Pourquoi Alexandria Ocasio-Cortez est dans le même parti que Joe Biden

La représentante démocrate de New York, Alexandria Ocasio-Cortez, a récemment déclaré dans une interview au New York Magazine qu'elle et l'ancien vice-président Joe Biden, l'un des principaux candidats à l'investiture démocrate à la présidence en 2020, seraient dans des partis politiques différents dans n'importe quel autre pays.

La députée Alexandria Ocasio-Cortez, assermentée le jour de l'ouverture du 116e Congrès, entourée de la députée Jahana Hayes à gauche et de la députée Ann McLane Kuster à droite [Source: J. Scott Applewhite]

Ce commentaire a été fait en réponse à une question sur le rôle qu'Ocasio-Cortez pourrait jouer en tant que membre du Congrès si Biden venait à gagner. Elle a répondu: «Dans n'importe quel autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti, mais en Amérique, nous le sommes.»

Ocasio-Cortez a ajouté que les démocrates pourraient être «une organisation trop variée» et a critiqué le standard du législateur accepté par le Congressional Progressive Caucus. «Ils laissent tout le monde se qualifier de progressistes», a-t-elle déclaré, ajoutant: «il n'y a pas de norme».

Les commentaires ont suscité un large éventail de réactions dans les médias. Des dizaines de gros titres vantent (ou déplorent) le programme de «gauche radicale» d'Ocasio-Cortez, beaucoup s'accordant à dire que les deux démocrates de premier plan ne devraient pas, en fait, être dans le même parti.

Jacobin, la voix médiatique non officielle des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA), a publié un article à la une: «AOC a raison: Elle et Joe Biden ne devraient pas être dans le même parti», qui a souligné le prétendu fossé entre la politique de Biden et celle d'Ocasio-Cortez sur de nombreux sujets. Ocasio-Cortez est membre des DSA, et Jacobin et les DSA célèbrent régulièrement la congressiste comme la voie à suivre pour le mouvement socialiste aux États-Unis.

Jacobin conclut: «Elle et Biden n'appartiennent pas au même parti. Aucun parti n'est assez grand pour eux deux».

Le Parti démocrate et les Socialistes démocrates d'Amérique

La question évidente est de savoir pourquoi, si les opinions politiques d'Ocasio-Cortez sont effectivement si radicalement différentes de celles de Biden, elle est dans le même parti. Jacobin répond en attribuant cela à la forme particulièrement antidémocratique du système bipartite américain, avec ses lois restrictives sur l'accès au vote et l'absence de représentation proportionnelle.

En réalité, Ocasio-Cortez, comme Bernie Sanders, joue un rôle essentiel qui a longtemps été assumé, sous différentes formes, par des organisations et des individus soi-disant «de gauche» au sein du Parti démocrate: à savoir, canaliser les tensions sociales et l'opposition derrière le plus ancien parti capitaliste des États-Unis.

Il y a l'expérience du People’s Party et des campagnes présidentielles de William Jennings Bryan à la fin des années 1890, à travers lesquelles le Parti démocrate s’est approprié et a étouffé le mouvement populiste; les campagnes du Parti des travailleurs agricoles dans les années 1920 et 1930 dans le haut-Midwest, qui ont été absorbées par les démocrates; les campagnes de Jesse Jackson dans les années 1980; et plus récemment les campagnes de personnalités comme Dennis Kucinich et Sanders – qui ont toutes servi, sous une forme ou une autre, à contenir l'opposition sociale dans le cadre du Parti démocrate et du système bipartite capitaliste.

Les DSA eux-mêmes, depuis leur création, existent en tant que division auxiliaire du Parti démocrate, sans aucune prétention sérieuse à l'indépendance. L'organisation qui a précédé les DSA, le Comité d'organisation démocrate-socialiste (DSOC), est née d'une scission au sein du Parti socialiste américain en 1972. Michael Harrington a été le fondateur des DSA en 1982 et de l'organisation qui l'a précédée, le DSOC.

La formation politique de Harrington remonte aux années 1950, alors qu'il était à la tête de la Ligue des jeunes socialistes, l'organisation de jeunesse de la Ligue socialiste indépendante, dirigée par Max Shachtman. Shachtman s'était séparé du Socialist Workers Party, le parti pionnier du trotskysme américain, en 1940, à la tête d'une opposition petite-bourgeoise opposée à la défense de l'Union soviétique contre l'impérialisme.

En 1950, les partisans de Shachtman défendaient l'intervention américaine dans la guerre de Corée. En 1961, peu après la fusion de son organisation avec le Parti socialiste américain, Shachtman a soutenu l'invasion de la Baie des Cochons à Cuba. Il a rapidement défendu les crimes de guerre impérialistes au Vietnam.

Harrington a rompu avec Shachtman à cause du virulent soutien de ce dernier à la guerre du Vietnam au début des années 1970. Ses critiques n'étaient cependant pas fondées sur une opposition de principe à l'impérialisme, mais plutôt sur l'opinion, partagée par la plupart des sections du Parti démocrate, que la guerre était impossible à gagner et qu'elle sapait les intérêts du capitalisme américain.

Shachtman et Harrington, malgré leurs différences politiques, ont tous deux cherché à maintenir la classe ouvrière liée aux démocrates. Ils se sont attachés à différentes ailes de ce parti de la réaction impérialiste.

Shachtman était devenu l'un des principaux conseillers du président de l'AFL-CIO, George Meany, et des faucons de guerre les plus à droite parmi les démocrates. Harrington était proche d'autres sections de la bureaucratie syndicale, et de l'aile des démocrates soutenant George McGovern, le candidat du parti à la présidence en 1972. La campagne de McGovern a joué un rôle essentiel dans la réorientation du Parti démocrate, abandonnant toute prétention à défendre la classe ouvrière et se basant plutôt sur les couches privilégiées de la classe moyenne sur la base de la politique identitaire de la race, du genre et de l'orientation sexuelle.

Le premier numéro de Democratic Left, la publication phare du DSOC, a révélé son orientation: «construire une majorité progressiste pour le Parti démocrate en 1974 et 1976». Dans un éditorial important de la même édition, Harrington a expliqué la fonction du groupe nouvellement fondé: «Nous pensons que l'aile gauche du réalisme se trouve aujourd'hui au sein du Parti démocrate. C'est là que les forces de masse pour le changement social sont rassemblées; c'est là que la possibilité existe de créer un nouveau premier parti en Amérique».

La période pendant laquelle Harrington a conclu que le Parti démocrate était la voie à suivre pour les socialistes et le «changement social» est cruciale. Le capitalisme américain entrait dans une période de déclin économique prolongé. La guerre du Vietnam a marqué la fin de la «Grande Société» et de la «Guerre contre la pauvreté». À la fin des années 1960, le boom de l'après-guerre a commencé à s'effriter et les politiques du Parti démocrate ont connu un glissement vers la droite. La classe dirigeante s'apprêtait à lancer une contre-révolution sociale, entamant le processus de destruction de tous les acquis que les travailleurs avaient obtenus dans une période antérieure.

Plus loin dans le même commentaire, Harrington a ajouté: «Nous ne voulons pas purger la Nouvelle Politique du Parti démocrate; nous choisissons plutôt d'aider à faire ressortir son meilleur potentiel».

La «nouvelle politique» à laquelle Harrington a fait référence était le reflet de la tentative du Parti démocrate d'absorber les éléments de la classe moyenne issus du mouvement contre la guerre du Vietnam. Nul autre que le président Richard Nixon a adopté une stratégie similaire après 1968 avec son adhésion au «capitalisme noir», un programme qui comprenait des politiques telles que la discrimination positive et les quotas raciaux visant à promouvoir une couche d'hommes d'affaires et de politiciens noirs qui ont ensuite contribué à superviser une immense augmentation des inégalités sociales.

Harrington a exprimé les vues d'une large couche de radicaux des années 1960 qui se déplaçaient vers la droite. Ils avaient abandonné toute conception, dans la mesure où ils en avaient une, du socialisme basé sur la classe ouvrière. Cette couche ne voulait pas être accablée par des principes, socialistes ou autres, qui faisaient obstacle à son entrée dans la classe moyenne supérieure.

Le rôle d'Ocasio-Cortez

Les quatre décennies qui se sont écoulées depuis la fondation des DSA ont vu un mouvement ininterrompu vers la droite de la part de la classe dirigeante dans son ensemble, et du Parti démocrate en particulier. Les démocrates ont depuis longtemps rejeté toute association avec la réforme sociale. Sous l'administration Obama (2009-2017), les démocrates ont supervisé la plus grande redistribution de richesses de l'histoire des États-Unis, de la classe ouvrière vers les riches.

Il existe une opposition populaire massive à l'inégalité et à la guerre, qui a éclaté sous forme de manifestations et de grèves dans le monde entier, ainsi qu'une radicalisation politique croissante des jeunes. De plus en plus, les jeunes s'identifient comme socialistes.

L'émergence d'Ocasio-Cortez est tout à fait conforme au rôle traditionnel du Parti démocrate en tant qu'instrument de la classe dirigeante pour s’emparer de l'opposition populaire au capitalisme et l’étrangler. Elle n'est pas elle-même à la tête d'un mouvement de masse que le Parti démocrate s'efforce de récupérer. Elle est plutôt le produit des manœuvres des DSA, opérant au sein du Parti démocrate, pour prévenir le soutien populaire au socialisme qui s'est révélé en 2016 dans les 13 millions de votes pour Bernie Sanders lors des primaires présidentielles démocrates.

Sanders, qui se dit «socialiste démocratique», est un fonctionnaire de longue date du Parti démocrate. Il se présente comme l'adversaire supposé de la «classe des milliardaires» et le champion d'une «révolution politique», qui a abouti en une campagne visant à obtenir des votes pour Hillary Clinton, la candidate de Wall Street et de l'establishment politique.

Les visées d'Ocasio-Cortez sont de maintenir l'opposition croissante de la classe ouvrière au sein des limites sûres du système bipartite. Ocasio-Cortez et Sanders n'ont rien à voir avec un véritable mouvement pour le socialisme, qui doit être basé dans la classe ouvrière et guidé par un programme de mobilisation internationale des travailleurs contre le capitalisme mondial. Au cours de son bref mandat au Congrès, Ocasio-Cortez a déjà démontré que sa politique est tout à fait compatible avec celle de l'establishment du Parti démocrate.

Elle a pleinement accepté la campagne anti-Russie des démocrates et la base de droite, favorable à la guerre, de leur procédure de destitution contre Trump. Elle a abandonné sa demande d'abolition de l'ICE, qui est le fer de lance de la guerre de Trump contre les immigrés, et entretient une relation étroite avec la présidente de la Chambre, Nancy Pelosi.

Elle a gardé le silence sur la persécution de Julian Assange et de Chelsea Manning et sur l'atteinte à la liberté d'expression qui y est associée, ainsi que sur la violence militaire illégale, l'espionnage de masse et les déportations sans précédent menées par l'administration Obama.

Avec Sanders, elle s'est jointe au chœur de louanges dégoûtantes pour l’impérialiste John McCain après la mort du sénateur de l'Arizona, en tweetant: «L'héritage de John McCain représente un exemple inégalé de décence humaine.» (Voir «Ocasio-Cortez et Sanders font l’éloge de McCain: un cas d’école dans la politique de la pseudo-gauche»)

La législation qu'elle a signée, le «Green New Deal», a été présentée sous la forme d'une résolution non contraignante. Elle se caractérise par une rhétorique de gauche, mais n'a aucune signification en termes de résolution de la crise du réchauffement climatique. Elle promeut la fiction selon laquelle il est possible d'éviter une catastrophe environnementale dans le cadre du capitalisme et du Parti démocrate.

En fin de compte, Biden et Ocasio-Cortez sont d'accord sur tous les points fondamentaux qui définissent le Parti démocrate: le soutien à la guerre impérialiste, qui exige des attaques contre les droits démocratiques et les programmes sociaux; le nationalisme américain et la défense du cadre de l'État-nation, qui signifient des attaques contre les immigrants et une intensification de la répression policière de l'État; et la défense de la propriété capitaliste des moyens de production, source des maux sociaux auxquels Biden et Ocasio-Cortez prétendent s'opposer.

Ocasio-Cortez s'est progressivement éloignée de toute association avec le terme «socialisme». Dans une interview particulièrement révélatrice de Chuck Todd, de NBC News, l'année dernière, on lui a demandé si l'on pouvait être à la fois socialiste et capitaliste. Ocasio-Cortez a répondu qu'elle pensait que c'était «possible».

Depuis plus d'un siècle, la classe ouvrière s'est vu vendre à plusieurs reprises le même discours sur la réforme du Parti démocrate. Ocasio-Cortez et les DSA espèrent pouvoir répéter cette escroquerie politique.

À l'aube de la nouvelle décennie, la classe ouvrière est confrontée à d'énormes dangers politiques: la menace d'une troisième guerre mondiale, la montée du fascisme, une catastrophe écologique imminente et la poursuite de la destruction des emplois et des services sociaux. Dans le même temps, des grèves et des protestations contre les inégalités sociales et les atteintes aux droits démocratiques ont lieu sur pratiquement tous les continents. Le mouvement international croissant contre le capitalisme montre le potentiel d'une alternative socialiste révolutionnaire.

La question cruciale est la construction d'une direction révolutionnaire, qui nécessite le rejet et la défaite de tous ceux, comme Ocasio-Cortez et la DSA, qui cherchent à piéger les travailleurs dans les limites de la politique capitaliste.

(Article paru en anglais le 28 janvier 2020)

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