Décès à 81 ans de Stephen F. Cohen, biographe de Nikolaï Boukharine

Stephen F. Cohen, professeur émérite d’études russes à l’université de New York, est décédé le 18 septembre des suites d’un cancer. Sa vie théorique et politique était surtout liée à la biographie de Nikolaï Boukharine (1888-1938), une des principales figures de la lutte interne du parti dans les années 1920, qu’il a écrite en 1973. Ce livre, qui cherchait à présenter Boukharine, plutôt que Léon Trotsky, comme la principale alternative au stalinisme, a constitué la base du rôle éminent de Cohen en tant qu’intellectuel public dans la phase finale de la restauration stalinienne du capitalisme en URSS.

Cohen est né au Kentucky en 1938, la même année où Boukharine est exécuté dans le cadre de la Grande Terreur stalinienne. Cohen entreprend des études sur les services publics et l’économie à l’université de l’Indiana à la fin des années 1950 et au début des années 1960, études qui coïncident avec la période du «dégel» en Union soviétique sous Nikita Khrouchtchev.

La reconnaissance partielle par Khrouchtchev de certains des pires crimes de Staline lors du XXe congrès du Parti communiste de l’URSS en 1956 provoque alors une onde de choc dans le mouvement communiste au niveau international. Combinant un assouplissement limité de la censure et des réformes favorables au marché, le dégel de Khrouchtchev est une période d’énorme essor politique et intellectuel au sein de l’Union soviétique. Une grande partie des travailleurs et des intellectuels cherchent alors une alternative de gauche au stalinisme et un «retour au vrai Lénine».

Aux États-Unis et au Royaume-Uni, plusieurs travaux historiques importants sur la révolution russe et la lutte de l’Opposition de gauche dans les années 1920 contre la bureaucratie stalinienne contribuent alors à susciter un intérêt croissant pour le personnage de Trotsky. Parmi ces ouvrages, citons La Révolution bolchevique en plusieurs volumes d’E. H. Carr et Conscience of the Revolution. Communist Opposition to Stalinism (1960) de Robert V. Daniels. Entre 1953 et 1963, une biographie monumentale de Léon Trotsky en trois volumes écrite par Isaac Deutscher parait en anglais.

Ces ouvrages ébranlèrent considérablement le modèle dit totalitaire de l’histoire soviétique, dans lequel le «totalitarisme» stalinien était dépeint comme une conséquence directe du marxisme et la révolution d’Octobre comme rien de plus qu’un «coup» mené par une clique de criminels dirigée par Lénine.

C’est dans ce climat que Cohen est attiré par la question des «alternatives» au stalinisme. Robert C. Tucker, qui venait de terminer son service diplomatique à l’ambassade des États-Unis à Moscou et qui allait devenir pour longtemps un ami et un mentor de Cohen, l’encourage fortement dans cette voie. Dans cette recherche, cependant, il se concentre très tôt sur la recherche de forces «d’opposition» au sein de l’appareil stalinien. Plus tard, il note que dans les deux décennies qui suivent la destitution de Khrouchtchev en 1964, «mon principal projet a été d’identifier les forces pro-réformes et leurs idées au sein de la bureaucratie obscure du parti communiste au pouvoir». (Stephen F. Cohen, Soviet Fates and Lost Alternatives: From Stalinism to the New Cold War, Columbia University Press, p. x, italique ajouté).

Sa biographie de Boukharine de 1973, basée sur sa thèse de 1969, fait partie d’une série d’études publiées à la fin des années 1960 et au début des années 1970, dans lesquelles des personnages assassinés par Staline et pratiquement effacés de l’historiographie officielle – y compris des opposants de gauche comme Evgueni Preobrajensky, Nikolaï Mouralov ou Ivar Smilga, ou d’autres dirigeants du Parti bolchevik comme Alexei Rykov ou Lomov – sont nommés, souvent pour la première fois depuis des décennies, et soumis à une analyse plus approfondie. Ces travaux comprennent les études d’Alexander Rabinowitch sur la révolution à Petrograd et des recherches plus approfondies sur l’Opposition de gauche menées par Richard B. Day et d’autres.

Dans le contexte des grandes luttes de la classe ouvrière au niveau international, ces livres ont été lus par de nombreux intellectuels et travailleurs socialistes non seulement comme des ouvrages théoriques mais aussi comme une base historique pour leur propre orientation politique. Dans le cadre de ce développement plus large, la biographie de Boukharine par Cohen – la première en anglais –apparait comme un effort pour contrecarrer l’intérêt alors croissant pour Trotsky et la compréhension que l’Opposition de gauche représentait la principale opposition au stalinisme.

Dans sa préface, Cohen reconnait qu’il cherchait «à réviser l’interprétation habituelle qui considère la Révolution bolchevik après Lénine principalement en termes de rivalité entre Staline et Trotsky». (Stephen F. Cohen, Nicolas Boukharine: la vie d’un bolchevik (1888-1938), Paris, Maspero, 1979) Au lieu de cela, il essaie de présenter Boukharine non seulement comme le principal théoricien du bolchevisme, mais aussi comme la principale opposition à Staline.

Boukharine était en effet une figure importante du Parti bolchevik. Bolchevik depuis 1906 et plus jeune membre du Politburo en 1917, Boukharine était extrêmement populaire, un écrivain de talent et un révolutionnaire dévoué. Son destin final, comme celui de la plupart des «vieux bolcheviks», fut tragique. Cependant, la présentation de Boukharine par Cohen comme une figure centrale en 1917, en deuxième position après Lénine, et comme la principale alternative politique au stalinisme, est sérieusement trompeuse et contredit le dossier historique.

Dans les années 1920, Boukharine a joué un rôle central dans la lutte de la bureaucratie stalinienne émergente contre l’Opposition de gauche. En fait, si la faction stalinienne avec tous ses zigzags erratiques et ses manœuvres opportunistes avait une tête idéologique, c’était bien Boukharine. C’est Boukharine qui, en 1923, a introduit la notion de mouvement vers le socialisme à «un rythme de tortue». À l’automne 1924, c’est également Boukharine qui a été le premier à formuler ouvertement la «théorie du socialisme dans un seul pays» que Staline a adoptée ouvertement en décembre 1924, une répudiation explicite de la stratégie de révolution socialiste internationale qui avait constitué la base de la révolution de 1917.

Cette orientation politique nationaliste était liée à l’orientation de plus en plus ouverte de la bureaucratie vers des couches plus privilégiées, semi-bourgeoises et bourgeoises de la paysannerie, résumée dans le tristement célèbre appel de Boukharine aux koulaks (paysans plus aisés) en 1925: «Enrichissez-vous».

Cette orientation de classe a sous-tendu les innombrables attaques infâmes contre Trotsky et la théorie de la révolution permanente que Boukharine a rédigée dans les pages des journaux et revues les plus importants de la presse du parti. Tout au long de la lutte interne du Parti dans les années 1920, Trotsky a averti très clairement que le programme de Boukharine représentait le plus clairement les tendances restaurationnistes au sein de la bureaucratie et de la société soviétique.

Le rôle de Boukharine au sein de l’Internationale communiste (Komintern), dont il est devenu membre du comité exécutif en 1926, n’a pas été moins désastreux sur le plan politique, mais il a été pratiquement ignoré par Cohen. Il a aidé à articuler et à développer des politiques opportunistes et une orientation vers les couches non prolétariennes qui ont abouti à des trahisons historiques majeures, surtout celle de la révolution chinoise de 1925-1927.

En 1928, Boukharine a rédigé le projet de programme du Komintern, que Trotsky a soumis à une critique cinglante. Trotsky a démontré que la politique stalinienne du Komintern représentait un retour à la théorie menchévik en deux étapes, selon laquelle la révolution socialiste de la classe ouvrière dans les pays arriérés devait être reléguée au futur et subordonnée pendant une période historique prolongée à la lutte pour une révolution démocratique bourgeoise.

En 1917, Trotsky et Lénine, qui en avril de cette année-là avait adopté la conception de la révolution permanente de Trotsky, durent lutter contre toute adaptation à de telles conceptions dans la direction bolchevik afin d’orienter le parti vers la prise du pouvoir. La Critique du programme de l’Internationale communiste de Trotsky, dans laquelle il développe la stratégie internationaliste du mouvement marxiste, défend ces traditions politiques et devient le document fondateur de l’Opposition de gauche internationale.

Dans ce contexte, l’affirmation de Cohen selon laquelle Boukharine était le véritable leader théorique du «bolchevisme» était fausse et trompeuse. Le rôle théorique de Boukharine n’a pris de l’importance que lorsque la bureaucratie, sous la direction du duo Staline - Boukharine, s’est sentie obligée de réviser fondamentalement les principes fondamentaux du marxisme et du bolchevisme. Dans une lettre adressée au Politburo en 1927, Trotsky fait remarquer avec insistance:

Chaque nouvelle étape du développement du Parti de la Révolution, chaque livre nouveau, chaque nouvelle théorie à la mode ont suscité un nouveau zigzag et une nouvelle faute de la part de Boukharine. Toute sa biographie théorique et politique est un enchaînement de fautes au point de vue du bolchevisme. Les fautes que Boukharine a commises après la mort de Lénine dépassent de beaucoup – par l’ampleur, et surtout par les conséquences politiques – toutes ses fautes antérieures. Scholiaste qui stérilise le marxisme, qui en fait un jeu d’idées et fréquemment une sophistique verbale, Boukharine s’est révélé comme le «théoricien» qualifié de la période de glissement politique de la direction du parti de la voie prolétarienne dans la voie petite-bourgeoise. On ne peut pas y parvenir sans sophistique, de là le rôle «théorique» actuel de Boukharine.

L’«Opposition de droite» de Boukharine, Alexeï Rykov, Tomski et Lomov, que Cohen a essayé de présenter comme une alternative plus significative et viable que celle de Trotsky, n’avait en réalité pas de programme politique clair. Poussée par la crise céréalière massive de 1928 et son opposition au programme de collectivisation de masse, l’Opposition de droite était, comme l’a noté Robert V. Daniels, «un phénomène du moment, émergeant sur la scène politique avec peu de signes avant-coureurs. L’Opposition de droite n’avait pas d’antécédents en tant que déviation, pour la simple raison qu’avant son apparition en tant qu’opposition, elle avait été, à la fois comme groupe d’hommes et comme programme, une partie indissociable de la direction du parti elle-même.» (Robert V. Daniels, Conscience of the Revolution. Communist Opposition to Stalinism, West View, 1988, p. 322)

Dans les années 1930, Boukharine avait renoué une alliance politique avec Staline. En 1934, il devient le rédacteur en chef d’Izvestia, un grand journal du Parti, une position qu’il conservera pendant toute la première partie de l’horrible terreur stalinienne des années 1930.

L’histoire rend la tentative de Cohen de présenter Boukharine comme la principale alternative au stalinisme comme souvent incohérente dans les faits mêmes, pour ne pas dire malhonnête. La description de Boukharine par Cohen comme un défenseur du «pluralisme social et culturel» et un homme d’«intégrité intellectuelle» était un jugement motivé non pas tant par des faits historiques que par un accord politique. Cohen a discuté des écrits théoriques de Boukharine de manière assez détaillée et a documenté son orientation sociale vers les couches paysannes de la société soviétique et la «paysannerie mondiale» révolutionnaire; son éloignement précoce de la conception marxiste de la «lutte des classes» et son intérêt théorique substantiel pour la sociologie occidentale antimarxiste.

En fait, c’est dans ces conceptions politiques du milieu des années 1920 que Cohen a vu la principale pertinence politique contemporaine de Boukharine. Il conclut sa biographie en soulignant l’intérêt croissant pour les idées de Boukharine sur le «socialisme de marché» en Union soviétique et en Europe de l’Est, où la bureaucratie et les couches privilégiées de l’intelligentsia ont répondu à l’agitation croissante au sein de la classe ouvrière et à la crise des régimes staliniens en s’orientant de plus en plus ouvertement vers la restauration des rapports de propriété capitalistes.

Le portrait favorable de Boukharine brossé par Cohen a trouvé un certain écho lors de sa publication en 1973, car il a coïncidé avec un virage croissant des couches de l’intelligentsia et de la petite bourgeoisie qui se sont éloignées de toute orientation vers la classe ouvrière et le marxisme.

Cependant, ce n’est qu’avec le tournant de la bureaucratie stalinienne en URSS vers la restauration complète du capitalisme avec le programme de la «Perestroïka» de 1985 sous Mikhaïl Gorbatchev que la promotion de Boukharine, et par là même de la biographie de Cohen, a pris une signification politique immédiate.

Cohen est devenu l’un des intellectuels publics les plus connus aux États-Unis, s’exprimant régulièrement à la télévision et dans des émissions de radio telles que NPR sur les développements en URSS. Il noua avec Gorbatchev une amitié qui durera jusqu’à sa mort, et est devenu proche de la veuve de Boukharine, Anna Larina. À la fin des années 1980, alors que la promotion de Boukharine en URSS atteignait son apogée, il a également commencé à travailler comme conseiller du président américain George H. W. Bush alors que l’impérialisme américain tentait d’«aider» la bureaucratie stalinienne à détruire définitivement l’URSS. En 1988, Cohen épousa Katrina Vanden Heuvel, qui deviendra plus tard la rédactrice en chef de longue date de The Nation.

Les documents d’archives publiés à l’époque ont toutefois affaibli encore plus l’image que Cohen se faisait de Boukharine. La publication des lettres que Boukharine avait écrites à Staline en 1934-1936, en particulier, a peint l’image d’un homme qui n’était pas seulement politiquement brisé, mais qui cherchait aussi à sauver sa vie en trahissant et en dénonçant les autres. Bien que rien de tout cela n’ait empêché son exécution en fin de compte, Boukharine a bénéficié d’un traitement privilégié en prison et semble avoir évité une grande partie des tortures que les autres bolcheviks ont subies.

Dans quatre lettres adressées à «Koba», comme Boukharine appelait Staline, il a supplié pour sa vie, offrant son service dans la lutte contre Trotsky. Il promettait de «mener une campagne sur les procès, de mener une lutte mortelle contre Trotsky, de gagner de larges couches de l’intelligentsia vacillante, de devenir ce qui équivaut à un Anti-Trotsky et de mener cette affaire à la fois à grande échelle et avec un enthousiasme certain.» (Cité par Vadim Rogovin dans Political Genocide in the USSR, Mehring Books, 2009, p. 36)

Après 1991, Cohen n’a effectué aucune recherche significative dans les archives alors récemment ouvertes en Russie et n’a publié que quelques livres. Beaucoup d’éléments indiquent qu’il se considérait avant tout comme un personnage politique. Après trois décennies à Princeton, où il enseignait la politique depuis 1968, il est devenu professeur d’études russes à l’université de New York en 1998.

Dans un climat dominé par une combinaison d’anticommunisme manifeste et de mensonges néostaliniens de l’école postsoviétique de falsification historique, l’hostilité de Cohen envers Trotsky a pris de telles dimensions qu’il l’a relégué à une seule mention dans une note de bas de page de son livre Soviet Fates and Lost Alternatives, publié en 2009. Tout au long de sa carrière post-1991, il a, comme pratiquement tous ses collègues universitaires, obstinément ignoré l’étude révolutionnaire de Vadim Rogovin en sept volumes sur l’Opposition de gauche intitulée Was There an Alternative?.

Les dernières décennies de sa vie ont été dominées par ses tentatives de s’opposer à la campagne antirusse de plus en plus hystérique et aux préparatifs de guerre aux États-Unis, ce qui a fait de lui un paria dans les milieux libéraux et universitaires. Au début des années 2000, il a écrit un livre mettant en garde contre la dangereuse détérioration des relations OTAN-Russie, qui reconnaissait au moins certaines des conséquences économiques et sociales dévastatrices de la restauration même du capitalisme qu’il avait beaucoup contribué à soutenir.

Alors que l’hystérie antirusse a atteint des proportions stupéfiantes à la suite du coup d’État soutenu par l’impérialisme à Kiev en 2014, Cohen est apparu à la télévision et a écrit des éditoriaux, dénonçant certains des mensonges et contradictions les plus flagrants de la campagne antirusse. Grâce à ses interactions avec l’appareil d’État américain, Stephen Cohen était sans doute parfaitement conscient de l’ampleur et du danger des préparatifs de l’impérialisme américain en vue d’une guerre totale avec la Russie. Il a consacré son dernier livre, War with Russia? (2018), à la mise en garde contre les dangers d’une guerre entre les États-Unis et la Russie.

(Article paru en anglais le 13 octobre 2020)

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