Les poursuites contre Julian Assange, la destruction du Droit et la montée de l’État national sécuritaire

La procédure d’extradition engagée par les États-Unis contre Julian Assange doit commencer en ce mois de février 2020. Les poursuites contre Assange marquent une nouvelle étape dans l’attaque des libertés civiles fondamentales et du Droit lui-même par la classe dirigeante américaine, britannique et de fait, mondiale.

La classe dirigeante a attaqué les fondements constitutionnels et juridiques de la démocratie bourgeoise durant les deux dernières décennies. Le droit à un procès équitable et la liberté d’expression ont été au centre de cette attaque. Il y a dans les poursuites contre Assange, des éléments nouveaux et dangereux.

Le gouvernement américain s’est toujours efforcé de saper la liberté d’expression et la capacité de la presse à informer de ses affaires et de la façon dont il appliquait le droit. Mais l’attaque politique et juridique contre Assange représente une nouvelle qualité dans l’intensification du démantèlement des libertés fondamentales et du Droit même en tant que mode de gouvernement bourgeois.

Des administrations américaines successives ont poursuivi une véritable contre-révolution dans leurs efforts pour construire un État national sécuritaire et autoritaire.

Julian Assange

L’actuel gouvernement américain cherche à ériger en «loi» qu’une activité journalistique divulguant ou publiant des informations classées, de défense ou autres, est criminelle et revient à de l’espionnage, et que des journalistes seront mis en prison comme espions.

Le gouvernement britannique, par sa façon de traiter Assange, a également piétiné d’innombrables droits juridiques fondamentaux du fondateur de WikiLeaks – notamment le droit à un procès équitable, la pratique juridique coutumière, l’habeas corpus [loi votée dans les pays anglo-saxons qui garantit la liberté individuelle et évite la détention arbitraire] et la reconnaissance du droit international – tout en agissant comme la servante judiciaire de l’Amérique. Le présent article vise à examiner certaines des implications politiques et juridiques plus larges de la défense de Julian Assange et à expliquer pourquoi cette affaire soulève d’immenses questions historiques pour l’avenir de l’humanité.

L'affaire John Peter Zenger

Près de 300 ans se sont écoulés depuis le fameux procès de John Peter Zenger, un éditeur new-yorkais qui fut accusé de diffamation, une infraction de l’époque, concernant la publication d’informations opposées au gouvernement. C’était en 1734 et l’Amérique était une colonie britannique. L’affaire Zenger eut des implications révolutionnaires considérables dans une époque d’ascension d’une nouvelle classe progressiste, la bourgeoisie américaine.

John Peter Zenger était un immigrant allemand et l’éditeur d’un journal intitulé New York Weekly Journal. Cette publication critiquait sévèrement le gouvernement colonial et le gouverneur, William S. Cosby. Zenger accusait entre autre le gouvernement de truquer les élections et le gouverneur Cosby d’avoir commis divers crimes.

Zenger n’avait fait que publier le matériel; les sources de l’information étaient anonymes et il refusait de révéler leur identité. Il fut jeté en prison pendant huit mois et maltraité par les autorités coloniales; on lui refusa entre autre une plume, de l’encre ou encore du papier grâce auxquels il pût communiquer avec le monde extérieur et préparer sa défense. Le gouverneur fit brûler en public le New York Weekly Journal.

Une image d’Andrew Hamilton défendant John Peter Zenger au tribunal

Zenger fut accusé de diffamation, terme dont la signification juridique, à l’époque, ne touchait en rien à la vérité ou la fausseté d’une énonciation, mais seulement à la publication de déclarations critiques sur le gouvernement. Zenger admit la publication de ces documents, mais défendit, pour la première fois dans l’histoire de la colonie, le droit à la liberté d’expression. Son avocat, Andrew Hamilton, de Philadelphie, s’adressa au jury sur la question capitale en jeu dans le procès. Étant donné les mesures prises aujourd’hui par le gouvernement américain contre Julian Assange, cela vaut la peine de citer longuement le discours fort et brillant de Hamilton:

C’est naturel, c’est un privilège, j’irai plus loin, c’est un droit que tous les hommes libres revendiquent, qu’ils ont le droit de se plaindre quand ils sont blessés. Ils ont le droit de protester publiquement contre les abus de pouvoir dans les termes les plus forts, de mettre leurs voisins sur leurs gardes contre les ruses ou la violence ouverte des hommes en position d’autorité. Ils ont le droit d’affirmer avec courage l’idée qu’ils ont des bénédictions de la liberté, la valeur qu’ils lui accordent et leur résolution face à tous les risques à la préserver comme l’un des plus grands bienfaits que le ciel puisse accorder…

Le pouvoir peut à juste titre être comparé à un grand fleuve. Tant qu’on le maintient dans ses limites, il est à la fois beau et utile. Mais lorsqu’il déborde de ses rives, il est alors trop impétueux pour se laisser endiguer; il emporte tout devant lui, et apporte la destruction et la désolation partout où il passe. Si, donc, c’est là la nature du pouvoir, faisons au moins notre devoir, et, comme les sages qui apprécient la liberté, prenons le plus grand soin de soutenir la liberté, seul rempart contre un pouvoir sans loi, qui à tous les âges, a sacrifié à sa convoitise débridée et à son ambition sans bornes le sang des meilleurs hommes ayant jamais vécu…

Vous le voyez, je travaille sous le poids de nombreuses années et je suis courbé par de grandes infirmités corporelles. Pourtant, vieux et faible comme je suis, je dois considérer de mon devoir, si nécessaire, d’aller dans la région la plus extrême du pays où mes services pourraient être d’une quelconque utilité ; d’aider à éteindre la flamme des poursuites visant des informations, animées par le gouvernement pour priver un peuple du droit de critiquer et de se plaindre, aussi, des tentatives arbitraires d’hommes au pouvoir....

Mais pour conclure, la question dont la Cour et vous, messieurs du jury, êtes saisis n’est pas d’une importance mineure ou privée. Ce n’est pas la cause d’un seul malheureux imprimeur, ni celle de New York seulement, que vous jugez maintenant. Non! Elle peut, par ses conséquences, affecter tout homme libre qui vit sous un gouvernement britannique sur le continent américain. C’est la meilleure des causes. C’est la cause de la liberté. Et je ne doute pas que votre droite conduite aujourd’hui vous apportera non seulement l’amour et l’estime de vos concitoyens, mais que tous les hommes qui préfèrent la liberté à une vie d’esclavage vous béniront et vous honoreront comme des hommes ayant déjoué les efforts de la tyrannie par un verdict impartial et non corrompu, et ayant établi un noble fondement permettant d’assurer à nous-mêmes, notre postérité et nos voisins, ce à quoi la nature et les lois de notre pays nous ont donné droit, à la liberté de pouvoir démasquer et combattre le pouvoir arbitraire (dans ces régions du monde du moins) en disant et en écrivant la vérité.

À la fin du discours de Hamilton, le jury reçut l’ordre de condamner Zenger, mais après avoir délibéré pendant une très courte période, il est revenu avec un verdict unanime de non-culpabilité. L’affaire Zenger a ensuite donné lieu à l’élaboration d’une doctrine juridique, finalement concrétisée dans le premier amendement de la Constitution américaine, et selon laquelle une information véridique ne pouvait jamais être diffamatoire (ou séditieuse) et que l’expression ne pouvait être restreinte par aucune mesure gouvernementale.

Le Gouverneur Morris, une figure majeure de la Convention constitutionnelle de 1787, a décrit l’affaire Zenger comme «le germe de la liberté américaine, l’étoile du matin de cette liberté qui a ensuite révolutionné l’Amérique».

Peut-être plus que tout autre événement, le procès Zenger a commencé le processus qui conduisit à la Révolution américaine.

La loi naturelle

La défense de Zenger reposait sur des conceptions du Droit naturel qui était considéré comme le fondement des droits. Ces conceptions, qui gagnaient du terrain en Amérique, étaient le produit des révolutions anglaises et des idées de John Locke et des Lumières naissantes qui remontaient aux débats philosophiques classiques de l’Antiquité sur la question du sens de la loi et du pouvoir par rapport au droit, comme le montre par exemple la « République » de Platon.

À la fin du XVIe siècle, le juriste et humaniste néerlandais Grotius fut le premier à avancer la conception moderne du Droit naturel. Grotius affirmait que la vraie loi n’était ni une création humaine accidentelle ni une émanation de la société politique, de l’État ou de l’Église, mais une caractéristique authentique et nécessaire de l’Homme, reflétant sa nature sociale essentielle. Le concept de Droit naturel se heurte à deux obstacles majeurs: le pouvoir arbitraire de la royauté, et l’Église et ses conceptions théologiques et hiérarchiques.

Au cours du siècle des Lumières, de grands penseurs originaux, tels que Locke, Montesquieu et Voltaire ont avancé les conceptions de droits démocratiques fondés sur le Droit naturel. Dans son ouvrage révolutionnaire «L’esprit des lois» publié en 1748, Montesquieu écrit que

« Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Une fois libérés du joug de la religion, nous devrions toujours être soumis à la règle de la Justice. La loi a sa structure objective, qu’aucun caprice arbitraire ne peut modifier. Avant que des lois puissent être promulguées, il fallait que des relations justes soient possibles. « Dire qu’il n’y a rien de juste ou d’injuste, que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eut tracé le cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux ».

L’idée d’une nécessité objective de la loi exprimant la nature sociale de l’Homme était profondément influencée par la révolution scientifique qui avait précédé ces conquêtes intellectuelles. Ces conceptions du Droit naturel et des droits démocratiques ont constitué un progrès considérable dans la conscience humaine, fondamental et vital pour le progrès et la civilisation de l’humanité. Partout, les gens se réjouissaient de la transformation représentée par ces idées. Voltaire a comparé à l’époque ce progrès de la conscience à un enfant qui commence à marcher. Ces conceptions ont trouvé leur manifestation dans les grandes déclarations démocratiques qui ont accompagné les révolutions américaine et française, et ont constitué la base idéologique de la forme de gouvernement constitutionnel qu’elles ont créée. La Déclaration d’indépendance a reproduit mot pour mot plusieurs passages du Deuxième traité de gouvernement écrit par Locke, notamment ce qui avait trait aux «droits inaliénables» et au « long train d’abus».

S’inspirant des conceptions du Droit naturel des Lumières, les révolutionnaires américains ont entrepris de créer un gouvernement et une Constitution basés sur la raison. L’idée principale était que les droits n’étaient pas accordés par un pouvoir politique quelconque, mais qu’ils émanaient de la nature même de l’Homme. Comme l’a déclaré John Dickinson en 1766:

Ce ne sont pas des parchemins et des sceaux qui nous transmettent nos droits et libertés. Ils sont créés en nous par les décrets de la Providence, qui établissent les lois de notre nature. Ils naissent avec nous; ils existent avec nous; et ne peuvent nous être enlevés par aucune puissance humaine, sans nous enlever la vie. En bref, ils sont fondés sur les maximes immuables de la raison et de la justice (citées dans Gordon S. Wood; «The Creation of the American Republic 1776-1787» (La création de la République américaine 1776-1787) Chapel Hill, 1969 p. 293).

La nature de la démocratie américaine créée par la révolution et incarnée dans sa constitution, reflète une perspective politique à la fois unique et intense. L’idée de la «Souveraineté du peuple» et de l’inaliénabilité de ses droits était radicale de bout en bout. Comme l’a écrit Gordon Wood dans son ouvrage fondamental « La création de la République américaine »:

La théorie banale de la souveraineté populaire a acquis une vérité dans les mains des Américains que les radicaux européens, malgré tous leurs discours sur la totalité du pouvoir dans le peuple, avaient à peine considéré comme imaginable, sauf en ces rares périodes de révolution. La « liberté civile » est devenue pour les Américains non pas un ‘gouvernement des lois’, rendu acceptable par des chartes, des déclarations de droits ou des pactes, mais un pouvoir existant dans le peuple en général à tout moment, pour n’importe quelle cause, ou sans cause, si ce n’est son propre plaisir souverain, capable de modifier ou d’annihiler le sens et l’essence de tout ancien gouvernement, et d’en adopter un nouveau à sa place». (op. cit., p. 362).

Madison et la liberté d'expression

James Madison, l’un des pères fondateurs des États-Unis, a été le principal architecte de la Déclaration des droits. Il était le principal partisan de cette nécessité que, dans une véritable démocratie, le droit à la liberté d’expression soit absolu. Selon la doctrine de la Souveraineté du Peuple, Madison soutenait que «pour que le peuple gouverne sagement, il doit être libre de penser et de parler sans crainte de représailles». Madison était initialement opposé à l’énumération de droits séparément de la structure de la Constitution, au motif qu’une énumération impliquerait une limitation. Madison a cependant reconnu la volonté populaire exprimée dans les conventions de ratification, qui avaient approuvé les recours à la Constitution et leur avait donné forme dans la Déclaration des droits.

James Madison

Sur le droit à la liberté d’expression et son rôle central absolu dans une société libre et démocratique, Madison a été catégorique et sans équivoque. La divulgation publique doit être totalement libre et sans entrave. Madison se méfiait résolument du gouvernement populaire; c’est pourquoi il insistait pour dire que la divulgation politique doit être solide et vigoureuse afin que le gouvernement puisse être librement critiqué et ses abus révélés. «L’opinion publique», écrivait-il en 1791, «fixe des limites à chaque gouvernement, et est le véritable souverain de chaque gouvernement libre.»

Selon la théorie démocratique, c’est le peuple, et seulement le peuple, qui gouverne. Et pour que le peuple gouverne avec sagesse, ses membres doivent pouvoir communiquer les uns avec les autres – librement, sans crainte de répression gouvernementale. La liberté d’expression et la liberté de la presse sont donc des conditions préalables essentielles à un gouvernement démocratique. L’engagement de Madison en faveur de la liberté d’expression était absolu. Sa présidence (1809-1818) n’a généralement pas été perçue favorablement, mais il est significatif que même en temps de grandes crises (comme la guerre de 1812), Madison n’a pas limité les droits. Il a insisté sur le droit à la liberté d’expression même en temps de guerre.

La reconnaissance de la place cruciale prise par la liberté d’expression dans une démocratie est exprimée dans le fait que ce droit fut le premier à être énuméré dans les amendements à la Constitution.

La liberté d'expression en temps de guerre

En tant que droit protégé par une constitution démocratique bourgeoise (par opposition à une constitution socialiste), la classe dirigeante a cherché de temps en temps à le limiter lorsqu’elle s’est sentie en danger. Les mouvements socialistes et communistes ont généralement été les principales cibles de cette suppression lorsqu’ils se sont opposés aux objectifs de guerre impérialiste des États-Unis. En 1917 et 1918, le gouvernement américain a adopté respectivement la Loi sur l’espionnage et La loi sur la sédition, délibérément dirigées contre l’opposition socialiste à la guerre.

Dans l’affaire Schenk versus États-Unis, la Cour suprême, y compris Oliver Wendell Holmes et Louis Brandeis, a confirmé la condamnation de Charles Schenk, un militant socialiste pour avoir distribué des pamphlets anti-conscription. La Cour a estimé que la Loi sur l’espionnage ne violait pas le Premier Amendement parce que les activités de Schenk contre la conscription présentaient un «danger clair et présent» pour les opérations militaires et la sécurité nationale des États-Unis, conscription incluse. La Cour suprême a clairement cherché à soutenir les objectifs de guerre impérialiste des États-Unis contre l’opposition socialiste. La Cour suprême a également confirmé à l’unanimité les condamnations prononcées dans les célèbres affaires Debs v. États-Unis (1919) et Frohwerk v. États-Unis (1919). Debs et Frohwerk étaient tous deux d’éminents opposants socialistes à la guerre, et Debs a été quatre fois candidat à la présidence du Parti socialiste.

Le gouvernement a promulgué la Loi sur la sédition en 1918 à la demande de Woodrow Wilson. Il a interdit la critique des objectifs de guerre du gouvernement, de l’armée et la «promotion de principes contraires à la Loi». Le gouvernement a lancé deux mille inculpations en vertu de la Loi sur l’espionnage et de la Loi sur la sédition, et les procès ont abouti à plus de mille condamnations. On a abrogé la Loi sur la sédition en 1920 mais la Loi sur l’espionnage resta largement en vigueur. Le gouvernement américain l’invoque dans sa mise en accusation de Julian Assange. Ce n’est pas là un hasard, mais le produit des mêmes pulsions militaristes de l’impérialisme américain que celles qui furent à l’origine de cette loi il y a cent ans.

La poussée vers l’hégémonie mondiale de l’Amérique après la fin de l’Union soviétique

La persécution de Julian Assange pour avoir révélé les crimes de guerre des États-Unis en Irak doit être examinée dans le contexte historique de la crise de l’impérialisme américain, de l’approfondissement du conflit de classe aux États-Unis, de la peur de la révolution chez les élites et de l’attaque qui en a résulté contre les droits démocratiques et le constitutionnalisme ces deux dernières décennies.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis se sont rapidement tournés vers une politique étrangère militaire agressive. En même temps, le triomphalisme capitaliste ne pouvait dissimuler les profonds problèmes sous-jacents de l’économie américaine provenant de l’éviscération de l’industrie, de l’augmentation spectaculaire du parasitisme financier, de l’endettement des entreprises, et de la perte de terrain accélérée au profit de ses principales rivales. L’Union soviétique s’était effondrée, mais les États-Unis se trouvaient dans un déclin systémique irréversible. Le premier grand choc symptomatique post-soviétique s’est produit en 1998, avec l’effondrement du fonds spéculatif Long Term Capital Management d’une valeur de 126 milliards de dollars (le responsable de LTCM, Myron Scholes, avait reçu l’année précédente le prix Nobel d’économie pour sa méthode de déterminer la valeur des produits dérivés). Dix ans plus tard, l’agonie du capitalisme américain se trouvait vérifiée au-delà de tout doute raisonnable avec l’effondrement de Lehman Bros.

Dès le début des années 1990, la classe dirigeante américaine, son armée et sa sécurité nationale, ont cherché à défendre l'hégémonie mondiale des États-Unis en recourant à la force militaire. Elles ont poursuivi une stratégie visant à empêcher l'émergence de tout rival qui contesterait l'hégémonie américaine. L'Amérique allait désormais exercer une domination incontestée sur des régions et des ressources clés, contre ses principaux rivaux d’Europe et d’Asie, par la projection mondiale d'une puissance militaire écrasante.

Au sommet de l’OTAN de novembre 1991 à Rome, les États-Unis ont présenté un «nouveau concept stratégique» pour l’Alliance atlantique. Ce concept mettait l’accent sur le «contexte mondial» et la nécessité pour l’Alliance d’assumer un «rôle militaire stratégique plus étendu et moins défensif». Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont tous deux proclamé le droit de mener des «interventions humanitaires» impliquant l’utilisation de la force militaire pour résoudre des différends au sein d’autres nations et empêcher des «violations des droits de l’homme».

La campagne de l’impérialisme américain visant à établir une suprématie sans égale sur le globe s’est accélérée dans les années 1990 et fut étendue, en particulier aux régions du Moyen-Orient et du bassin de la Caspienne, riches en énergie.

Un document du ministère de la Défense (1992) intitulé «The Defence Planning Guidance» (Orientations en matière de planification de la Défense) résumait ainsi la nouvelle doctrine impérialiste:

Notre premier objectif est d’empêcher la réapparition d’un nouveau rival. C’est là une considération dominante qui sous-tend la nouvelle stratégie de défense régionale. Elle exige... d’empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources seraient, avec un contrôle renforcé, suffisantes pour générer une puissance mondiale. Ces régions comprennent l’Europe occidentale, l’Asie orientale, le territoire de l’ex-Union soviétique et l’Asie du Sud-Ouest.

Les États-Unis ont fait de cette doctrine de la guerre préventive leur politique officielle. Celle-ci avait, depuis le début des années 1990, gagné en influence parmi les intellectuels soutenant une politique étrangère américaine plus agressive. En 1992, par exemple, le libéral Michael Walzer a fait circuler un document signé par soixante intellectuels, formulant les principes d’une nouvelle conception pour une «guerre juste». Dans son livre «Guerres justes et injustes» (New York, 1992), Walzer soutenait que, lorsque les États-Unis étaient confrontés à un «danger inhabituel et terrible» et à une «menace radicale pour les valeurs humaines», aucune restriction de nature éthique ou juridique n’était applicable, et tout moyen de destruction préventive moralement légitime.

La stratégie de sécurité nationale des États-Unis 2002

Le gouvernement américain a exposé en détail sa nouvelle doctrine de guerre préventive dans deux rapports, le «Rapport d’examen quadriennal de la défense» du 30 septembre 2001, et celui sur la «Stratégie de sécurité nationale des États-Unis», du 17 septembre 2002. Cette doctrine proclame le droit des États-Unis de dénoncer unilatéralement d’autres États souverains, de forcer des inspections afin d’assurer un «désarmement préventif» et de recourir à la force militaire quand ils le jugent nécessaire ou souhaitable.

La ‘Stratégie de sécurité nationale’ de 2002 proclamait aussi le droit des États-Unis d’agir «de façon préventive» dans des circonstances où ils percevaient une menace. Les doctrines de la guerre préventive, de l’autodéfense préventive, de la guerre humanitaire et de la guerre juste sont toutes illégales en Droit international. Le recours à la force, à la guerre, est interdit depuis Nuremberg et est codifié dans les chartes et conventions de Droit international. L’adoption de ces doctrines par les États-Unis représente, en termes historiques, une immense régression de la condition idéologique de la civilisation occidentale.

En 2003, les États-Unis ont planifié et lancé leur guerre d’agression contre l’Irak. Les prétendues menaces d’«armes de destruction massive» se sont avérées frauduleuses et, en tout état de cause, n’auraient pu constituer une base légale pour le déclenchement de la guerre. Selon les précédents établis à Nuremberg, les dirigeants civils et militaires qui ont planifié et mené la guerre d’agression contre l’Irak auraient dû être inculpés devant un tribunal dûment constitué, bénéficier d’une procédure complète et régulière et jugés pour crimes contre la paix, crimes contre l’humanité et crimes contre les lois de la guerre.

L’invasion illégale de l’Irak en 2003 a représenté une immense escalade de la stratégie post-soviétique américaine. La criminalité des actions de l’Amérique et sa brutalité, exprimées dans des crimes odieux comme la destruction et les tueries de Falloujah, rappellent l’agression, la criminalité et la violence de l’attaque de la Pologne par Hitler en 1939. La plupart des informations publiées par Assange par le biais de WikiLeaks, objets de l’acte d’accusation, concernaient les activités illégales et criminelles des États-Unis dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan et le traitement des détenus de Guantanamo Bay. Des millions de gens dans le monde ont regardé horrifiés la vidéo «Collateral Murder» prise en Irak, lors de sa divulgation en 2010.

L'attaque contre le constitutionnalisme et la légalité

Depuis 2000, le militarisme en soutien à l’effort hégémonique mondial des États-Unis à l’extérieur, va de pair avec des attaques contre le constitutionnalisme et les droits démocratiques à l’intérieur. La première attaque contre le constitutionnalisme a été le vol des élections de 2000, lorsque les Républicains, les Démocrates et la Cour suprême ont escroqué les citoyens américains, les privant de leur droit de vote. Albert Gore a peut-être compris la gravité des implications, mais il ne s’est pas battu pour défendre les droits du peuple. Au cours des deux décennies qui ont suivi, la bourgeoisie américaine a montré une volonté délibérée de démanteler l’ordre constitutionnel établi, de mettre en place un régime juridique répressif et d’instaurer un régime autoritaire.

L’Administration de George W. Bush s’est saisie du 11 septembre 2001 comme d’un prétexte pour sa «guerre contre la terreur», afin d’augmenter considérablement les pouvoirs de l’État. L’objectif était d’étendre le pouvoir exécutif et d’éviscérer le constitutionnalisme.

Sous couvert de «guerre contre la terreur», l’Administration Bush a cherché d’une manière sans précédent à se placer au-dessus de la loi. Le trou noir juridique de Guantanamo Bay, conçu pour nier l’‘habeas corpus’, a peut-être été la mesure anticonstitutionnelle la plus extraordinaire prise depuis des siècles. L’attaque contre le constitutionnalisme a été pleinement soutenue par le Parti démocrate. De nombreuses mesures ont été prises pour faire progresser le régime autoritaire sous couvert de campagne guerrière des États-Unis au Moyen-Orient. Parmi elles :

* Le Patriot Act et le Homeland Security Act (Loi sur la sécurité du pays) autorisant fouilles, arrestations, détentions, contrôles et surveillances arbitraires.

* La création de catégories non juridiques telles que «combattant ennemi» pour refuser le droit à un procès équitable.

* La pratique de la torture.

* Le rejet des normes du Droit international, dont le désaveu des Conventions de Genève et le rejet de la compétence de la Cour pénale internationale.

La Loi «US PATRIOT» (nom complet: ‘Loi de 2001 sur l’unification et le renforcement de l’Amérique, fournissant les outils appropriés pour restreindre, intercepter et entraver le terrorisme’) et la création de Guantanamo Bay ont lancé le projet de la classe dirigeante de reconstituer le régime juridique américain sur des bases autoritaires. Cette loi prévoyait des pouvoirs d’arrestation pratiquement illimités, la détention pour une durée indéterminée, des perquisitions et saisies, une surveillance et un contrôle, tous sans mandats. Les communications informatiques et téléphoniques, les documents commerciaux, les registres de bibliothèque et autres renseignements personnels étaient tous susceptibles d’être saisis par le FBI en vertu de cette loi.

Dans un sens très réel, la loi fournissait le cadre législatif d’un État national sécuritaire. Des dizaines de procès ont été intentés pour contester la loi pour des motifs constitutionnels et, dans presque tous les cas où cela a réussi, le Congrès (avec un appui bipartite écrasant) a adopté des lois supplémentaires pour surmonter les obstacles constitutionnels et maintenir le cadre répressif.

Avec quelques modifications, qui n’ont pas altéré son caractère fondamental d’État policier, la Loi PATRIOT a été ré-autorisée à plusieurs reprises au cours des 18 dernières années ; entre autre par l’Administration Obama qui, en 2015, a légiféré à nouveau sur des parties de la loi devant expirer en 2015, du à une loi intitulée USA Freedom Act.

Une ramification de la Loi PATRIOT a été le Programme de surveillance du terrorisme, qui permit au gouvernement de suivre secrètement des milliards d’appels téléphoniques, de textes et de communications informatiques effectués par des millions de citoyens américains, sans mandat. Sous diverses formes législatives (à commencer par la loi de 2008 sur la surveillance du renseignement à l’étranger), la surveillance sans mandat s’est poursuivie sous les gouvernements Obama et Trump. Cela comprenait le système de surveillance PRISM révélé par Edward Snowden. Maintenant, ce sont les grandes sociétés de télécommunications qui conservent les données recueillies dans le cadre de ce système.

La négation extraordinaire de l’habeas corpus et du droit à un procès régulier à Guantanamo Bay participait du même caractère contre-révolutionnaire que la loi PATRIOT (voir l’article du WSWS«Guantanamo Bay, “habeas corpus” et le Texan qui serait roi»: https://www.wsws.org/en/articles/2004/01/habe-j05.html)

John Yoo

Les actions du gouvernement ont été justifiées sur la base de concepts juridiques formulés par des avocats d’extrême droite du ministère de la Justice dirigé par John Yoo. Ils ont avancé une version extrême de la «théorie de l’exécutif unitaire», s’inspirant des notions juridiques germaniques autoritaires du ‘Staatsrecht’ soulignant la primauté de la sécurité nationale sur les droits démocratiques fondamentaux et la légalité.

Yoo a témoigné plus tard, lors d’une enquête du ministère de la Justice sur les mémorandums sur la torture qu’il avait rédigés, que, selon lui, «le pouvoir du président de faire la guerre était si étendu qu’il avait le pouvoir constitutionnel d’ordonner le massacre d’un village». Il n’est pas surprenant que le ministère de la Justice et le Département d’État aient estimé, pendant la «guerre contre le terrorisme», que les Conventions de Genève étaient une chose insignifiante et pittoresque qui n’engageait pas les États-Unis. John Yoo est aujourd’hui professeur de droit à la Faculté de droit de l’Université de Berkeley.

La refus de l’habeas corpus pour les détenus de Guantanamo a été contesté devant la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Rasul v. États-Unis d’Amérique (2004). La Cour a statué à 6 contre 3 (les juges dissidents étant Rehnquist, Scalia et Thomas) que les détenus de Guantanamo, quelle que soit leur nationalité, avaient le droit de contester la légalité de leur détention devant les tribunaux fédéraux.

Le gouvernement réagit en adoptant une loi interdisant l’accès aux tribunaux, intitulée Loi sur le traitement des détenus, qui fut adoptée avec un soutien écrasant des Démocrates. Cette loi accorde également l’immunité aux agents du gouvernement et au personnel militaire face aux poursuites pour des méthodes d’«interrogatoire renforcé» qui avaient été justifiées par les théories juridiques étatistes de fonctionnaires du ministère de la Justice. La déclaration de signature du président Bush, qui expose son interprétation officielle de la loi, dit:

Le pouvoir exécutif interprétera [les dispositions] relatives aux détenus d’une manière compatible avec l’autorité constitutionnelle du Président, à savoir superviser le pouvoir exécutif unitaire, en tant que commandant en chef, et compatible avec les limitations constitutionnelles du pouvoir judiciaire. Cela contribuera à la réalisation de l’objectif commun du Congrès et du Président de protéger le peuple américain contre de nouvelles attaques terroristes.

Libéralisme en matière de sécurité nationale

L’attaque du constitutionnalisme sous l’Administration Bush a été largement défendue par les élites libérales. Corrompues par des décennies de profits boursiers, elles avaient depuis longtemps abandonné tout soutien, même théorique, aux normes constitutionnelles ou au droit international. Cela est reflété dans les écrits d’auteurs tels que Michael Ignatieff qui, dans son livre de 2004 intitulé «The Lesser Evil: Political Ethics in the Age of Terror» (Le moindre mal: l’éthique politique à l’ère de la terreur), a promu le mythe de la «guerre contre la terreur» et soutenu la réduction des droits constitutionnels sur la base absurde que «la Constitution n’[était] pas un pacte de suicide».

De vastes couches de la classe moyenne supérieure libérale aisée devenaient des partisans acharnés de la suprématie de la «sécurité nationale» sur la protection constitutionnelle des droits fondamentaux.

Dans sa campagne actuelle de destitution, le Parti démocrate cherche à destituer un président démocratiquement élu qu’il considère comme un obstacle aux objectifs de guerre du complexe Démocrates-CIA-Pentagone. Le véritable objectif et la véritable préoccupation de la destitution sont le changement de régime en Russie, et non le respect de la Constitution des États-Unis, pour laquelle le Parti démocrate n’a aucune allégeance de principe.

L’Administration Obama n’a ni pris des mesures pour modifier le cours de la stratégie hégémonique de l’Amérique, ni défendu les fondements constitutionnels de l’État. Elle a au contraire renforcé la trajectoire réactionnaire des États-Unis et le programme contre-révolutionnaire de la bourgeoisie. Elle fit avancer avec vigueur la doctrine de la «guerre préventive».

Dans son discours d’acceptation du prix Nobel de la Paix en 2009, Obama a expressément adhéré à cette doctrine. Sous ce rapport, si sa présidence était censée représenter une alternative libérale aux objectifs de politique étrangère de la classe dirigeante, il est devenu absolument clair qu’il existait, dans tout l’éventail politique de l’establishment, un soutien écrasant en faveur d’une destruction du cadre du Droit international et de la légalité entre nations.

Obama a fustigé «l’ambivalence quant à l’utilisation de la force militaire» et a proclamé le droit de Washington à utiliser la puissance militaire à des fins de «guerre juste», de «guerre préventive» et de «guerre de préemption» – toutes des doctrines illégales aux racines médiévales qui furent condamnées à Nuremberg comme n’étant rien qu’un camouflage pour l’agression et la conquête. Le Wall Street Journal a chaleureusement applaudi la déclaration d’Obama à Oslo.

Ainsi, ayant clairement indiqué que la guerre d’agression était sa politique étrangère, le gouvernement Obama a poursuivi les exécutions extrajudiciaires, montrant que ses vues sur le droit constitutionnel américain étaient en accord avec celles sur les principes de Nuremberg. Les assassinats par drones étaient une pratique favorite du président. Ils y en eut des centaines. Les expulsions d’immigrés sans papiers faisaient aussi partie de ses mesures favorites. Il y en eut des millions.

Eric Holder, avec Obama et Hillary Clinton

L’Administration Obama a ouvertement formulé des perspectives contre-révolutionnaires, sa campagne guerrière militariste appuyant ses conceptions en fait de droit constitutionnel. Après l’assassinat d’Anwar al Awlaki, un citoyen américain, dans une de ses frappes de drones, divers groupes de droit constitutionnel exprimèrent leurs craintes et appréhensions. Les exécutions extrajudiciaires de citoyens américains étaient-elles légales? ont-ils demandé. Répondant à la faculté de droit de l’Université Northwestern à des questions sur l’assassinat d’Al Awlaki, l’avocat en chef du gouvernement américain, le procureur général Eric Holder, donna cette réponse à glacer le sang:

Certains ont fait valoir que le président devait obtenir la permission d’un tribunal fédéral avant de prendre des mesures contre un citoyen américain qui est un haut dirigeant opérationnel d’Al-Qaïda ou de forces associées. Cela n’est tout simplement pas exact. «Procédure régulière» et «processus judiciaire» ne sont pas une seule et même chose, surtout lorsqu’il s’agit de sécurité nationale. La Constitution garantit une procédure régulière, et non pas une procédure judiciaire.

Ce sophisme juridique n’a pas de précédent dans les plus de 800 ans d’histoire juridique écoulés depuis que la Grande Charte (Magna Carta) est devenue loi en 1215. Dans ce document clé, on trouve: «aucun homme libre ne sera saisi, dépossédé de ses biens ou lésé, sauf par la “loi du pays”» (chapitre 29), une expression qui renvoie aux pratiques coutumières des tribunaux d’Angleterre.

Pour garantir que les droits fondamentaux (y compris le droit à la vie et à la liberté) ne puissent être restreints que par un tribunal et afin d’éliminer toute incertitude possible quant au langage de la Magna Carta, le Parlement a promulgué, sous le règne du roi Édouard III (de 1327 à 1377) six lois pour clarifier le sens et la portée des libertés garanties par la Magna Carta.

Ces lois interprétaient l’expression «loi du pays» comme étant les procédures judiciaires qui protègent les libertés d’un sujet. L’une de ces lois, promulguée en 1354, introduisait l’expression «due process of law» (droit à un procès équitable). C’était la première apparition de cette expression dans le droit anglo-américain – pour décrire la garantie de protection judiciaire offerte par la Magna Carta. Le cinquième amendement à la Constitution des États-Unis reproduit cette expression dans sa clause sur le Droit à un procès équitable.

La suggestion que le gouvernement devrait pouvoir tuer des citoyens partout dans le monde sur la base de normes juridiques et de preuves jamais soumises à un tribunal, ni avant ni après les faits, ne pouvait pas démontrer plus clairement que le «libéralisme» était en train de se métamorphoser en fascisme.

Carl Schmitt

La prémisse essentielle de Holder, à savoir que droit et pouvoir exécutif ne faisaient qu’un, reprenait la jurisprudence nazie de l’avocat en chef du Troisième Reich Carl Schmitt. Schmitt avait élaboré des théories juridiques selon lesquelles la volonté du dirigeant (Fűhrer) était le droit – en particulier en période de crise – mais aussi, en général, dans le cadre de sa jurisprudence autoritaire.

L’une des principales tâches assignées à Schmitt en tant que chef-juriste nazi était d’élaborer des justifications juridiques pour les exécutions extrajudiciaires par Hitler. Dans son ouvrage «Führer Schutzt das Recht» (Le Führer protège la loi), écrit en 1934, suite à la « nuit des longs couteaux» où Hitler avait ordonné le meurtre de dirigeants des SA et celui de plusieurs politiciens conservateurs éminents, dont Kurt Schleicher, l’ancien chancelier, Schmitt a écrivit:

« Le Führer protège la Loi des pires excès s’il crée immédiatement la justice, au moment du danger, en vertu de son leadership en tant que Juge suprême. Le vrai chef est toujours aussi juge. La magistrature découle du leadership. Ceux qui cherchent à séparer les deux cherchent à démanteler l’État avec l’aide du Pouvoir judiciaire». (Publié dans la Deutsche Juristische Zeitung, en août 1934)

C’était là, essentiellement, l’avis de Holder. Et de l’avocat sorti de Harvard Barack Obama aussi.

La stratégie de «grande puissance» pour 2018

Déclarant qu’ils allaient intensifier leur campagne pour l’hégémonie mondiale, les États-Unis annoncèrent, dans leur document de stratégie de Défense nationale de 2018, que la politique qu’ils avaient menés pendant 20 ans de « Guerre contre la terreur » était à présent remplacée par une stratégie tournée directement contre la Chine et la Russie. La projection militariste des États-Unis, commencée après l’effondrement de l’Union soviétique, devait maintenant être atteindre un échelon supérieur – celui d’un conflit majeur avec les États rivaux.

On amorça, sur la base de cette escalade stratégique, un développement gargantuesque des armements. En juin 2018, fut adopté un budget de dépenses militaires de 716 milliards de dollars – avec un soutien écrasant de la part des démocrates. En pleine campagne de destitution (et au milieu d’une guerre illégale brutale soutenue par les États-Unis au Yémen), on fit, le 12 décembre 2019, là encore avec un soutien démocrate écrasant, passer un budget militaire de 738 milliards de dollars.

Du aux processus inexorables du développement économique de ces 40 dernières années dans le monde, l’Amérique est devenue son contraire. Comme l’Allemagne nazie, elle n’est pas assez confiante ou libre pour respecter les constitutions légales et donner à un citoyen un procès équitable. Mener des guerres agressives; détruire les droits de ses citoyens; embrasser l’irrationalisme et l’autoritarisme sont des signes que la classe dirigeante, ainsi que les élites et le pouvoir judiciaire qui la soutiennent, se trouvent dans une impasse historique et ont fait, intellectuellement et moralement banqueroute. C’est dans ce contexte historique et politique, que les élites américaines ont engagé des poursuites contre Julian Assange, marquant ainsi une nouvelle étape de la contre-révolution.

Les poursuites contre Assange

Avant d’examiner l’acte d’accusation, il convient d’examiner brièvement le caractère illégal de la persécution d’Assange par la Grande-Bretagne et les États-Unis (et de fait, par la Suède) avant son expulsion de l’ambassade d’Équateur.

Depuis le début de l’affaire, Assange a subi des abus de procédure et une ingérence politique sans fin dans le processus juridique. Pratiquement tous les préceptes, pratiques et protections procédurales habituels auxquels a traditionnellement droit un accusé, ont été écartés dans le but de le soumettre à leur scénario.

Assange n’a jamais fait l’objet d’accusations en Suède. La nature extrêmement faible des éléments de preuves en appui aux allégations a conduit à la déclaration de la première procureure en chef de Stockholm, Eva Finne, qu’il n’y avait «aucune suspicion de quelque crime que ce soit». Les poursuites ne furent ensuite rouvertes que sous la pression politique.

Bien que libéré par les autorités suédoises et libre de quitter la Suède, il fit ensuite l’objet d’une notice rouge d’Interpol, généralement réservée aux terroristes et criminels dangereux. La Cour suprême du Royaume-Uni approuva l’extradition d’Assange vers la Suède sur la base d’un mandat d’arrêt européen manifestement vicié qui n’était pas signé par un officier de justice, comme l’exige la loi. Le gouvernement britannique a par la suite changé les termes de l’accord de Mandat d’arrêt européen pour autoriser cette illégalité.

La procureure suédoise Marianne Ny a bloqué le droit d’Assange de faire appel devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les poursuites avaient été reprises à la suite des représentations de l’avocate de la plaignante, une militante de premier plan du mouvement suédois pour les droits des femmes, membre du parti social-démocrate et de l’organisation réclamant une taxe sur les hommes. La Cour suprême du Royaume-Uni a approuvé l’extradition d’Assange, même si les autorités suédoises refusaient de donner l’assurance qu’il ne serait pas extradé vers les États-Unis alors que ces derniers préparaient des poursuites contre lui en vertu de la Loi sur l’espionnage.

En violation de ses obligations légales, le gouvernement australien n’a pris aucune mesure pour fournir une assistance à Assange, et la premier ministre australienne Julia Gillard a menacé de priver Assange de sa citoyenneté, jusqu’à ce qu’on lui dise que c’était illégal.

Comme il en avait le droit, Assange a demandé l’asile politique, qui lui a été accordé par l’Équateur. En violation du droit international coutumier, ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis n’ont reconnu l’asile d’Assange. Par conséquent, celui-ci est resté emprisonné pendant de nombreuses années à l’ambassade équatorienne. En 2016, des experts juridiques du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire ont statué qu’Assange était détenu illégalement par la Grande-Bretagne et la Suède. Ces pays n’ont pas tenu compte de ses décisions.

Après avoir refusé d’interroger Assange à Londres pendant six ans, la procureure suédoise l’a finalement interrogé à Londres en 2016. Mais elle a interdit à l’avocat suédois d’Assange d’être présent, un déni fondamental des droits juridiques fondamentaux d’Assange. À la suite de ce scandale, un juge de Stockholm a demandé en 2017 que la procureure soit interrogée sur son inconduite judiciaire. Plutôt que de faire face à cet interrogatoire, elle a clos l’enquête. Il s’est avéré par la suite qu’elle avait également supprimé une correspondance électronique avec le FBI.

Après l’abandon de l’enquête suédoise, les avocats d’Assange ont demandé que le mandat d’arrêt britannique pour enfreinte à la liberté sous caution soit également abandonné. Il existait pour cela une base juridique solide car les allégations suédoises, à l’origine de la mise en liberté sous caution, avaient été retirées. Assange avait en outre un droit juridique international de demander l’asile, qui lui avait été accordé par un État souverain. De plus, il s’est trouvé effectivement incarcéré pendant sept ans.

La juge Emma Arbuthnot a rejeté la demande. Elle n’aurait cependant pas dû, selon la loi, siéger dans cette affaire. Elle aurait en fait dû se récuser, car elle était l’épouse d’un membre important du parlement et partenaire d’affaires du chef du MI6, l’équivalent britannique de la CIA.

On a violé le droit d’habeas corpus d’Assange de façon flagrante par la peine d’un an d’emprisonnement qu’on lui a infligée pour enfreinte à la liberté sous caution ; dans des circonstances habituelles, une peine sans privation de liberté est imposée. Il ne pourrait y avoir d’exemple plus net d’une justice prêtant main-forte à l’illégalité de l’exécutif. Jeter Assange dans la prison de haute sécurité de Belmarsh et l’empêcher de préparer sa défense à la demande d’extradition était un acte déclaré de vindicte politique cruelle et de non-droit. À cet égard, la conduite du gouvernement britannique est la même que celle du gouverneur colonial à l’égard de Zenger en 1734.

En 2015, une cour fédérale de Washington bloqua la divulgation de toute information concernant l’enquête du Département de la Justice sur WikiLeaks. La juge, Barbara J. Rothstein, donna comme motif que c’était une «enquête de sécurité nationale», active et en cours. Divulguer des informations pouvait nuire aux «poursuites en instance» contre Assange. Dans sa décision, elle affirma qu’il était «nécessaire de faire preuve de la déférence appropriée envers l’exécutif dans les affaires de sécurité nationale».

L’inculpation contre-révolutionnaire

L’acte d’accusation original de six pages, daté du 6 mars 2018, inculpait Assange du chef d’accusation de conspiration avec Chelsea Manning pour avoir accès, sans autorisation, aux ordinateurs du ministère de la Défense. Il alléguait notamment qu’Assange avait tenté de casser un mot de passe pour faciliter l’accès à des dossiers secrets afin de dissimuler l’identité de Manning. Le mot de passe n’a pas été cassé.

L’accusation était fondée sur le «Computer Fraud and Abuse Act» (CFAA – Loi sur la fraude et les abus informatiques) – la principale loi anti-piratage des États-Unis. Le plaidoyer était faible quand aux faits et très mince sur le plan juridique, clairement conçu pour contourner la nécessité d’affronter directement les questions inhérentes au Premier amendement (de la Constitution américaine) concernant le droit d’Assange à une activité protégée par la liberté d’expression. Ce chef d’accusation était toutefois un prétexte transparent pour criminaliser l’activité journalistique d’Assange consistant à obtenir des informations et à les publier sur le site Web de WikiLeaks.

La première page de l’acte d’accusation américain contre Assange

L’acte d’accusation modifié qui compte 37 pages et fut déposé le 23 mai 2019, énonçait dix-sept chefs d’accusation contre Assange en vertu de la Loi sur l’espionnage de 1917 (Titre 18, section 793 du Code des États-Unis et sections connexes) ; il retenait comme 18e chef d’accusation l’allégation de piratage informatique.

Les quatorze premiers chefs d’accusation de la nouvelle version de l’acte se fondent sur des allégations qu’Assange avait conspiré avec Manning et qu’il avait coordonné directement avec elle l’accès aux renseignements classés, ainsi que leur publication. Toutefois, les faits allégués ne révèlent pas qu’Assange ait fait quoi que ce soit différant fondamentalement de la pratique journalistique pour obtenir des renseignements, dont celle d’aider une source à dissimuler son identité. Il ne fait aucun doute qu’Assange ait agi avec zèle dans la recherche de renseignements révélant la conduite des États-Unis en Irak, en Afghanistan et à Guantanamo Bay. Mais le Premier amendement protège avec zèle les droits des citoyens à la liberté d’expression.

Dans une grande partie des commentaires en défense d’Assange, son activité est correctement défendue en s’appuyant sur le fait qu’il était journaliste. On doit cependant garder à l’esprit que la protection de la liberté d’expression par le Premier amendement n’est pas un droit limité aux journalistes. Tout citoyen a le droit de publier des informations sans restriction de la part du gouvernement. Comme l’a déclaré le Chief Justice Warren Burger en 1977, «La liberté de la presse a une portée illimitée. Le Premier Amendement n’appartient à aucune catégorie définissable de personnes ou d’entités; il appartient à tous ceux qui exercent ses libertés».

Les chefs d’accusation quinze à dix-sept allèguent la publication pure et simple de secrets d’État, et cela indépendamment de toute activité antérieure impliquant Manning dans l’obtention illégale d’information. Par ces trois chefs d’accusation, le gouvernement cherche spécifiquement à criminaliser de purs actes de publication d’informations classifiées de défense. Ces chefs d’accusation sont de véritables éléments contre-révolutionnaires de l’acte d’accusation. Ils visent à détruire la protection du Premier amendement concernant la publication d’informations gouvernementales classifiées. Dans la théorie juridique derrière ces trois chefs d’accusation, il y a la thèse que si quelqu’un, n’importe où dans le monde, recevait par la poste, d’une source anonyme, du matériel classifié de défense et le publiait, il se rendrait coupable du crime d’espionnage.

Daniel Ellsberg

Dans l’histoire juridique américaine, seuls deux procès ont eu lieu contre des éditeurs tiers non gouvernementaux en vertu de la Loi sur l’espionnage. Le premier fut celui de l’ami de Daniel Ellsberg, Anthony Russo, en 1971, pour avoir aidé Ellsberg à copier les documents du Pentagone. Le deuxième fut l’affaire États-Unis contre Rosen en 2009. Dans les deux cas, le gouvernement a retiré les actes d’accusation après des décisions judiciaires préalables aux procès qui mettaient en doute la légalité des poursuites et invoquaient une inconduite juridique des procureurs. Fait significatif, dans l’affaire des documents du Pentagone, il s’agissait d’une tentative de stopper la publication, et non de punir la publication comme un crime.

S’efforçant d’accentuer le fondement politique de l’acte d’accusation, le gouvernement allègue qu’Assange a publié des documents comprenant «les noms de personnes ayant risqué leur sécurité et leur liberté en fournissant des informations aux États-Unis et à [leurs] alliés». Sur le plan juridique toutefois, la publication de ces informations n’est pas pertinente. Rien dans la Loi sur l’espionnage ne concerne la question de savoir si des noms ont été publiés ou pas. En outre, les procureurs auraient toujours la possibilité de faire valoir un autre «préjudice à la sécurité nationale» pour justifier des poursuites en vertu de la Loi sur l’espionnage. La question juridique est une question de principe.

La perspective juridique de sécurité nationale sous-tendant l’acte d’accusation est brièvement exposée au paragraphe 29 de l’acte d’accusation. Là, on plaide qu’Assange, Manning et d’autres partageaient l’objectif de faire progresser la mission de WikiLeaks «en tant qu’agence de renseignement du peuple subvertissant les mesures légales imposées par le gouvernement des États-Unis pour protéger et sécuriser des informations classifiées, afin de les divulguer au public».

Ce plaidoyer juridique du Département de la Justice fait écho aux déclarations de Mike Pompeo, qui, en tant que chef de la CIA en 2017, dénonça WikiLeaks comme un «service de renseignement non étatique hostile». Ces perspectives se sont cristallisées dans la conception contre-révolutionnaire selon laquelle le public n’a pas le droit d’être informé des activités du gouvernement.

Retirant tous les doutes sur l’objectif politique des poursuites, le Centre de contre-espionnage de l’armée américaine a préparé en 2008 un rapport secret sur WikiLeaks, fuité par la suite et publié en 2010. Ce rapport déclarait que WikiLeaks représentait « une menace de contre-espionnage pour l’armée américaine». Il déclarait : «Wikileaks.org, un site Internet accessible au public, représente une menace potentielle pour l’armée américaine en matière de contre-espionnage, de sécurité opérationnelle (OPSEC) et de sécurité de l’information (INFOSEC)». Le rapport demandait la fermeture de WikiLeaks en détruisant la confiance de ses lecteurs.

Le but clairement politique des poursuites, et l’acte d’accusation lui-même, basé sur la Loi sur l’espionnage qui est une loi incontestablement politique, font que les efforts des États-Unis pour extrader Assange violent le Traité d’extradition avec le Royaume-Uni. Il existe des précédents en droit anglais empêchant les tribunaux anglais de reconnaître les lois d’autres pays lorsqu’elles constituent un affront aux droits de l’homme.

Si la Loi sur l’espionnage permet la criminalisation de l’activité journalistique, elle constitue un déni des droits humains fondamentaux qui, selon la jurisprudence, ne doit pas être validé par les tribunaux anglais. Ce principe a été établi dans le cas de jurisprudence Oppenheimer v Cattermole (1976) dans lequel la Chambre des Lords a déclaré que les tribunaux anglais ne reconnaîtraient pas une loi nazie constituant une grave violation des droits de l’homme (une «loi» privant les Juifs de la citoyenneté allemande).

Vu le caractère illégal de la conduite des deux gouvernements à l’égard d’Assange et le mépris à l’égard de ses droits affiché par le pouvoir judiciaire jusqu’à présent, il n’est nullement certain que les autorités de justice du Royaume-Uni respecteront le droit.

Au moment de l’arrestation d’Assange, Daniel Ellsberg, le consultant qui a divulgué les documents du Pentagone au New York Times, a déclaré : «Le Premier amendement est un pilier de notre démocratie et ceci est une attaque contre elle. Si l’on viole la liberté d’expression à ce point, notre république est en danger. Les divulgations non autorisées sont le moteur de la république.»

Les poursuites contre Assange représentent une escalade qualitative dans l’attaque depuis deux décennies de l’ordre juridico-constitutionnel des États-Unis. La conception juridique autoritaire avancée par le gouvernement américain est que la «sécurité nationale», c’est-à-dire l’effort de guerre militariste des États-Unis, l’emporte sur les droits des peuples. Si le procès contre Assange aboutit, cela criminalisera le journalisme aux États-Unis.

Conclusion

L’affaire Assange représente une nouvelle étape dans l’assaut mondial contre le constitutionnalisme et la légalité. La démocratie est incompatible avec le degré d’inégalité qui existe actuellement aux États-Unis, avec leur politique de guerre agressive d’hégémonie mondiale et avec le caractère de leurs élites dirigeantes. La désintégration du système démocratique et la montée de l’État national sécuritaire sont la marque de la crise de plus en plus profonde de l’impérialisme.

Le Parti démocrate joue un rôle déterminant dans ce processus. Son hostilité envers Assange est aussi virulente et hystérique que la cabale fasciste qui entoure Trump. La bourgeoisie dépoussière les vieux textes de loi réactionnaires tels que la Loi sur l’espionnage pour préparer le cadre juridique national de ses préparatifs de guerre. Pour les élites dirigeantes, Assange n’est qu’un début. Ces processus n’expriment pas la force du système, mais sa déchéance historique et son dérangement, et le fait qu’il doive donc être renversé. Le peuple a le droit démocratique de changer le système de gouvernement et les lois, afin qu’ils répondent à ses besoins et à ses aspirations.

L’histoire a donné à la classe ouvrière la tâche de défendre (et de développer à un niveau supérieur) les grandes conquêtes révolutionnaires du passé. Le sens profond et la signification du droit à la liberté d’expression pour l’humanité furent décrits avec éloquence par un grand libéral, le juge Hugo Black:

« Depuis les premiers jours, les philosophes ont rêvé d’un pays où l’esprit et l’âme de l’homme seraient libres; où il n’y aurait pas de limites à l’investigation; où les hommes seraient libres d’explorer l’inconnu et de remettre en question les croyances et les principes les plus profondément enracinés.

Notre premier amendement fut un effort audacieux pour adopter ce principe, pour créer un pays sans restrictions légales d’aucune sorte quant aux sujets sur lesquels on pouvait enquêter, discuter et qu’on pouvaient nier ».

Les auteurs de ce projet savaient, mieux que nous ne le savons peut-être aujourd’hui, les risques qu’ils prenaient. Ils savaient que la liberté de parole pouvait être l’amie du changement et de la révolution, mais ils savaient aussi qu’elle est toujours l’ennemie la plus mortelle de la tyrannie. Forts de cette connaissance, ils croyaient encore que le bonheur et la sécurité ultimes d’une nation résident dans sa capacité d’explorer, de changer, de croître et de s’adapter sans cesse aux nouvelles connaissances nées de la recherche, libres de tout contrôle gouvernemental sur l’esprit et la pensée de l’homme.

La lutte du mouvement socialiste pour libérer Assange est une composante essentielle de la lutte contre la guerre, la réaction et l’autoritarisme. La classe ouvrière doit se défendre et défendre ses droits. Elle ne peut le faire aujourd’hui que par le renversement révolutionnaire de l’État capitaliste. À la place de celui-ci, la classe ouvrière doit établir un gouvernement et une société socialistes, voués au progrès et au bien-être humain et pacifique de tous les hommes. La vague montante de la révolte contre le capitalisme dans le monde entier doit se transformer en effort conscient pour renverser le capitalisme et le remplacer par le socialisme international.

(Article paru d’abord en anglais le 15 janvier 2020)

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