Les sources objectives des inégalités sociales

Il y a une nervosité grandissante dans les milieux politiques américains et internationaux face aux conséquences explosives des inégalités sociales toujours croissantes, qui s'accélèrent maintenant en raison des milliers de milliards de dollars distribués aux élites financières au pouvoir et aux grandes entreprises pour garantir que leur accumulation de richesse puisse se poursuivre sans relâche durant la pandémie de COVID-19.

Ceci est associé à des efforts désespérés pour propager le mythe selon lequel une sorte de réforme de l'économie capitaliste serait possible afin de parer à une éruption de la lutte de classe.

Chantier d’immeubles d’appartements surplombant Central Park, New York, 17 avril 2018 (AP Photo - Mark Lennihan)

Deux articles récents, l'un dans lemagazine Time, un bastion médiatique de l'establishment politique américain, l'autre dans Foreign Affairs, la première revue américaine de politique étrangère, affichent ces deux tendances.

Le 14 septembre, Time apublié un article majeur rapportant les résultats d'une étude menée par le personnel de RAND Corporation, un groupe de réflexion américain établi de longue date, qui a révélé l'impact massif de l'élargissement des inégalités sociales aux États-Unis au cours des 45 dernières années.

L'étude RAND a révélé qu'au cours de cette période, près de 50.000 milliards de dollars avaient été détournés vers les échelons supérieurs de la société américaine au détriment des revenus des 90 pour cent des plus pauvres Américains, allant principalement au 1 pour cent le plus riche. Elle a révélé que si la répartition des revenus était restée ce qu'elle était pendant la période de 1945 à 1975, les travailleurs américains des 90 pour cent les plus pauvres auraient obtenu des revenus supplémentaires de 2500 milliards de dollars en 2018.

Comme le note l’article du Time: «C'est un montant égal à près de 12% du PIB – assez pour plus que doubler le revenu médian – assez pour payer à chaque Américain travaillant dans les neuf déciles inférieurs 1144 $ supplémentaires par mois. Chaque mois. Chaque année.»

Bien que l’article n'utilise pas le terme «classe» – un concept qui relève du tabou dans l'analyse politique en pleine campagne menée par le New York Times pour expliquer chaque question sociale à travers le prisme de la «race» – les données produites par les chercheurs de RAND, Carter C. Price et Kathryn Edwards, montrent clairement que c'est le facteur déterminant de la répartition des revenus. Il a noté que, «quels que soient votre origine ethnique, votre genre, votre niveau de scolarité ou votre revenu, les données montrent que si vous gagnez en dessous du 90e centile, la redistribution incessante des revenus vers le sommet de la société depuis 1975 s’est produite aux dépens de votre porte-monnaie».

L’article du Time a également cité d'autres recherches du groupe de réflexion American Compass qui ont montré que tandis qu’un travailleur de sexe masculin à revenu médian en 1985 avait besoin de 30 semaines de revenu pour payer le logement, les soins de santé et l'éducation de sa famille, ce chiffre était passé à 53 semaines en 2018 – plus qu’une année réelle.

«En 2018, le revenu combiné des ménages de couples comptant deux travailleurs à temps plein était à peine supérieur à ce que le revenu d'un ménage à un seul revenu aurait gagné si les inégalités étaient restées constantes. Les familles à deux revenus travaillent maintenant deux fois plus d'heures pour garder une part décroissante du gâteau, tout en s’efforçant de payer les frais de logement, de soins de santé, d'éducation, de garde d'enfants et de transport qui ont augmenté de deux à trois fois le taux d'inflation.»

L'argent est allé aux couches à revenu supérieur. La part allant au 1 pour cent le plus riche du revenu total est passée de 9 pour cent en 1975 à 22 pour cent en 2018, tandis que les 90 pour cent les plus pauvres ont vu leur part chuter de 67 pour cent à 50 pour cent.

Cela a abouti à une situation où 47 pour cent des locataires sont au bord du gouffre; 40 pour cent des ménages ne peuvent pas faire face à une urgence coûtant 400$; 55 pour cent de la population n'ont pas d'épargne pour leur retraite; 72 millions de personnes soit n'ont pas d'assurance maladie, soit sont sous-assurés et ne peuvent payer les fameuses quotes-parts des soins; et des millions de personnes sont obligées de travailler dans des conditions dangereuses en raison du COVID-19 parce qu'elles n'ont aucun autre moyen de survie.

Après avoir présenté un ensemble de statistiques accablantes, l’article du Time a ensuite cherché à masquer leurs causes sous-jacentes et à empêcher que les conclusions politiques nécessaires ne soient tirées. Il a insisté sur le fait que «cette redistribution à la hausse des revenus, de la richesse et du pouvoir n'était pas inévitable; c'était un choix: un résultat direct des politiques de retombées que nous avons choisi de mettre en œuvre depuis 1975.» [souligné dans l'original]

Selon l’article, c'est «nous» qui avons «choisi» de réduire les impôts des milliardaires, d'autoriser les rachats d'actions pour manipuler le marché boursier, de permettre aux entreprises d'acquérir un pouvoir considérable par le biais de fusions et d'acquisitions, de permettre l'érosion du salaire minimum et d’élire des politiciens qui placent les intérêts des riches et des puissants avant ceux de la population américains.

En d'autres termes, au bout du compte, la masse de la population elle-même est responsable de la détérioration incessante de son niveau de vie.

L'examen de faits politiques et économiques objectifs met à nu cette diffamation. Il révèle que la cause sous-jacente est enracinée dans le fonctionnement du système de profit capitaliste et ses lois économiques, imposées par le fonctionnement du marché, sur lequel la masse de la population n'a aucun contrôle en raison du fait que les secteurs clés de l'économie – les banques et les grandes entreprises – appartiennent à des intérêts privés.

L'analyse RAND a identifié le point de départ de la redistribution des revenus vers le haut de la société comme 1974–75. Cette période a marqué la fin du boom d'après-guerre au cours duquel la croissance des revenus à tous les niveaux a suivi à peu près l'augmentation du PIB par habitant, ce qui signifie que les niveaux existants des inégalités de revenus ne se sont pas creusés.

La fin du boom a annoncé son arrivée avec la suppression en 1971 du système monétaire de Bretton Woods à taux de change fixe, lorsque le président Nixon, confronté à l'affaiblissement de la position économique mondiale du capitalisme américain vis-à-vis de ses rivaux, a retiré le soutien en or au dollar américain.

Cela a inauguré une période de turbulences économiques mondiales menant à la récession de 1974-1975, la plus importante à ce stade depuis la Grande Dépression.

Il y avait eu des récessions pendant le boom. Mais celle de 1974-1975 était qualitativement différente parce que sa fin ne fut pas marquée par un rebond économique et un taux de croissance plus élevé, comme cela s'était produit dans les années 50 et 60, mais par ce qui fut désigné sous le nom de stagflation: une faible croissance économique, des niveaux élevés de chômage et une inflation croissante.

La récession de 1974-1975 a été l’irruption à la surface de l'une des lois les plus fondamentales de l'économie capitaliste identifiée par Marx: la baisse tendancielle du taux de profit.

Pendant le boom, cette tendance a pu être contenue en raison de l'augmentation de la productivité du travail au sein du système industriel existant. Quand ce n'était plus suffisant, le capital a réagi aux États-Unis et dans le monde par une restructuration fondamentale de l'économie.

Elle a pris la forme d'une offensive contre la classe ouvrière à partir du début des années 1980, la destruction de pans entiers de l'industrie, l'externalisation des processus de production pour profiter de sources de main-d'œuvre moins chères au niveau international, le développement accéléré des technologies informatiques et le recours croissant aux opérations financières spéculatives comme base de l'accumulation de profits.

La redistribution des revenus vers le haut à hauteur de 50.000 milliards de dollars, réalisée sous les mandats républicains et démocrates et imposée par la bureaucratie syndicale, qui s'est transformée en agence de premier plan du capital, n'a pas été le résultat d'un «choix» fait par la population aux urnes. C'était le résultat d'impulsions objectives, émanant du cœur même de l'économie capitaliste elle-même, qui déterminaient, au bout du compte, la direction et les opérations de toute la superstructure politique.

De manière significative, Price et Edwards, les auteurs du rapport RAND, n'ont pas commenté la cause de l'augmentation des inégalités, affirmant que «plus de travail» doit être mené dans ce domaine.

Mais l'analyse scientifique, basée sur les lois de l'économie capitaliste découvertes par Marx, en révèle la source. Sa conclusion, décriée par les économistes bourgeois de tous bords politiques au fil des décennies, était que la logique objective inhérente au système de profit capitaliste, quels que soient les rebondissements de son développement historique, était l'accumulation de vastes richesses à un seul pôle et la pauvreté et misère à l'autre.

Des conclusions politiques claires s'ensuivent, que toutes sortes de «critiques», surtout de la «gauche» cherchent à masquer, à savoir que la seule façon pour la classe ouvrière de prendre le contrôle de son propre destin et d'utiliser les vastes richesses et les forces productives crées par son travail, est de mettre fin au système de profit, c'est-à-dire l'expropriation des expropriateurs en plaçant les grandes entreprises et le système financier sous la houlette de la collectivité publique, démocratiquement contrôlés.

Quelle alternative est proposée par les «critiques»? Elle est résumée dans la conclusion de l'article du Time rédigé par Nick Hanauer, spécialiste du capital-risque, et David Rolf, fondateur de la section locale 775 du Syndicat international des employés des services.

Après avoir écrit sur la nécessité d'«expériences» pour développer un pouvoir accru des travailleurs, ils concluent: «Il y a peu de preuves que le gouvernement actuel a un intérêt à régler cette crise. Notre espoir est qu'un gouvernement Biden serait historiquement audacieux.» En d'autres termes, la classe ouvrière doit rester piégée dans le cadre de la politique capitaliste.

L'article dans Foreign Affairs de l'économiste de «gauche» Mariana Mazzucato, intitulé «Le capitalisme après la pandémie, comment assurer la bonne reprise», publié le 2 octobre, est une autre tentative pour obscurcir les causes fondamentales de la crise actuelle.

Elle commence son article par une analyse de la réponse à la crise financière de 2008. Le renflouement de 3000 milliards de dollars du système financier a permis aux grandes entreprises et aux banques d'investissement de récolter les fruits de la reprise alors que la population se retrouvait «avec une économie mondiale tout aussi brisée, inégale et à forte intensité de carbone qu'auparavant. Maintenant, alors que les pays sont sous le choc de la pandémie du COVID-19 et des confinements qui en résultent, ils doivent éviter de faire la même erreur».

Les «efforts de sauvetage» actuels des gouvernements et des banques centrales sont nécessaires, mais «il ne suffit pas que les gouvernements interviennent simplement en tant que dépensiers de dernier recours en cas de défaillance des marchés ou de crise. Ils devraient façonner activement les marchés afin qu'ils produisent le type de résultat à long terme qui profite à tous. Le monde a raté l'occasion de le faire en 2008, mais le destin lui a donné une autre chance».

Ce qui s'est produit en réponse à la crise financière mondiale n'était pas une «erreur» mais une réponse de classe. En 2008, la financiarisation qui avait commencé avec la fin du boom d'après-guerre avait atteint un point tel que toute l'économie américaine dépendait de la spéculation, de la corruption et de la criminalité pure et simple de Wall Street – une situation qui a conduit le président George W. Bush à commenter au plus fort de la crise: «tout ça est foutu».

Au lendemain de 2008, les billions de dollars injectés sur les marchés financiers par la Banque fédérale (Fed), via des taux d'intérêt excessivement bas et un assouplissement quantitatif, ont porté la montagne de capitaux financiers fictifs à des sommets encore plus élevés et lorsque la pandémie a frappé, l'ensemble du système financier se figeait à la mi-mars, nécessitant une intervention encore plus forte du gouvernement et de la Fed.

Mazzucato est bien consciente de l'ampleur de ce processus. Comme elle le note: «La plupart des bénéfices du secteur financier sont réinvestis dans la finance – banques, compagnies d'assurance et immobilier – plutôt que d'être affectés à des utilisations productives telles que les infrastructures ou l'innovation […] La structure actuelle de la finance alimente donc un système de dette et des bulles spéculatives qui, lorsqu'elles éclatent, amènent les banques et autres à demander l'aide du gouvernement».

Mais maintenant, affirme-t-elle, ce système peut d'une manière ou d'une autre faire volte-face, donnant au monde une chance de créer une meilleure économie qui «générerait moins d'inégalités» et serait «plus inclusive et durable».

Comment expliquer ce point de vue, qui contredit une réalité dont l'auteur a pleinement conscience?

En un mot, la politique. Mazzucato fait partie d'un milieu «de gauche», basé dans des sections de la classe moyenne supérieure, qui, tout en critiquant l'économie capitaliste, est profondément hostile à la lutte indépendante de la classe ouvrière, de peur que cela ne mette en danger ses privilèges sociaux et économiques, et donc fabrique des illusions quant à la perspective d'une réforme.

Dans la mesure où Mazzucato tente de revêtir cette illusion d’un point de vue théorique, elle soutient que les crises du capitalisme ne découlent pas de ses contradictions objectives et insolubles mais de fausses façons de raisonner.

Après avoir détaillé la crise actuelle, sous le sous-titre «Repenser la valeur», elle écrit: «Tout cela suggère que la relation entre le secteur public et le secteur privé est rompue. Pour y remédier, il faut d'abord s'attaquer à un problème sous-jacent en économie: la discipline s'est trompée sur le concept de valeur. »

Mais comme Mazzucato le sait bien, Marx, s'appuyant sur les travaux des économistes politiques classiques qui l'avaient précédé, établit dans le premier chapitre du Capital, traitant de la forme cellulaire de l'économie capitaliste, la marchandise, que la valeur n'est pas un concept mais une relation sociale objective.

La valeur n'est pas anhistorique. Elle naît dans un système socio-économique historique spécifique, le capitalisme, dans lequel la production est sociale mais se réalise par des propriétaires des moyens de production privés. La valeur des marchandises ne leur est pas attribuée ni par leurs acheteurs ni par leurs vendeurs, mais elle est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire qui y est incorporée et en vient à être représentée par l'argent.

Le mode de production capitaliste émerge de la production marchande lorsque la force de travail, seule marchandise possédée par la classe ouvrière, est achetée et vendue sur le marché et, après avoir été achetée par les propriétaires des moyens de production, est mise au travail pour extraire de la valeur supplémentaire ou de la plus-value. Cette plus-value constitue la base du profit industriel et des autres formes de revenus qui reviennent aux propriétaires fonciers, aux banques et aux financiers.

Le but de ce système n'est pas la production des biens et services nécessaires à l'avancement de la société mais l'accumulation d’argent, qui représente la valeur. L'argent, comme Marx l'a expliqué, est le début et la fin du processus et donc une situation se présente nécessairement où le capital financier en vient à dominer le système et où tout l'establishment politique et économique se consacre à la défense des intérêts de cette oligarchie, quel qu'en soit le coût social, et, comme la pandémie l'a si graphiquement révélé, y compris la vie elle-même.

Aucun diable, a écrit Trotsky, n'a jamais volontairement coupé ses propres griffes. Et les griffes de l'oligarchie financière, qui s'enfoncent plus profondément dans le corps de la société, ne sortent pas d'évaluations incorrectes de ce qui constitue la valeur.

Elles sont le résultat nécessaire d'un ordre socio-économique basé sur la propriété privée des moyens de production, qui est maintenant entré dans un état de pourrissement avancé et qui doit maintenant être renversé de fond en comble par la classe ouvrière et remplacé par le socialisme pour que le progrès humain continue.

Le fait que de tels efforts désespérés soient faits pour obscurcir et mystifier la logique économique objective destructrice de l'ordre capitaliste afin d'essayer de bloquer la compréhension de cette tâche est un signe certain que cette dernière est bel et bien placée à l'ordre du jour.

(Article paru en anglais le 8 octobre 2020)

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