La grève de plus de 3000 travailleurs qui se poursuit depuis un mois dans deux usines Toyota à Bidadi, une ville du sud de l’Inde située dans l’État du Karnataka, court un danger imminent. Le ministre en chef du Karnataka, BS Yediyurappa, s’est entretenu lundi à huis clos avec la direction de l’entreprise et les hauts fonctionnaires de son gouvernement pour faire pression afin de stopper la grève, notamment en déployant les mesures répressives de l’État si nécessaire.
Yediyurappa a ordonné au secrétaire en chef de son gouvernement suprémaciste hindou du parti Bharatiya Janata de «prendre les mesures nécessaires pour rétablir la normalité chez Toyota Kirloskar Motor (TKM)». Le secrétaire en chef TM Vijay Bhaskar convoquera une réunion avec de hauts fonctionnaires aujourd’hui [mardi] pour annoncer en quoi consisteront ces «mesures nécessaires».
Dans un article de l’Economic Times parlant de la réunion qui allait avoir lieu, une source familière avec le complot visant à briser la résistance des travailleurs a expliqué que le gouvernement pourrait poursuivre les travailleurs pour obstruction à la production de l’usine. «Une fois que le gouvernement aura sanctionné les poursuites, la direction laissera une brève période aux employés pour se présenter au travail. Ceux qui défieront l’ordre du gouvernement et ne reprendront pas le travail s’exposeront à un licenciement sommaire», poursuit la source.
Plus de 3000 grévistes dans deux usines de TKM ont lancé une grève avec occupation d’usine le 9 novembre dernier, après qu’un dirigeant syndical qui avait cherché à transmettre à la direction les griefs des travailleurs à propos de l’accélération des cadences ait été licencié. Un jour plus tard, la direction a mis les travailleurs en lock-out dans ce complexe tentaculaire de 175 hectares situé à environ 50 kilomètres de Bengaluru. TKM, qui appartient à 89 % au géant automobile japonais Toyota et à 11 % au conglomérat indien Kirloskar, exige une augmentation de 25 % de la production pour que l’usine de Bidadi reste compétitive au niveau mondial. Cela obligerait les travailleurs de l’automobile à produire 100.000 véhicules par mois au lieu de l’objectif actuel de 80.000.
Trois jours après le début de la grève, la direction a intensifié ses provocations en sanctionnant 39 travailleurs pour «mauvaise conduite» prétendue, même si l’usine était alors fermée. Le gouvernement de l’État est alors intervenu pour donner un ordre de retour au travail qui oblige les travailleurs à signer un engagement acceptant l’objectif de production accrue et promettant de ne pas s’engager dans des activités préjudiciables aux intérêts de l’entreprise. Bien que le syndicat ait indiqué qu’il était prêt à accepter cet ordre, les grévistes ont rejeté ses conditions et continuent de le défier. (Voir Toyota workers in India continue strike, defy state back-to-work order – Les travailleurs de Toyota en Inde poursuivent leur grève, défiant l’ordre de retour au travail de l’État).
Les commentaires des ministres du gouvernement qui ont participé à la réunion de lundi ont clairement montré qu’ils sont tout à fait du côté du patronat et de l’élite entrepreneuriale dans son ensemble, qui souhaite une fin rapide de la grève de peur qu’elle ne déclenche une éruption plus large de la colère de la classe ouvrière contre les conditions de travail misérables. «Il est impossible de laisser la grève se poursuivre, car elle portera préjudice aux familles d’un certain nombre de travailleurs ainsi qu’à l’image du Karnataka en tant qu’État favorable à l’industrie», a déclaré le ministre du Travail Shivaram Hebbar à l’Economic Times .
Prétendant faussement que «le Karnataka est un État pacifique, et libre de toute agitation industrielle», le ministre du Travail souligne la priorité accordée par le gouvernement de l’État formé par le parti BJP aux intérêts des investisseurs. «Le ministre en chef BS Yediyurappa ne veut pas que notre État acquière une image négative à l’extérieur à cause de cette grève, déclare-t-il. Le but même des récentes modifications aux normes du travail est d’attirer plus d’investissements.»
C’est là une référence à la volonté impitoyable de l’élite dirigeante indienne, menée par le gouvernement BJP du premier ministre Narendra Modi, de concurrencer la Chine en tant que plate-forme de main-d’œuvre bon marché pour les sociétés et les investisseurs du monde entier. À cette fin, Modi a lancé un assaut général contre les mesures de protection des travailleurs et toutes les réglementations commerciales pour effectuer ce qu’il a appelé un «pas de géant» de réformes en faveur des investisseurs.
Démontrant bien que l’entreprise a obtenu tout ce qu’elle voulait lors de la réunion de lundi, le vice-président de TKM, Vikram Kirloskar, a qualifié la réunion d’«excellente».
Le déploiement de toute la force étatique contre les grévistes bénéficie du soutien de toute l’élite au pouvoir. Bien conscients de l’opposition croissante des travailleurs qui font face à des niveaux flagrants d’inégalité sociale et des salaires de misère, ainsi que de la mauvaise gestion criminelle de la pandémie de la COVID-19 par les autorités, les dirigeants d’entreprise et les super-riches veulent envoyer un message aux autres catégories de travailleurs en réprimant brutalement cette grève. Comme l’a déclaré l’Association des employeurs du Karnataka dans une récente lettre à Yediyurappa, lui demandant d’intervenir pour écraser «toute agitation illégale», la grève chez Toyota menace de s’étendre et de «corrompre... les relations industrielles dans toute la région».
TKM emploie quelque 6500 travailleurs, dont 3460 ouvriers syndiqués sur ses chaînes de montage. Le reste est constitué de superviseurs et de personnel de bureau. Le ministre du Travail a affirmé que 700 travailleurs ont signé un engagement à s’«autodiscipliner» au travail et ont repris le travail sur la base d’un accord pour atteindre de nouveaux objectifs de production. La direction a toutefois admis que les chaînes de montage fonctionnaient à moins de 10 % de leur capacité en date du 3 décembre.
S’adressant au WSWS, un travailleur en grève a déclaré: «La direction de TKM continue d’insister pour que les travailleurs prennent des engagements avant d’entrer dans l’usine et, à cet effet, elle envoie des messages par l’intermédiaire de WhatsApp et publie des textes en ligne. La direction mène également des tactiques de division». Elle tente notamment d’inciter les travailleurs à accepter les nouveaux objectifs de production en offrant à certains d’entre eux la perspective d’une augmentation de salaire au début de l’an prochain. «On parle d’une grosse différence de 15.000 roupies (environ 200 dollars), tout un saut dans l’échelle salariale», explique le travailleur.
La capacité de l’employeur d’affaiblir la grève en recourant à de telles méthodes est le résultat de l’impasse dans laquelle les grévistes ont été conduits par le syndicat des employés de TKM (TKM Employees Union – TKMEU), qui a isolé la lutte des travailleurs de Toyota. Le All India Trade Union Congress (AITUC) et le Centre of Indian Trade Unions, dirigés par les staliniens, ainsi que le Joint Committee of Trade Unions (JCTU), toutes des organisations qu’ils dirigent politiquement, ont verbalement exprimé leur soutien à la lutte des travailleurs de Toyota, mais n’ont jamais rien fait dans les faits pour mobiliser la classe ouvrière afin de les défendre face à l’escalade de l’assaut combiné du patronat et de l’État.
La grève des travailleurs de TKM ne peut réussir que si elle est immédiatement élargie à tous les travailleurs de l’automobile et de l’industrie dans toute la région de Bengaluru et au-delà. Les travailleurs ne sont pas seulement engagés dans une lutte contre un employeur particulièrement impitoyable, mais contre l’ensemble de l’élite dirigeante et son appareil d’État, tous deux déterminés à forcer les grévistes à retourner dans les usines pour travailler dans des conditions proches de l’esclavage afin d’accroître les profits des sociétés. La mobilisation massive de la classe ouvrière dans une lutte politique contre l’assaut de la classe dirigeante contre leurs conditions de travail et leurs droits travailleurs est le seul moyen viable de résister aux menaces du gouvernement de l’État de poursuivre les travailleurs et de briser la grève.
Les conditions pour mener en Inde une telle lutte sont extrêmement favorables. Il y a moins de deux semaines, des dizaines de millions de travailleurs ont pris part à une grève générale nationale pour protester contre les mesures d’austérité du gouvernement Modi et le saccage des normes de travail. Les agriculteurs pour leur part sont engagés dans un mouvement de masse contre la déréglementation de l’agriculture qui vise à renforcer l’emprise des vastes entreprises agro-industrielles. Tout appel des travailleurs de l’automobile pour que les ouvriers et les travailleurs ruraux appauvris de toute l’Inde se joignent à leur lutte et la soutiennent serait accueilli avec beaucoup d’enthousiasme.
Pour lutter pour ce programme, les travailleurs en grève de TKM doivent créer leurs propres organisations indépendantes – des comités d’action réunissant les travailleurs de la base – pour prendre le contrôle de la grève entre leurs mains. Ces comités doivent établir des liens avec les travailleurs de toutes les autres installations industrielles de la région, lancer des appels pour mener une grève de solidarité et appeler à une grève générale de tous les travailleurs pour obliger le gouvernement de l’État à retirer ses menaces d’intimidation contre les grévistes de TKM.
La lutte contre les multinationales géantes comme Toyota et les tentatives de l’élite dirigeante d’offrir les travailleurs indiens comme main-d’œuvre à bon marché exigent avant tout une stratégie socialiste internationale. Les travailleurs en grève doivent unifier leurs luttes avec leurs frères et sœurs de classe aux États-Unis, en Europe et au Japon, qui sont confrontés au même assaut contre leurs salaires et leurs conditions de travail par les mêmes sociétés et élites dirigeantes qui ne sont pas moins impitoyables dans leur insatiable quête de profits.
(Article paru en anglais le 8 décembre 2020)