Les rachats d'actions sont la «seule source nette d'argent entrant sur le marché boursier» depuis 2008

Comme toute grande crise, la pandémie de coronavirus a mis à nu tout ce qui est pourri et dégénéré dans la société capitaliste.

Cette exposition n'est nulle part plus prononcée que dans le cas du marché boursier, ce vaste mécanisme institutionnalisé par lequel la richesse de la société, produite par le travail de la classe ouvrière, est siphonnée jusqu'à ses plus hauts échelons au détriment de la masse de la population.

Les entreprises font maintenant la queue pour recevoir une partie de l'énorme programme de sauvetage de 2,2 billions de dollars de l'administration Trump. Elles emploient une armée de lobbyistes, d'avocats et de conseillers financiers (qui touchent tous de gros honoraires pour leurs services) afin de maximiser leurs gains, car elles affirment qu'elles sont à court de liquidités et qu'elles doivent en recevoir pour «sauver l'économie.»

Mais un reportage publié dans le Wall Street Journal la fin de semaine dernière révèle que l'une des principales raisons de la pénurie de liquidités est les billions de dollars dépensés par les grandes entreprises pour le rachat d'actions, en particulier au cours de la décennie qui a suivi la crise financière mondiale.

Selon Brian Reynolds, l'analyste de marché en chef de la société de recherche Reynolds Strategy, sur laquelle l'article est basé, les rachats d’actions par les entreprises sont «la seule source nette d'argent entrant sur le marché boursier» depuis 2008.

Le seul but des programmes de rachat est d'accroître la richesse des dirigeants qui siègent au sommet des grandes entreprises ainsi que des fonds spéculatifs et autres négociants en actions. En réduisant le nombre d'actions émises, le prix de celles-ci augmente. Les cadres et autres personnes peuvent alors exercer leurs options d'achat d'actions pour empocher une fortune, tandis que les fonds spéculatifs frappent au moment opportun et récoltent des milliards.

Les rachats d’actions sont financés en utilisant les bénéfices accumulés de l'entreprise ou, dans certains cas, par l'augmentation de la dette, en profitant des politiques de taux d'intérêt très bas de la Réserve fédérale américaine.

Selon l'économiste William O. Lazonick, la proportion des rachats d'actions financés par l'émission d'obligations a atteint 30% en 2016 et 2017.

Selon les calculs de Reynolds, depuis le début de 2009, les rachats ont ajouté un montant net de 4000 milliards de dollars au marché boursier, soit un montant équivalent à un cinquième de la valeur marchande totale de 20.9 billions de dollars des sociétés de l'indice S&P 500.

Selon les calculs de Lazonick, les rachats d'actions équivalent à 52% de tous les bénéfices des entreprises, les dividendes sur les actions représentant 3,3 billions de dollars supplémentaires.

Selon l'article du Journal: «Les contributions nettes de toutes les autres sources – y compris les fonds négociés en bourse, les acheteurs étrangers, les fonds d'assurance, les fonds communs de placement, les courtiers, les fonds spéculatifs et les ménages – sont à peu près nulles.»

L'année dernière, les entreprises du S&P 500 ont acheté pour 729 milliards de dollars de leurs propres actions, à peine moins que le record de 806 milliards de dollars enregistré en 2018 et qui avait été alimenté par les réductions de l'impôt sur les sociétés promulguées par l’administration Trump à la fin de 2017.

Trump a déclaré que les réductions d'impôts entraîneraient une augmentation majeure des investissements productifs et des emplois bien rémunérés. Bien sûr, ayant émergé du monde financier sordide et corrompu de New York, il savait bien que rien de la sorte n’allait se produire.

L'origine des rachats d'actions réside dans les modifications juridiques apportées en 1982, au début du phénomène désormais connu sous le nom de financiarisation, c’est-à-dire le processus par lequel l'accumulation de profits a été de plus en plus dissociée de l'activité productive dans l'économie réelle, devenant de plus en plus dépendante de la spéculation boursière et d'autres formes de parasitisme financier.

Jusqu'à cette époque, les rachats d’actions étaient considérés comme une forme de truquage du marché boursier et de délit d'initié. Cependant, dans le cadre du processus de financiarisation qui se mettait en place, la Commission des valeurs mobilières américaine a adopté une nouvelle règle accordant aux dirigeants d'entreprise l'immunité contre les accusations de manipulation du cours des actions qui auraient été appliquées auparavant.

Située au cœur même du capitalisme américain, il n'y a probablement aucune institution qui soit entourée d'autant de mensonges que la bourse.

L'une des plus grandes falsifications est que l'augmentation de la valeur des actions est nécessaire parce qu'elle renforce les entreprises et leur permet de mener à bien le développement d'activités productives grâce à la recherche et au développement. En fait, les ressources qui pourraient être rendues disponibles à cette fin sont détournées vers des achats d'actions qui ne profitent qu'aux cadres supérieurs de l'entreprise et aux négociants en actions.

Comme Lazonick l'a documenté, en 2018, seulement 43% des entreprises du S&P 500 ont enregistré des dépenses de R&D. La plupart de ces dépenses étaient à très petite échelle, car 38 entreprises représentaient à elles seules 75% des dépenses des 500 entreprises couvertes par l'indice.

Un autre mythe est que la hausse de la valeur des actions profite aux petits investisseurs. Mais en 2016, comme l'a rapporté Lazonick dans un article publié le mois dernier sur le site web New Economic Thinking, les 10% de ménages américains les plus riches détenaient 84% de la valeur des sociétés américaines cotées en bourse.

«Les rachats d’actions, écrit-il, enrichissent un groupe encore plus restreint de personnes parmi les plus riches, celles qui se préoccupent du timing de la vente des actions. Plus précisément, les rachats d’actions ont profité à un petit nombre de négociants en bourse, y compris les cadres supérieurs des entreprises elles-mêmes et les pilleurs d'entreprises (c’est-à-dire les «activistes des fonds spéculatifs»), tout en laissant la plupart des Américains dans une situation pire.»

En raison du confinement et de ses conséquences économiques, les compagnies aériennes ont été en première ligne des entreprises exigeant de l'argent du gouvernement. Elles ont également été parmi les plus impliquées dans les rachats d'actions qui ont conduit à l'épuisement de leurs réserves de trésorerie.

Lazonick a indiqué qu'au cours de la décennie 2010-2019, les quatre principales compagnies aériennes américaines (American, Delta, United et Southwest) ainsi que les deux plus grandes compagnies de fret (Fedex et UPS) ont distribué ensemble «un peu plus de 80% de leurs bénéfices sous forme de rachats d’actions (56%) et de dividendes (25%). Rien que pour ces six compagnies aériennes, les rachats d’actions au cours de la dernière décennie se sont élevés à 77 milliards de dollars, dont 71% en 2015-2019.»

Les six PDG ont reçu 19,6 millions de dollars par an en moyenne, dont 81% environ proviennent des gains réalisés grâce à l'exercice d'options d’achat d’actions et à l'«acquisition de droits sur les actions»: un processus dans lequel le bénéficiaire doit attendre un certain temps avant de pouvoir exercer l'option.

Et puis il y a le cas de Boeing. Comme cela a été établi, Boeing est allé de l’avant avec son 737 Max, soit l’installation d’un nouveau moteur sur une vieille structure d'avion, entraînant la mort de 346 personnes dans deux accidents.

Le coût du développement d'une nouvelle structure d'avion, estimé à 7 milliards de dollars, aurait été nettement inférieur, comme le note Lazonick, aux 11 milliards de dollars que Boing a dépensés en rachats d'actions entre 2004 et 2008.

Après avoir reçu 2500 commandes pour le MAX au début de 2013, «Boeing a lancé une campagne de rachat d’actions qui a atteint un total de 43 milliards de dollars au début de mars 2019.»

Le coût en vies humaines va cependant bien au-delà du cas de Boeing. Il s'étend à l'ensemble de l'économie américaine.

Les données sur l'ampleur des opérations de rachat d’actions et la dépendance à leur égard pour le pillage des richesses de la société révèlent la source de la poussée en faveur du retour au travail, quels que soient les dangers pour la santé des travailleurs, afin que le processus d'extraction de la plus-value et sa distribution aux ultra-riches puissent reprendre.

Les arguments en faveur de la propriété publique, sous contrôle démocratique, de l'ensemble du système financier et des grandes entreprises ne pourraient guère être plus clairs.

(Article paru en anglais le 7 avril 2020)

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