Chili: des manifestations éclatent après qu‘un jeune de 16 ans a été jeté d’un pont par la police

Des manifestations et protestations ont éclaté au cours du week-end au Chili après la diffusion de séquences vidéo montrant un agent des forces paramilitaires Carabineros poussant un jeune de 16 ans du pont Pio Nono à Santiago.

Vendredi en fin d'après-midi, les infirmières techniciennes, qui protestent depuis un mois (article en anglais) pour obtenir la reconnaissance d’un statut professionnel, l'amélioration des conditions de travail et les augmentations de salaire, ont été rejoints par une manifestation spontanée de centaines de jeunes, de groupes autochtones et d’autres groupes sociaux à l’approche d'un référendum sur l’abandon de la constitution de la dictature militaire, prévu pour le 25 octobre.

Manifestation contre l’attaque policière, avec des banderoles disant, « Assassins d’Etat » et « Il n’est pas tombé, les flics l’ont poussé ». (source: De Frente)

À 19 heures, les carabiniers et un escadron de forces spéciales ont attaqué les manifestants avec des canons à eau et des gaz lacrymogènes et ont procédé à des dizaines d'arrestations. Vers 19 h 30, alors que les forces spéciales poursuivaient une partie des manifestants sur le pont, un carabinier s’est précipité sur Anthony Araya, 16 ans, avec une telle force qu'il l'a poussé par-dessus la balustrade du pont. Le jeune homme est tombé tête la première dans la rivière Mapocho peu profonde, 5 mètres plus bas. Souffrant de graves traumatismes crâniens, il reste dans un état critique mais stable.

Pendant plusieurs minutes, les policiers ont regardé le corps apparemment sans vie couché face contre terre dans le lit de la rivière mais n'ont pas tenté de prêter assistance au jeune homme gravement blessé. Alors même que les services médicaux d’urgence et les pompiers entreprenaient des opérations de sauvetage, la police a continué à tirer des gaz lacrymogènes, entravant leur travail.

Alors que la nouvelle de l'incident commençait à circuler en ligne et dans les médias, les carabiniers ont publié une déclaration initiale niant toute responsabilité pour ce qu'ils appellent un «accident lamentable». La presse nationale et les réseaux médiatiques ont réitéré le message officiel affirmant que l’adolescent «avait perdu l'équilibre sur la balustrade» après qu'un policier «ait tenté de l'arrêter».

Alors que la remise en question de la version officielle continuait de se répandre en ligne, le lieutenant-colonel Rodrigo Soto de la préfecture de Santiago-Est a émis un démenti beaucoup plus nuancé devant la presse: «Ce que les carabiniers… nient absolument, c'est que cette personne a été saisie par les pieds ou projetée dans la rivière par un canon à eau comme prétendent les témoins sur les réseaux sociaux. Heureusement il existe une vidéo qui montre que ce malheureux accident s'est produit dans un contexte de détention intense de personnes à l'origine de troubles. ... »

En quelques minutes, des séquences vidéo prises par le média d'État vénézuélien Telesur, montrant au ralenti le moment où les carabiniers ont poussé le jeune par-dessus le pont, ont fait le tour du monde sur les réseaux sociaux, exaspérant davantage la population. Les caserolazos (concert de casseroles) se sont poursuivis jusqu'à vendredi soir. Des images des corps de victimes de la dictature militaire jetés dans la rivière Mapocho dans les années 1970 ont été placées côte à côte avec l'image du corps immobile et ensanglanté d'Anthony Araya gisant dans la même rivière.

Les jours suivants, des manifestations ont été organisées dans diverses communes ouvrières de la capitale, ainsi que dans le centre-ville. Les parents du garçon ont été accueillis par une manifestation devant l'hôpital où il subissait une opération chirurgicale. La veillée, comme les autres manifestations, a été dispersée à l’aide de canons à eau.

À aucun moment vendredi le président milliardaire du Chili, Sebastian Piñera, ni son ministre de l'Intérieur, Victor Perez – qui a servi sous la dictature militaro-civile d'Augusto Pinochet – ou le directeur des Carabiniers Mario Rozas, n'ont prononcé un mot de compassion à l’égard du jeune ou de sa famille, ni condamné les actions de la police paramilitaire. Le contraste est criant entre leur hostilité sans retenue envers toute manifestation d'opposition de la classe ouvrière, d'une part, et leur soutien enthousiaste aux actions de l'extrême droite d'autre part.

Il y a un peu plus d'un mois, des camionneurs ont barricadé des artères à des endroits stratégiques, coupant l'approvisionnement en biens et denrées périssables, dans le but de forcer le Congrès à adopter des mesures policières draconiennes. Les associations de camionneurs, connues pour leurs activités putschistes passées – parmi lesquelles figure la plus tristement célèbre grève des camionneurs soutenue par la CIA en 1972 qui cherchait à renverser le gouvernement de Salvador Allende – ont été aidées dans leurs actions séditieuses par les carabiniers qui ont géré la circulation routière en leur faveur. De même, loin de réprimer les petites marches appelées en défense de la constitution de Pinochet, la police a fourni des escortes à ces bandes réactionnaires de la petite bourgeoisie et de véritables fascistes.

Les partis de centre-gauche, cependant, sont passés à la vitesse supérieure, essayant de profiter d'une crise politique imminente pour le gouvernement d'extrême droite. Ils ont commencé à lancer des demandes de démission de Mario Rozas, directeur général des Carabineros, ainsi que du ministre de l'Intérieur Perez, dans une tentative cynique pour se faire bien voir des masses.

Le député Pablo Vidal (Révolution démocratique) a appelé la chambre basse à refuser les crédits pour le budget des carabiniers jusqu'à la démission de Rozas et Perez. Il a été suivi d'une douzaine d'autres députés faisant tous de la surenchère pour condamner les actions de la police et menaçant de porter l'affaire devant les tribunaux.

Ces manœuvres cyniques doivent être traitées avec le mépris qu'elles méritent.

Elles sont conçues pour canaliser la colère croissante derrière des appels sans effet à une réforme institutionnelle. La démission de Rozas et Perez démontrerait la responsabilité publique. Les tribunaux devaient être vus comme fonctionnant sur la base du droit, certaines «brebis galeuses» prises en train de commettre des crimes contre les droits humains devaient être sacrifiées. Des appels symboliques à la formation aux doctrines des droits de l'homme de la police, de l'armée et d’autres détachements d’hommes armés devaient être satisfaits. Autrement dit, la fonction première de la «gauche» chilienne est de semer des illusions dans la démocratie parlementaire et de sauvegarder l'État capitaliste de peur qu'il ne soit menacé d'en bas par la classe ouvrière.

Telle a été leur fonction historique. Ils sont unis par une idéologie commune qui prétend que le Chili est une nation avec des traditions démocratiques et une adhésion aux normes constitutionnelles. Cette théorie spécieuse de l'exception nationale chilienne a été utilisée tout au long du XXe siècle, en particulier par le Parti communiste stalinien (PCCh), pour nier la nécessité pour la classe ouvrière d’entreprendre une lutte révolutionnaire socialiste et internationaliste contre le capitalisme. Cette question devint un facteur crucial dans la défaite des masses en 1973, quand Allende colportait ce dogme nationaliste alors même que les militaires bombardaient le palais présidentiel.

Aujourd'hui, toute la soi-disant «gauche» – le PCCh, le Parti socialiste (PS), les Humanistes et le Parti pour la démocratie (PPD), les coalitions du mouvement étudiant qui se sont formées dans les années 2000, comme Frente Amplio, Revolucion Democratica, Convergencia Social, jusqu'aux dernières permutations électorales de tout ce qui précède, comme Fuerza Comun et Nueva Mayoria – appartient à une caste bureaucratique qui a cherché à dominer la classe ouvrière du Chili avec une politique réformiste petite bourgeoise.

Sous une forme ou une autre, depuis trente ans, depuis le retour à un régime civil, ils ont tiré leur existence sociale privilégiée de positions dans l'appareil exécutif ou le corps législatif, la fonction publique ou les syndicats, ou d’autres organisations sociales. Entre temps, les conditions de la classe ouvrière et de la jeunesse ont empiré à des niveaux jamais vus depuis les jours les plus sombres de la dictature.

L'Etat chilien traverse néanmoins une véritable crise du régime bourgeois. Le flic qui a poussé Anthony Araya par-dessus la balustrade est en garde à vue après qu'un tribunal de garantie a entendu l'affaire portée par les procureurs de la République pendant le week-end. Cela est sans précédent. Dans deux des violations des droits humains les plus emblématiques qui ont émergé de la répression policière effrénée de l'année dernière, il a fallu neuf mois pour arrêter le flic responsable de l' aveuglement de Gustavo Gatica (article en anglais) et dix mois pour la détention préventive du flic qui a failli tuer Fabiola Campillai.

De façon inquiétante, la Cour d'appel de Santiago a rejeté le 28 septembre 14 appels à la protection contre l'utilisation d'armes anti-émeute, confirmant leur utilisation pour faire respecter l'ordre public. Ces plaintes pénales voulaient que les tribunaux «déclarent l'illégalité et/ou l'arbitraire de l'acte imputable aux agents des Carabineros chiliens, de tirer arbitrairement des balles et/ou des plombs… causant des blessures très graves» et qui menaçait «le droit à l'intégrité physique et psychologique des personnes, la liberté de réunion et la liberté d'expression. »

Les appels concernaient plus de 100 étudiants ayant subi des blessures et des mutilations résultant de tirs disproportionnés et aveugles de munitions «non létales» par des carabiniers en octobre et novembre de l'année dernière.

Le tribunal a rejeté les plaintes, arguant que le gouvernement et la police étaient confrontés à une «activité illégale excessive» de «violence inhabituelle» et que, par conséquent, le degré de retenue requise était imprévisible.

«L’issue regrettable des actes de violence commis par certains citoyens ne saurait justifier l’interdiction de l’utilisation d’armes appartenant aux forces de l’ordre, en particulier lorsque ces organes de police ont réglementé et ajusté leurs protocoles conformément aux normes policières internationales, en respectant les garanties fondamentales de tous les sujets de la loi», a statué le tribunal. Cette décision doit être considérée comme un véritable avertissement.

Les violences policières meurtrières prouvent que toutes les tensions qui ont donné lieu à des convulsions sociales de masse en octobre dernier n'ont été qu'exacerbées par la pandémie de COVID-19. Les jeunes et les travailleurs chiliens se tournent de plus en plus vers une action de classe militante contre les inégalités sociales, le manque de logements, le chômage de masse, l'extrême pauvreté, la répression policière par l'État et la menace de dictature.

(Article paru en anglais le 6 octobre 2020)

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