Une présentation du chef du Commandement Sud de l’armée américaine (SOUTHCOM) et un rapport de l’expert en chef de l’US Army War College sur l’Amérique latine, publiés coup sur coup ces deux dernières semaines, mettent en garde contre l’influence croissante de la Chine dans la région. Ensemble, ils constituent une instruction au nouveau gouvernement Biden que Washington doit intensifier ses efforts pour affirmer l’hégémonie impérialiste en Amérique latine dans le cadre des préparatifs pour une confrontation mondiale avec la Chine.
Le chef de SOUTHCOM, l’amiral Craig Faller, a déclaré mercredi à des journalistes du Pentagone que «l’avantage compétitif de l’impérialisme américain [dans la région]… s’érode, en particulier en ce qui concerne l’influence chinoise».
Il a présenté ce défi en grande partie comme la question d’un manque de la Chine à «jouer selon les règles mondiales», c’est-à-dire les règles imposées au cours du 20e siècle et sous-tendant l’hégémonie mondiale des États-Unis.
«Je pense que ce qu’ils font [dans la région] correspond à ce qu’ils font au niveau mondial. Ils déploient les grands moyens afin que la Chine devienne la puissance dominante dans le monde», a déclaré l’amiral.
«Ils sont arrivés avec le même type d’accords d’infrastructure, de prêts, qu’ils ont utilisés dans le monde entier pour gagner en influence», a-t-il dit. «Ils arrivent avec des accords que personne ne peut concurrencer parce que l’industrie américaine doit être une concurrence loyale respectant le droit».
De qui se moque-t-il? Les entreprises américaines ont utilisé des méthodes criminelles pour dicter leurs conditions aux pays d’Amérique latine. Elles ont aidé au renversement des gouvernements qui ne les acceptaient pas depuis le début du siècle dernier, de l’United Fruit Company au Guatemala en 1954 au rôle joué par les grandes compagnies pétrolières et les capitaux financiers américains dans la campagne de changement de régime au Venezuela aujourd’hui, en passant par ITT et Anaconda Copper au Chili en 1973.
Faller a reconnu qu’il y a quatre ans, un seul gouvernement de la région avait signé l’«Initiative Belt and Road» — l’énorme programme mondial d’infrastructures de Pékin visant à relier les marchés chinois à l’Eurasie et au-delà, par terre et par mer — mais qu’aujourd’hui, 19 l’avait fait.
La Chine est devenue le premier prêteur et investisseur d’Amérique latine et est sur le point de dépasser les États-Unis en tant que principal partenaire commercial. Elle est déjà le premier partenaire du Brésil, du Chili, du Pérou et de l’Uruguay, et le deuxième pour de nombreux autres pays.
Le commerce total entre la Chine et la région est passé de 17 milliards de dollars en 2002 à près de 315 milliards de dollars en 2019. En pleine pandémie de COVID-19, la reprise de l’économie chinoise a permis de poursuivre cette croissance, alors même que les échanges commerciaux avec les États-Unis, l’Europe et le Japon ont fortement diminué.
En plus d’insinuer que la croissance de l’influence économique de la Chine en Amérique latine pourrait être due à la fraude, la corruption et l’extorsion, l’amiral Faller a aussi insisté pour dire que l’intérêt principal de Pékin était de développer des «infrastructures portuaires maritimes» et des «ports en eau profonde», notant que la Chine avait «signé 40 accords de ports commerciaux dans la zone d’opérations de SOUTHCOM». Ces accords, a-t-il accusé, étaient principalement d’ordre militaire.
«À quoi cela ressemble-t-il si la Chine a un contrôle stratégique du détroit de Magellan, ou du canal de Panama, des approches du golfe du Mexique par un port des Caraïbes? À quoi cela ressemble-t-il dans un conflit mondial?» a demandé Faller. «Le canal de Panama est un important point d’étranglement mondial. Nous étions inquiets de voir que la Chine travaillait sur des accords portuaires de part et d’autre du canal».
«Dans un conflit global chinois, ce serait certainement l’une des considérations clés: comment défendre ce canal?» a déclaré Faller.
Le commandant du SOUTHCOM a également dénoncé l’Armée populaire de libération chinoise (APL) pour avoir fourni aux forces armées latino-américaines «des équipements gratuits, du matériel gratuit et un entraînement gratuit sans condition». Il a pris particulièrement ombrage du fait que l’APL ne fournissait pas de formation aux droits de l’homme, «les choses qui sont importantes pour nous».
Quelle hypocrisie! La «formation aux droits de l’homme» des États-Unis n’a rien fait pour empêcher l’armée colombienne — à qui on a accordé 448 millions de dollars d’aide américaine cette année seulement — d’assassiner des dizaines de milliers de personnes dans le cadre de sa campagne dite des «faux positifs» consistant à prendre délibérément pour cible des civils et à prétendre ensuite qu’il s’agissait d’insurgés armés. Au cours du dernier demi-siècle, on a commis avec l’aide directe du Pentagone des crimes similaires, et pires encore, dans toute l’Amérique latine.
«Nous les avons même trouvés en train de donner des cours comme quoi les États-Unis n’étaient pas un partenaire de choix, donnés par l’APL aux armées de nations partenaires, ici dans l’hémisphère» a ajouté Faller, «je trouve cela alarmant et choquant.» Choquant! Comme si l’École militaire des Amériques n’avait pas donné pendant des décennies des cours d’anticommunisme renforçant et légitimant l’idéologie fasciste d’officiers latino-américains qui ont mené coups d’État et dictatures meurtrières soutenus par la CIA.
Deux semaines après l’élection présidentielle du 3 novembre, l’expert de l’hémisphère occidental de l’US Army War College, Evan Ellis, a fourni une expression encore plus effrayante de la façon dont le Pentagone percevait l’influence chinoise en Amérique latine dans un article publié par le «Centre for Strategic and International Studies» (CSIS), un groupe de réflexion de Washington lié à l’appareil militaire et de renseignement américain,.
Ellis a placé la question dans le contexte des préparatifs du Pentagone pour une nouvelle guerre mondiale entre les États-Unis et la Chine, deux puissances nucléaires.
«Dans le contexte d’hostilités à grande échelle avec les États-Unis… les relations militaires de la RPC dans la région seraient probablement utilisées à tous les stades de la campagne de portée mondiale nécessaire pour mener ce conflit», écrit Ellis.
Il poursuit: «En cas de combat prolongé en Asie, la RPC pourrait persuader ou intimider un ou plusieurs acteurs en Amérique latine pour permettre à l’APL d’utiliser ses ports, ses terrains d’aviation ou d’autres installations pour soutenir des opérations contre les États-Unis. Si elle est difficile à imaginer aujourd’hui, une telle autorisation pourrait être moins impensable dans un scénario futur où la croissance continue, l’amélioration de la qualité et l’expérience opérationnelle de l’APL amènent certains gouvernements d’Amérique latine et des Caraïbes à remettre en question la capacité des États-Unis à l’emporter ou à soutenir un conflit coûteux… »
« Si certains gouvernements latino-américains décidaient de “parier contre les États-Unis” et de permettre à la RPC d’utiliser leurs installations à des fins militaires, les connaissances accumulées par l’APL sur les dirigeants militaires, les forces, l’organisation, l’infrastructure et l’environnement opérationnel de l’Amérique latine augmenteraient la rapidité et l’efficacité avec lesquelles elle pourrait établir une présence en temps de guerre pour mener des opérations contre les États-Unis».
Derrière cette sombre perspective il y a la tentative prolongée de l’impérialisme américain de compenser l’érosion de son hégémonie mondiale par une escalade du militarisme. Ces efforts ne feront que continuer sous un gouvernement de Biden et des démocrates qui ont fait campagne contre Trump en l’accusant d’être trop «doux» avec la Russie et la Chine.
Le Pentagone considère l’Amérique latine comme un champ de bataille dans une prochaine troisième guerre mondiale et se prépare en conséquence. Il cherche à renforcer ses liens avec les forces armées de la région, notamment, comme dans les années 1960 et 1970, par la promotion de coups d’État militaires et de dictatures pour faire face au défi révolutionnaire croissant émanant de la classe ouvrière.
(Article paru d’abord en anglais le 5 decembre 2020)