considérer la CEI comme un État ouvrier. On aurait pu penser que cette observation présentait leurs vues de façon exagérée mais entre-temps ils ont répondu: «C’est exactement la question. Mais toute la question est ce qui est nécessaire pour porter à 51 pour cent le niveau de privatisation de l’économie». Ainsi, la question du caractère de classe de la CEI est réduite à un problème purement formel et quantitatif : déterminer quel pourcentage de la propriété est privé et quel pourcentage est propriété d’État.

L’argument le plus important qu’ils font valoir est dans le passage suivant. Après avoir cité la résolution sur les perspectives de la Workers League, là où nous disions que «la désintégration des régimes staliniens a progressé beaucoup plus rapidement que le développement de la conscience révolutionnaire du prolétariat», Torrance et Booth déclarent: «Quelles fadaises idéalistes! Comment la conscience révolutionnaire est-elle censée se développer en dehors de la lutte réelle de la classe ouvrière pour renverser son oppresseur – dans ce cas, les agences staliniennes de l’impérialisme – et de l’intervention consciente du parti révolutionnaire?»

La référence au parti révolutionnaire n’est qu’une réflexion après coup. Le cœur de leur position est que la conscience révolutionnaire n’est rien de plus que l’émanation du mouvement spontané de la classe ouvrière. Il ne peut y avoir de développement de la conscience politique révolutionnaire dans la classe ouvrière que dans sa «lutte réelle».

Mais c'est précisément la question dont nous insistons qu’elle est cruciale. Le degré de conscience politique qui a rendu la Révolution d’octobre possible n’a pas été simplement obtenu entre février et octobre 1917. Il était le résultat de la longue lutte historique pour le marxisme dans la classe ouvrière européenne et russe, qui s’était déroulée au cours des 70 années précédentes. Si l’on veut comprendre pourquoi les ouvriers soviétiques ne se sont pas levés pour défendre ce qui restait des conquêtes de 1917, il faut comparer le développement de la conscience politique dans les 70 dernières années à celui des 70 années ayant précédé 1917. L’orientation de la classe ouvrière à l’époque de la Révolution russe avait été largement déterminée par la lutte pour le marxisme contre l’opportunisme et d’autres tendances idéologiques bourgeoises et petites-bourgeoises. La lutte prolongée, qui a duré plusieurs décennies, pour l’indépendance politique de la classe ouvrière a créé une profonde culture révolutionnaire et socialiste dans le prolétariat russe et européen. Mais les 70 dernières années – coïncidant avec les premiers signes de crise politique au sein du Parti bolchevique et la croissance rapide de la bureaucratie — ont été caractérisées par des attaques incessantes de la conscience politique des masses. Le stalinisme entreprit de détruire la plus grande conquête du marxisme: le développement de la conscience politique révolutionnaire de la classe ouvrière, la transformation d’une masse opprimée et exploitée en une force historique consciente.

Mais Torrance et Booth ne reconnaissent même pas et comprennent encore moins l’importance de cette réalisation ; et c’est là la base réelle de leur approche entièrement petite-bourgeoise et opportuniste de la politique.

On ne peut apprécier le caractère profondément anti-marxiste de la théorie de la «nature invaincue de la classe ouvrière» que si l’on réfléchit à ce qu’a été l’impact du stalinisme sur le mouvement ouvrier international. Le fait est que la plus grande défaite a été la complète destruction du cadre révolutionnaire de la classe ouvrière et le terrible abaissement du niveau de sa conscience politique.

Ce n’est qu’en reconnaissant les conséquences des crimes du stalinisme et de la social-démocratie qu’on peut en triompher. Reconnaître que la classe ouvrière a subi une grave défaite ne signifie pas qu’il n’y a pas de perspective pour une révolution socialiste. Il y a, comme nous l’avons souligné en janvier, une grande différence entre la liquidation juridique de l’Union soviétique et l’anéantissement de la capacité des travailleurs soviétiques à se ressaisir et à riposter. Le revers que les travailleurs soviétiques ont sans aucun doute subi ne signifie pas qu’il soit inévitable que la restauration capitaliste réussisse. La situation est beaucoup trop instable – non seulement en URSS, mais encore et surtout au plan international – pour tirer une conclusion aussi injustifiée et pessimiste. L’éclatement de l’Union soviétique constitue un grand danger pour la classe ouvrière. Mais cela ne signifie pas que le capitalisme ait réussi à surmonter ses propres contradictions ou qu’il ait créé un nouvel équilibre interne. Il est vrai qu’une consolidation réussie du pouvoir bourgeois dans l’ancienne URSS renforcerait certainement le capitalisme mondial et pourrait lui fournir de nouvelles réserves importantes. Toutefois, il est peu probable que cela se produise dans un avenir prévisible. Au contraire, il est beaucoup plus probable que l’éclatement de l’URSS et les crises et bouleversements sociaux qui s’ensuivront contribueront au déséquilibre général du capitalisme mondial. Cela, à son tour, influencera profondément le cours des événements en Europe de l’Est. La lutte pour une position dominante dans l’ex-URSS et en Europe de l’Est exacerbera les tensions entre les puissances impérialistes. Nous continuons à nous appuyer sur l’analyse que nous avons développée dans la résolution sur les perspectives du Comité international et dans le manifeste préparé pour la conférence de Berlin. Là, nous avons souligné l’instabilité politique du capitalisme mondial et les implications générales du conflit entre le développement mondial des forces productives et le système de l’État-nation. Rien ne nous incite à croire que cette perspective était erronée ou qu’elle soit dépassée par les événements en URSS. Nous voyons plutôt dans ces événements une confirmation de notre perspective.

L’évolution à l’échelle mondiale indique certainement que la crise de l’impérialisme s’est développée qualitativement depuis la rédaction du manifeste de la conférence de Berlin en avril 1991. La politique mondiale ressemble de plus en plus aujourd’hui à une maison de fous. Nous avons souvent écrit et parlé de l’éclatement du système de l’État-nation et, avec lui, du cadre de la politique bourgeoise telle qu’il existait depuis 1945. Il y a deux ans, nous avons constaté la fragilité d’entités bourgeoises aussi bien établies que le Canada. Dans le manifeste de l’année dernière, nous parlions de la désintégration imminente des Balkans. Aujourd’hui, à la présente séance, nous devons considérer comme sujet d’analyse politique la possibilité d’un éventuel démantèlement du Royaume-Uni. La rupture de toutes les anciennes relations économiques soulève la question d’une Écosse ou même d’un Pays de Galles indépendants.

Il serait ridicule de penser qu’à ce stade de développement économique, avec l’intégration mondiale de la production, ces mini-États qui prolifèrent sont en quoi que ce soit viables. Ils représentent plutôt l’éclatement, sous la pression des forces économiques mondiales, de l’ancien système de l’État-nation.

C’est précisément l’intégration mondiale des forces productives qui a provoqué cette éruption de frénésie nationaliste. Partout dans le monde, des politiciens petits-bourgeois font carrière en insistant pour dire qu’ils défendront leurs nations décrépites contre toute concurrence internationale. Qu’est-ce que cela sinon la réaction d’extrême perplexité de la bourgeoisie elle-même face aux problèmes créés par le développement mondial des forces productives? Contrairement au XIXe siècle, où les mouvements nationaux étaient des manifestations politiques progressistes de l’expansion mondiale des forces productives basées sur le capitalisme, l’actuelle prolifération de mouvements et d’États nationaux représente une réaction de perplexité politique à l’incapacité du capitalisme d’organiser harmonieusement les forces de l’économie mondiale.

Cette crise trouve son expression dans les relations entre les puissances capitalistes et au sein même des États bourgeois. L’instabilité politique des États-Unis a de vastes implications pour la santé générale du système capitaliste mondial. Le facteur le plus explosif de la politique mondiale d’aujourd’hui sont les efforts destructifs faits par les États-Unis pour préserver leur position mondiale prédominante malgré le déclin évident de leurs ressources économiques. Lors de notre dernière séance plénière en mars 1991, nous avons expliqué qu’en dépit de l’euphorie qui régnait aux États-Unis immédiatement après la guerre du Golfe, l’Administration Bush se trouvait dans une crise extrême. En effet, la guerre était elle-même une tentative de prévenir cette crise et de consolider l’impérialisme américain par la force armée. Aujourd’hui, un an après la guerre, cette administration titube sous l’impact de la crise économique aux États-Unis. Les relations avec les alliés d’hier deviennent de plus en plus hostiles. Avant-hier, le Herald Tribune rapportait que les stratèges du Pentagone étaient en train d’élaborer un plan pour barrer la route à quiconque cherchait à contester la position mondiale des États-Unis. Ces stratèges déclarent effrontément que dans le «nouvel ordre mondial» il n’y a de place que pour une seule «superpuissance». De cette façon, on est déjà en train de tracer les lignes de front.

L’instabilité politique des États-Unis se retrouve dans tous les pays capitalistes. On vient d’appeler à des élections en Grande-Bretagne et il est certain que leur résultat ne contribuera en rien à stabiliser les relations sociales dans ce pays. Elles sortiront encore moins la Grande-Bretagne de ses problèmes pressants, économiques et mondiaux. Le régime de Mitterrand en France est discrédité. La récession a commencé au Japon et en Allemagne. Il semble de plus en plus probable que la plupart des dirigeants bourgeois qui étaient au pouvoir au moment de la création de la CEI ne seront plus en fonction bien longtemps.

L’effondrement de l’URSS ne donne pas automatiquement un nouveau souffle au capitalisme mondial. La capacité de la Quatrième Internationale à exploiter les possibilités offertes par la crise mondiale dépend toutefois pour une large part de notre capacité à comprendre et à assimiler les leçons de toute la période historique que nous avons traversée et, sur cette base, de définir avec précision les tâches auxquelles nous sommes confrontés dans la situation actuelle. Il incombe à la Quatrième Internationale, dirigée par le Comité international, de rétablir au sein de la classe ouvrière la grande culture politique du marxisme. C’est le seul fondement sur lequel un véritable mouvement ouvrier révolutionnaire peut être construit.

Personne ne peut prédire exactement quel sera le rythme des développements. Mais il est nécessaire que notre mouvement se prépare à une longue lutte politique. Healy cultivait une attitude d’adoration envers les luttes spontanées de la classe ouvrière. Il ne comprenait pas la relation réelle entre le développement spontané de la lutte des classes et le développement du parti révolutionnaire. Il est vrai que sans le développement spontané de la lutte de classe, un parti révolutionnaire de masse ne peut émerger. Il est cependant tout à fait faux de considérer le développement du parti révolutionnaire comme le simple résultat des luttes économiques spontanées de la classe ouvrière, voire comme le produit direct et immédiat des nécessaires interventions du parti dans ces luttes économiques. Le parti doit intervenir dans les luttes économiques de la classe ouvrière, mais cela ne suffira pas à créer un mouvement révolutionnaire de masse.

L’intensification de la lutte des classes constitue le fondement général du mouvement révolutionnaire. Mais elle ne crée pas directement ni automatiquement l’environnement politique, intellectuel et, pourrait-on ajouter, culturel exigé par son développement, et qui prépare le cadre historique d’une situation véritablement révolutionnaire. Ce n’est qu’en saisissant cette distinction entre la base objective générale du mouvement révolutionnaire et le processus politique, social et culturel complexe par lequel celui-ci devient une force historique dominante que l’on peut comprendre la signification de notre lutte historique contre le stalinisme et voir quelles tâches nous sont posées aujourd’hui. Loin de croire que nous sommes entrés dans une période de renaissance capitaliste, je pense que l’on peut dire que les conditions économiques objectives du socialisme sont aujourd’hui beaucoup plus développées qu’en 1917. De plus, l’être objectif de la classe ouvrière est beaucoup plus mûr pour le socialisme qu’il ne l’était il y a 75 ans. À l’échelle mondiale, l’influence et le poids de la classe ouvrière dans la vie économique sont beaucoup plus importants qu’il y a 75 ans. De nombreuses régions du monde qui, il y a 75 ans, étaient en grande partie rurales ont aujourd’hui des économies basées sur l’extraction de la plus-value d’un prolétariat industriel et d’un prolétariat des domaines connexes de l’économie.

Mais si le développement objectif des économies et de la classe ouvrière même est beaucoup plus grand qu’en 1917, la conscience politique subjective de la classe ouvrière elle, est aujourd’hui bien moins développée. Ce fait est d’une grande importance pour comprendre notre propre mouvement et les problèmes auxquels il est confronté. Ce paradoxe historique ne doit pas être considéré comme un obstacle insurmontable à la révolution socialiste, mais comme un problème à surmonter. Nous ne partons pas, pour ainsi dire, de zéro. Nous sommes en 1992, pas en 1917. La fin de l’Union soviétique n’est pas la fin de l’histoire. C’est le processus historique tout entier qui est objectivement incrusté dans la situation actuelle. La société moderne, l’actuelle situation politique, est le produit de ce passé, que la société le reconnaisse ou non. Nous devons extraire ce passé de la forme confuse sous laquelle il est actuellement dissimulé. Les ‘rétrogressionnistes’ de 1942 ont répudié le passé et sont arrivés de cette façon à des évaluations tout à fait superficielles de la situation à laquelle ils étaient confrontés. Ils n’ont vu que la victoire du fascisme et ont dissocié les événements de cette période du processus historique dont ils étaient issus. Ils en sont ainsi arrivés à répudier le socialisme comme perspective viable et sont devenus des démocrates vulgaires. Il était inutile, décidèrent-ils, de parler de socialisme. Il était nécessaire de revenir en 1845 et de revivre le passé sans commettre l’erreur que Marx avait commise, celle de se lancer dans la construction d’un parti ouvrier indépendant. Ils voyaient leur mission comme la recréation d’une nouvelle ère héroïque de la démocratie bourgeoise. Mais c’était une perspective réactionnaire en 1942 et elle ne vaut pas mieux aujourd’hui. En fait, la situation actuelle est beaucoup moins favorable au développement de la démocratie bourgeoise qu’elle ne l’était il y a 70 ans.

Nous nous efforçons de développer la conscience politique du prolétariat sur la base d’une assimilation de toute l’histoire de la Révolution russe. Il y a, en ce moment, beaucoup de confusion dans la classe ouvrière. Ses vues ne s’appuient pas sur une conscience historique correcte. Cette fausse conscience a ses racines dans les expériences historiques antérieures par lesquelles sont passées les masses – des expériences qu’elle ne peut assimiler sans l’intervention du parti.

Les grands mensonges dont on se sert pour désorienter des millions de personnes sont que le stalinisme est le marxisme et que l’effondrement de l’URSS prouve l’échec du socialisme et du marxisme. Il faut réfuter ces mensonges et prouver que le stalinisme était l’antithèse du marxisme, le produit de la plus terrible contre-révolution de l’histoire. Je ne propose pas cela comme une alternative ou un substitut aux luttes quotidiennes nécessaires que notre mouvement doit mener au sein de la classe ouvrière sur toutes les questions fondamentales liées à la défense de son niveau de vie et ainsi de suite. Nous sommes d’accord que de telles interventions constituent un élément nécessaire et vital de notre travail. Mais nous devons concevoir ces luttes dans un cadre historique plus large, comme une partie de la défense générale que notre mouvement doit mener de la perspective révolutionnaire.

Si l’on considère l’impact des crimes du stalinisme sur le développement politique de la classe ouvrière, il faut dire qu’aucune force politique n’a jamais eu un effet aussi dévastateur sur le développement progressif de l’humanité. Hitler était ce qu’il était. C’était un politicien fasciste et impérialiste. Mais Staline et la bureaucratie soviétique, ainsi que les partis staliniens de masse du monde entier, prétendaient parler au nom de la Révolution d’octobre.

Les archives du KGB s’ouvrent maintenant en Union soviétique. Les informations qui en découleront démontreront que les crimes commis par la bureaucratie stalinienne étaient d’une ampleur à peine saisissable. Je ne pense pas que cela détourne en quoi que ce soit du travail de Trotsky, de dire qu’il ne pouvait tout simplement pas connaître – même lorsqu’il écrivait ses dénonciations des procès de Moscou – l’ampleur du bain de sang qui a eu lieu en URSS. En 1937, on fusillait tous les jours à Moscou 1000 communistes. On leur faisait des procès de 10 ou 15 minutes ; des hommes et des femmes dont l’histoire révolutionnaire s’étendait sur 30 ou même 40 ans, qui avaient collaboré avec Lénine, qui étaient de grands disciples et théoriciens du marxisme. Ils avaient droit à un procès de 10 ou 15 minutes, on les déclarait coupables, ils étaient traînés dans une arrière-salle ou une cour et on leur tirait une balle dans la nuque. On jetait ensuite leurs corps dans des fosses anonymes. Les manuscrits écrits par ces hommes et ces femmes, tous très instruits, furent brûlés. On a détruit l’héritage intellectuel des révolutionnaires qui avaient joué un si grand rôle dans la création de la culture marxiste massive dont est issue la Révolution russe – et sans laquelle celle-ci n’aurait pu avoir lieu. Nous connaissons les noms de Trotsky et des autres grandes figures présents aux procès de Moscou. Mais ce que les staliniens ont détruit entre 1936 et 1940, ce n’était pas seulement la fleur du marxisme, mais ses racines.

Qu’est-ce que Staline cherchait à faire? On ne peut expliquer les massacres de masse que par la tentative d’annihiler toute trace de culture marxiste dans la classe ouvrière et la société. Il y a un auteur, qui a, comme je l’ai compris, écrit un livre intitulé «Le génocide des trotskystes». C’est un titre très approprié. Le génocide de Staline était politiquement motivé. Staline n’a pas tué les gens principalement en raison de leur appartenance religieuse ou ethnique – bien que cela ait aussi joué un rôle dans la sélection de ses victimes. Mais la principale préoccupation de Staline était l’attitude politique et intellectuelle de celles-ci. Tous ceux qui avaient une pensée indépendante dans la tête et avaient une histoire politique dans les mouvements marxistes et communistes courraient le danger d’être exterminés. Des centaines de milliers de personnes qui avaient avancé une thèse politique, écrit un document politique réfléchi, créé une œuvre d’art importante, composé une musique importante, écrit un poème provocateur ou produit un film novateur ont été arrêtées et assassinées. Le but de ce massacre de masse était de faire disparaître les individus qui incarnaient l’environnement politique, social et culturel révolutionnaire qui avait engendré les événements d’octobre 1917.

Je ne pense pas qu’il soit possible de comprendre ce qui s’est passé l’année dernière si l’on ne saisit pas l’énormité de ce crime. C’est pourquoi quand Torrance dit que nous ne pouvons pas parler de restauration du capitalisme parce qu’il manquait une contre-révolution violente – c’est ce qu’ils nous disent depuis le confort de leurs appartements londoniens – nous soulignons avec une certaine impatience que la violence contre-révolutionnaire n’a pas manqué en Union soviétique. La réaction politique visait à détruire la tête de la Révolution d’octobre, et en Union soviétique, ce n’était pas seulement une ou deux têtes. C’était des millions de têtes. Parmi les morts, il y a des milliers de noms que les camarades ne connaissent pas. Mais il y a parmi eux des personnalités qui ont profondément contribué à l’éducation du prolétariat russe et international. Trotsky occupait le sommet de la vie intellectuelle liée au mouvement socialiste international, mais son influence s’étendait largement à la vie culturelle russe et européenne. C’est ce que le stalinisme a cherché à éliminer.

Il est important de comprendre les fondements historiques de la relation entre le marxisme et la classe ouvrière russe. Plekhanov était le père du marxisme russe. Mais son travail était basé sur les réalisations antérieures de Tchernychevski. Et ce grand penseur faisait partie d’une génération dont les opinions politiques avaient pris forme dans les années 1840 et qui comprenait des hommes comme Alexander Herzen et Belinski [12]. Plekhanov travaillait depuis 1883 dans un isolement relatif à Genève. Puis, au milieu des années 1890, une vague de grèves a déferlé sur la Russie, ce qui a profondément affecté les relations de classe. Le prolétariat russe annonçait son arrivée sur la scène de l’histoire. Les marxistes russes, qui avaient anticipé le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, entreprirent l’éducation du prolétariat. Et c’est le prolétariat éduqué par ces grands marxistes qui a fait la Révolution russe.

Comment Lénine et Trotsky ont-ils acquis une influence de masse en 1917? Quand ils sont rentrés en Russie après la Révolution de février, Petrograd était en proie à une vague de radicalisme petit-bourgeois. La direction du parti s’était adaptée à l’humeur opportuniste qui prévalait et avait approuvé le Gouvernement provisoire et la poursuite de la guerre. S’opposant à cette ligne, Lénine avança les «Thèses d’avril». Malgré l’opposition qu’il rencontra au sein du Comité central, Lénine rallia les meilleurs éléments parmi les cadres. Ceux-ci comprenaient des milliers d’ouvriers du parti et d’ouvriers influencés par le parti qui s’étaient gratté la tête en lisant les articles de Staline dans la Pravda. Ils se demandaient: «Qu’est-ce que c’est que cette histoire? Ce n’est pas ce que j’ai appris de Lénine à l’école du parti à Capri. J’ai toujours pensé différemment».

Dans sa lutte au sein du Parti bolchevique, Lénine savait qu’il s’appuyait sur une couche intelligente de la classe ouvrière russe. Ceux qui se sont opposés à Lénine sur la question du gouvernement provisoire et du plan d’insurrection savaient que des dizaines de milliers de travailleurs politiquement instruits étudiaient ces conflits, que des milliers de travailleurs bolcheviques suivaient les polémiques publiées dans la Pravda et expliquaient à leur tour ces questions aux masses. Ainsi, lorsque Lénine dit au Comité central «si vous n’adoptez pas mon programme, je démissionnerai et je ferai campagne parmi les masses du parti», ce n’était pas une menace que ses adversaires pouvaient prendre à la légère. Lénine savait qu’il pouvait convoquer des réunions auxquelles des milliers de travailleurs bolcheviques viendraient, que ces travailleurs exigeraient alors un congrès d’urgence au cours duquel ils expulseraient tous les dirigeants actuels du Parti bolchevique et éliraient un nouveau Comité central. Les adversaires de Lénine le savaient et cela a contribué à sa victoire politique.

Mais après octobre 1917 vint la guerre civile, avec son impact catastrophique sur la classe ouvrière. En 1921, une partie substantielle du prolétariat politiquement conscient avait été anéantie. Beaucoup de ceux qui avaient survécu se trouvaient absorbés par le travail au sein de l’appareil de l’État et du parti. Trotsky a souvent écrit sur l’épuisement qui s’empara de la classe ouvrière russe. On ne trouvait plus les ouvriers politiquement instruits dans les nombreuses usines qui avaient été des bastions de l’influence bolchevique. Ils étaient morts ou avaient été absorbés par l’appareil. C’est ce qui sous-tend le changement devenu si visible en 1923 et1924. La détérioration du régime du parti a provoqué une opposition généralisée au sein du Parti bolchevique. Cela s’est exprimé dans des documents tels que la «Lettre des 46». Mais au lendemain de la publication du Cours Nouveau de Trotsky, les marxistes à l’intérieur du parti commencèrent à réaliser qu’ils ne pouvaient plus compter sur le soutien d’une large base d’ouvriers instruits. Elle avait été plus ou moins anéantie. Et, en effet, la tristement célèbre «Levée de Lénine», organisée par la bureaucratie après la mort de Lénine, a détruit le Parti bolchévique. Des centaines de milliers de paysans et de travailleurs sans instruction ont rejoint le parti. Cet afflux d’ouvriers et de paysans non formés politiquement submergea ce qui restait des cadres marxistes du parti qui se trouvèrent isolés par une masse facilement manipulable par la faction stalinienne.

Bien sûr, il y avait encore des ouvriers marxistes dans les usines, mais ils étaient minoritaires. Staline les craignait néanmoins et l’un des principaux objectifs des purges fut de les anéantir physiquement pour que le marxisme ne puisse plus prendre pied dans les usines. Il y a des documents qui montrent comment les staliniens ont traité les manifestations de trotskysme dans les usines. Quand on trouvait, un ouvrier trotskyste dans une usine, le KGB tuait non seulement cet individu, mais tous les autres ouvriers de son département.

Ce processus a été aussi sanglant que toute contre-révolution de l’histoire. Non, cela n’a pas changé le caractère de l’État en tant que tel. L’Union soviétique restait un État ouvrier dégénéré. La propriété est restée dans les mains de l’État. Il restait encore parmi la grande masse une conscience révolutionnaire certaine, mais il ne restait plus grand-chose de l’ancienne culture politique marxiste. Les purges l’ont éradiquée. L’effet s’est fait sentir bien au-delà des frontières de l’Union soviétique. Pour répondre au mensonge selon lequel le stalinisme c’est le marxisme, nous devons dévoiler les actes du stalinisme. Pour savoir ce qu’est le stalinisme, il faut montrer qui le stalinisme a assassiné. Nous devons répondre à la question: contre quel ennemi le stalinisme a-t-il porté ses coups les plus terribles? La plus grande tâche politique de notre mouvement doit être de rétablir la vérité historique en montrant la signification politique profonde des crimes commis par le stalinisme. Au centre de ce démasquage il faut qu’il y ait l’ouverture de l’archive des procès de Moscou, des purges et de l’assassinat de Trotsky.

Les archives sont censées s’ouvrir en Russie, mais la situation n’est pas très claire. Personne ne sait vraiment qui contrôle les archives et qui en dispose. On a rapporté que les archives étaient vendues au comptant, et même détruites. Le danger existe que la plupart des staliniens et leurs sbires – qui contrôlent l’appareil d’État et sont à l’avant-garde de la restauration capitaliste – utilisent la confusion régnante pour détruire les documents nécessaires à l’établissement de la vérité historique. Le Comité international doit organiser une campagne pour l’ouverture des archives des staliniens et celles du GPU-NKVD-KGB. Il faut démasquer toutes les activités criminelles associées à la destruction des opposants marxistes des régimes staliniens. Toutes les victimes doivent être identifiées. Leur bilan politique doit être clair et tous ceux qui ont organisé et exécuté les crimes doivent être nommés. L’ouverture de ces archives est nécessaire pour établir la véritable signification historique, sociale et politique du régime stalinien. La documentation du génocide politique organisé par le régime soviétique pour détruire ses opposants socialistes discréditerait complètement, cela est certain, la fausse et cynique assimilation du stalinisme au marxisme.

Nous devons faire campagne pour obtenir le soutien des couches les plus larges d’intellectuels, d’artistes et d’universitaires, tout en expliquant cela à tout moment dans la classe ouvrière. Il n’est pas possible de reconstruire le mouvement marxiste international sans monter cette offensive.

Quand nous parlons d’une campagne pour découvrir la vérité historique, nous voyons cela comme une tâche qui profite non seulement à la classe ouvrière au sens étroit, mais à toute l’humanité progressiste. Ce qui s’est passé à la Loubianka est l’affaire de toute l’humanité qui lutte. Démasquer les crimes du sta1inisme est un élément essentiel pour surmonter les dégâts qu’ils ont causés au développement de la pensée sociale et politique.

Nous ne devons pas nous adresser seulement à ceux qui sont d’accord avec les positions du Comité international sur toutes les questions politiques ou, de ce fait, à ceux qui se considèrent comme partisans de la révolution socialiste. Je pense que nous devrions adopter la même attitude que Trotsky dans sa lutte pour démasquer les procès de Moscou. Nous devrions nous adresser aux écrivains, aux artistes et aux intellectuels et leur demander de soutenir cette revendication de l’ouverture des archives. Il faut créer une commission composée de personnes d’une intégrité irréprochable pour organiser un travail scientifique sérieux afin de dévoiler les archives des procès de Moscou et de tous les événements entourant l’assassinat de Léon Trotsky. C’est par là qu’il faut commencer. Ce n’est qu’en révélant le caractère politique de ces crimes monstrueux que nous pourrons montrer ce que fut réellement le stalinisme.

Seule la Quatrième Internationale peut mener cette lutte. Elle seule possède la vision politique et l’autorité morale nécessaires. Nous avons défendu les principes et les traditions du marxisme pendant les nombreuses décennies où le stalinisme semblait être une force invincible. Aujourd’hui, le mouvement trotskyste ne doit ménager aucun effort pour établir la vérité historique et, sur cette base, créer les fondements nécessaires à une renaissance du marxisme dans la classe ouvrière internationale.

Notes

1. En 1939, une tendance minoritaire dirigée par James Burnham et Max Shachtman s’est développée dans le Socialist Workers Party (SWP) américain. Elle rejetait la définition de l’URSS comme un État ouvrier dégénéré. La lutte contre cette tendance s’est achevé par une scission en avril 1940.

2. La révolution de février 1848 en France a entraîné l’abdication du roi Louis Philippe et une république fut proclamée. Un soulèvement prolétarien qui eut lieu en juin 1848 fut écrasé et une dictature instaurée sous le général réactionnaire Louis Eugène Cavaignac. La Commune de Paris fut le gouvernement révolutionnaire de la classe ouvrière mis en place par la révolution prolétarienne de Paris, le 18 mars 1871. La Commune a existé pendant 73 jours jusqu’au 28 mai 1871, date à laquelle la bourgeoisie, dirigée par Thiers, l’a sauvagement réprimée.

3. Au début de la Première Guerre mondiale, en août 1914, les dirigeants de la plupart des partis nationaux de la Deuxième Internationale ont trahi les intérêts de la classe ouvrière. Ils ont voté les crédits de guerre, apportant ainsi leur soutien à la bourgeoisie impérialiste dans leurs pays respectifs.

4. Léon Trotsky, Toward Socialism or Capitalism? [London: New Park Publications, 1977], (Problems of Development of the USSR, 4 avril 1931) p. 67. (Traduit de l’anglais)

5. Ibid, p. 91. (Traduit de l’anglais)

6. Le pablisme est une tendance opportuniste et pro-stalinienne qui s’est développée au sein de la Quatrième Internationale à la fin des années 1940 et au début des années 1950, sous la direction de Michel Pablo.

7. Ernest Mandel (l923-1995), professeur belge et opportuniste petit-bourgeois, fut le porte-parole le plus connu du pablisme.

8. Sheila Torrance (1943-) est la dirigeante d’une faction du Workers Revolutionary Party anti-trotskyste en Grande-Bretagne. Le News Line est le journal du WRP.

9. Gerry Healy (1913-1989) a été le dirigeant du mouvement trotskyste en Grande-Bretagne pendant 35 ans. Son organisation a explosé en 1985 lorsqu’il a été expulsé du CIQI et de sa section britannique d’alors, le Workers Revolutionary Party. Dans ses dernières années, il est devenu un partisan de Mikhaïl Gorbatchev.

10. Bruno Rizzi, l'auteur de la théorie de la collectivisation bureaucratique, a écrit «La bureaucratisation du monde », publié en 1939.

11. Gueorgui V. Plekhanov (1856-1918) fut le fondateur du mouvement marxiste en Russie.

12. Vissarion Belinski (1811-1848), Nikolaï Tchernychevski (1828-1889) et Alexander Herzen (1812-1870) étaient des démocrates et écrivains révolutionnaires russes.

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