Thaïlande : des dizaines de milliers de manifestants demandent une nouvelle constitution

Le mouvement de protestation dirigé par des étudiants thaïlandais s'est étendu à des couches plus larges de la population. Une grande manifestation samedi soir, à l'Université Thammasat de Bangkok, a attiré des dizaines de milliers de personnes venues de tout le pays.

On estime que la manifestation est la plus importante du pays depuis le dernier coup d'État militaire soutenu par les États-Unis, en 2014, surpassant de loin le dernier rassemblement de masse du 16 août (article en anglais).

Le rassemblement a commencé tard le samedi et s'est poursuivi toute la nuit, jusqu'au dimanche matin. Les organisateurs ont estimé le taux de participation à plus de 100 000 personnes, tandis que les forces de sécurité le chiffraient à 50 000.

La police de Bangkok a avancé une estimation bien inférieure, 18 000 manifestants. Mais elle a mobilisé 10 000 agents pour surveiller et contenir la manifestation, signe d’une escalade des tensions sociales et menace de répression imminente de la part de l’État.

Manifestation samedi à Sanam Luang, Bangkok (source : @arulprk)

Depuis plus de deux mois, étudiants des universités et élèves des lycées organisent des manifestations qui sont allé crescendo contre le gouvernement de Prayuth Chan-ocha.

Les organisations à la tête du mouvement, y compris Free Youth et d'autres groupes étudiants, ont demandé la démission de Prayuth et la dissolution du parlement, ainsi qu'une nouvelle constitution et la fin de la persécution de ceux qui critiquent le gouvernement.

Prayuth, un ancien général, a orchestré le coup d'État de 2014 et dirigé une junte militaire avant de devenir Premier ministre lors d’élections truquées l'année dernière.

Les dirigeants de la contestation ont également appelé à une réforme de la monarchie. Depuis son ascension au trône en 2016, le roi Maha Vajiralongkorn a consolidé le contrôle des biens de la Couronne et de l'armée.

Le Front uni de Thammasat et Manifestation, le groupe étudiant qui a organisé la manifestation de samedi, a déjà présenté 10 revendications pour limiter les pouvoirs constitutionnels du roi. Certains ont appelé à l'abolition de la loi thaïlandaise sur la lèse-majesté, qui condamne toute personne soupçonnée d'avoir insulté le roi à une peine de prison pouvant aller jusqu'à 15 ans.

Le roi n'était pas en Thaïlande samedi soir et passe une grande partie de son temps en Europe, depuis qu'il a hérité le trône de feu son père en 2016.

Pendant des semaines, on s'attendait à ce que la manifestation attire une grande foule. La date du 19 septembre, a été choisie spécialement pour commémorer un précédent coup d'État soutenu par l'armée en 2006 contre le Premier ministre Thaksin Shinawatra, un populiste milliardaire maintenant en exil.

Parmi les manifestants se trouvaient de nombreux partisans des « chemises rouges» de Thaksin. Ceux-ci s’étaient affrontés aux «chemises jaunes» de l'establishment pro-royal il y a dix ans, avant d'être brutalement réprimés par l'armée qui a tué plus de 80 personnes.

L'événement a commencé lorsque des manifestants ont fait irruption par les portes verrouillées de l'Université Thammasat, un foyer historique de l'opposition étudiante à l'armée thaïlandaise. L'université avait auparavant refusé aux dirigeants étudiants l'autorisation de tenir le rassemblement sur le campus, annonçant l'annulation de tous les cours et la fermeture du campus. L'université voisine de Silpakorn a également été fermée en raison du rassemblement.

La foule grandissante s'est déplacée vers un terrain voisin, appelé Sanam Luang, ou la «terre Royale», où les manifestants ont écouté des discours pendant de nombreuses heures et sont restés toute la nuit, malgré la pluie. Le terrain, situé en face du Grand Palais de Bangkok, est traditionnellement utilisé pour les cérémonies royales de crémation. Les manifestants ont déclaré qu'ils l'appelleraient le «terrain du peuple».

Tôt dimanche matin, une plaque commémorative en laiton a été cimentée dans le sol, gravée avec les mots: «A cet endroit, le peuple a exprimé sa volonté: que ce pays appartient au peuple et n’est pas la propriété du monarque comme cela a été faussement affirmé ». Des acclamations ont éclaté lors de la mise en place de la plaque, accompagnées de chants: «A bas la féodalité, vive le peuple.»

La plaque était destinée à en remplacer une autre, qui a disparu en 2017, marquant la mise en place d'une monarchie constitutionnelle, en 1932, par le Khana Ratsadon, une coalition de civils et officiers militaires. Les dirigeants étudiants ont déclaré que la manifestation signalait la création d'un nouveau Khana Ratsadon, ou «Parti du peuple».

La foule a ensuite marché vers Government House, afin de remettre une lettre décrivant les 10 points de la réforme de la monarchie, mais a été bloquée par des barrières de contrôle gardées par la police. A la place, les manifestants se sont redirigés vers la Cour suprême, où la lettre a été soumise au Conseil privé. Le chef de la police Phukphong Phongpetra a déclaré lors d'une diffusion de vidéo que la police déciderait du sort réservé à la lettre.

Parit Chiwarak, un leader du mouvement, a déclaré à la foule: «Aujourd'hui est un moment historique. Quoi qu'il arrive, je peux confirmer que la Thaïlande ne sera plus jamais la même à l’avenir. »

Parit a encouragé les travailleurs thaïlandais à se joindre à une grève générale, prévue pour le 14 octobre, anniversaire d'un soulèvement de masse dirigé par des étudiants en 1973 qui a renversé la dictature militaire de Thanom Kittikachorn.

La classe ouvrière s'implique de plus en plus dans le mouvement de protestation. Outre les travailleurs de Bangkok, des bus remplis de manifestants sont arrivés des provinces du nord et du nord-est du pays, en particulier de Khon Kaen.

Le mécontentement parmi les masses urbaines et rurales de Thaïlande a été exacerbé par l'impact social de la pandémie de COVID-19. Les licenciements généralisés, le manque d'aide financière suffisante et les retards de paiement des retraites des personnes âgées ont tous contribué à l'aggravation des inégalités sociales dans le pays.

Parit a également appelé les gens à retirer leur argent de la Siam Commercial Bank (SCB), dont le roi est le principal actionnaire, avec une participation de 22 pour cent. «Sortez tout votre argent et brûlez votre livret bancaire», a-t-il ajouté. Le soutien aux demandes de Parit a crée le buzz sur Twitter, le hashtag # แบนSCB («Ban SCB») ayant obtenu plus de 347 000 tweets dimanche soir.

La peur du gouvernement dominé par l'armée face au mouvement grandissant s'exprime dans ses efforts inlassables, ces dernières semaines, pour intimider les manifestants. Au moins 61 personnes ont été inculpées de diverses infractions après avoir participé aux rassemblements. Les autorités ont accusé 28 dirigeants de sédition, tout en ordonnant à Facebook d'empêcher les habitants de la Thaïlande de visionner des contenus critiques à l'égard de la monarchie.

Samedi matin, avant la manifestation, la police a confisqué 50 000 brochures de chefs de groupes étudiants, contenant les demandes de réforme de la monarchie, apparemment parce qu'ils voulaient déterminer si les brochures avaient un contenu illégal. Les étudiants avaient l'intention de distribuer les brochures lors du rassemblement.

Selon certaines informations, des manifestants des provinces du nord de Lamphum et Phayao qui se sont rendus à Bangkok, ont été interpellés aux points de contrôle de la police vendredi soir et la police a photographié leurs cartes d'identité.

Parit a écrit sur son compte Facebook que des musiciens de Chiang Mai, qui prévoyaient de se produire lors de la manifestation de Bangkok, ont été visités à leur domicile par la police, qui leur a dit de ne pas y assister.

La prochaine manifestation prévue aura lieu jeudi devant le Parlement pour appuyer la revendication de modification de la constitution actuelle, qui a été écrite par la junte militaire.

(Article paru en anglais le 21 septembre 2020)

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