La subvention salariale du Canada pour la pandémie: Une caisse noire pour les riches actionnaires et dirigeants d'entreprise

Plusieurs reportages récents ont révélé comment l'élite dirigeante du Canada utilise les programmes gouvernementaux de soutien pour la pandémie, apparemment destinés aux travailleurs, pour s'octroyer de somptueux bonus et des versements aux actionnaires. Au centre du scandale se trouve la Subvention salariale d'urgence du Canada (SSUC), qui devrait coûter plus de 68 milliards de dollars d'ici à sa dissolution en juin 2021. Dans le cadre de ce programme, les employeurs qui peuvent démontrer des pertes de revenus importantes peuvent obtenir une subvention salariale du gouvernement fédéral pouvant atteindre 75 % des salaires de leurs travailleurs.

Source: ministère des Finances de Canada, Twitter

Les enquêtes menées simultanément par la CBC et le Financial Post ont révélé que la SSUC est utilisée par les grandes compagnies comme une simple caisse noire pour augmenter les paiements aux actionnaires et les primes des dirigeants. Le Post a découvert que 68 entreprises ont reçu un total de 1,03 milliard de dollars en SSUC tout en payant plus de 5 milliards de dollars en dividendes aux actionnaires. Les reportages étaient limités aux sociétés cotées en bourse utilisant des informations divulguées dans le cadre des rapports financiers de routine, ce qui indique que l'ampleur réelle de ce vol flagrant de fonds publics est bien plus importante. Face aux demandes de renseignements des journalistes, le gouvernement libéral de Justin Trudeau a refusé catégoriquement de rendre public le nom de toutes les sociétés qui ont participé au programme de subventions salariales.

Les entreprises citées dans les reportages ne sont pas les magasins du coin, les restaurants et autres petites entreprises que le gouvernement présente comme les bénéficiaires de la SSUC, mais de grandes sociétés bien connues qui génèrent d'énormes revenus. Prenons l'exemple d'Imperial Oil, le géant pétrolier vieux de 140 ans qui détient des parts importantes dans les sables bitumineux de l'Alberta et dont la majorité des actions sont détenues par la société américaine Exxon Mobil. Elle a collecté 120 millions de dollars de subventions salariales, tout en émettant 320 millions de dollars de dividendes.

Certaines entreprises ont procédé à des licenciements massifs alors même qu'elles obtenaient ces aides du Trésor public. Par exemple, Leon's, une grande chaîne de vente de meubles au détail, a pu faire état de chiffres impressionnants même si le coronavirus a ravagé l'ensemble du secteur. Elle a reçu 29,8 millions de dollars de subventions salariales tout en versant à ses investisseurs 9,8 millions de dollars de dividendes. L'entreprise a également dépensé 36,2 millions de dollars en rachats d'actions. Bien qu’elle ne soit clairement pas en manque de ressources, elle a licencié 6000 travailleurs des différentes chaînes qu'elle possède, dont The Brick et Appliance Canada. Parmi eux, 5 % n'ont toujours pas été réembauchés, selon la société.

L'entreprise de transport routier TFI International a renvoyé 1500 travailleurs chez eux lorsque le virus a commencé à s'installer au printemps. Les 63 millions de dollars de subventions ont plutôt été dépensés en 45 millions de dollars de dividendes et 9 millions de dollars de rachats qui ont fait exploser le cours de l'action. Son PDG a écarté toute idée de ne pas prendre la subvention comme si l'on était «plus catholique que le Pape».

L'exemple le plus flagrant d’abus des fonds publics vient peut-être de l'industrie des soins de longue durée à but lucratif. Pendant des années, les dirigeants, grâce au soutien actif de tous les partis politiques en faveur de la privatisation des soins aux personnes âgées, ont siphonné vers les poches d'investisseurs privés des richesses destinées à assurer les soins et la dignité des patients. Le résultat a été dévastateur une fois que le virus s'est introduit dans les établissements de soins de longue durée. Cela n'a cependant pas empêché la direction de diriger les ressources ailleurs. La CBC a rapporté que deux grands prestataires, Extendicare et Sienna Senior Living, ont reçu ensemble 157 millions de dollars de subventions salariales tout en versant 74 millions de dollars aux actionnaires cette année. Rien qu'en Ontario, 480 résidents et membres du personnel de leurs établissements ont succombé à la COVID-19.

Le programme de la SSUC ne constitue qu'une fraction des millions versés dans les coffres de l'élite corporative par le gouvernement libéral au pouvoir et la Banque du Canada pendant la pandémie. Au total, la politique de sauvetage du marché, de rachat et de déduction fiscale transférera bien plus de 650 milliards de dollars aux Canadiens les plus riches. L'ensemble du processus a été mis en place avec peu de restrictions ou de transparence. La Banque du Canada a déclaré catégoriquement qu'elle ne publierait pas la liste des entreprises bénéficiant de son programme d'«assouplissement quantitatif» avant de nombreuses années, voire jamais.

Contrairement à d'autres pays, le gouvernement n'a pas subordonné l'octroi de subventions au fait que les bénéficiaires s'abstiennent d'émettre des dividendes ou de procéder à des rachats d'actions. Il n'a pas non plus exigé des entreprises rentables qu'elles remboursent l'argent qu'elles ont reçu. En réponse aux critiques formulées la semaine dernière, la ministre des Finances Chrystia Freeland a déclaré que l'argent était destiné aux travailleurs et que «[nous] attendons des entreprises qu'elles s'y conforment».

L'indifférence du gouvernement à l'égard des profits des sociétés contraste fortement avec son approche de la Prestation canadienne d'urgence (PCU), qui envoyait directement 2000 dollars par mois aux Canadiens incapables de travailler en raison des confinements liés à la COVID-19 ou d'une perte de travail. Ayant mis fin au programme, elle a fait passer les travailleurs à d'autres ensembles d'avantages sociaux assortis d'exigences plus strictes afin de les pousser à accepter des emplois mal rémunérés ou inférieurs aux normes. En outre, au cours des dernières semaines, l'Agence du revenu du Canada a envoyé des lettres à plus de 400.000 Canadiens pour les informer qu'ils doivent rembourser les prestations qu'ils ont reçues car ils ont été jugés non admissibles à l’aide COVID-19.

L'optique du gouvernement qui tente de récupérer l'argent des travailleurs sans emploi alors que les sociétés engrangent des profits records en utilisant les fonds publics a troublé même certains des plus fervents défenseurs du «marché libre» capitaliste. Les mêmes médias qui ont passé la majeure partie du printemps, de l'été et de l'automne à dénoncer les versements de la PCU comme un «risque moral» qui risquait de transformer «les travailleurs en fainéants de l'aide sociale», ce qui était un argument idéologique clé dans la campagne meurtrière de retour au travail, soulignent maintenant nerveusement que l'enrichissement personnel effronté de l'élite corporative par le biais de la SSUC pourrait déclencher une explosion sociale.

Le Financial Post, un journal néoconservateur, a écrit: «La vue de grandes entreprises relativement saines, festoyant des ressources destinées à des employeurs plus faibles au cours d'une catastrophe unique est emblématique de la raison pour laquelle le style de capitalisme canadien est dans le pétrin». Révélant la mentalité d'une classe dirigeante assiégée, qui voit la menace de la colère sociale éclater de tous côtés, le commentateur du Post a poursuivi: «Le changement arrive, et j'espère seulement que ceux d'entre nous qui sont fans du (capitalisme) pourront en faire partie. C'est loin d'être assuré».

Le scandale de la SSUC n'est pas seulement une mise à nu dévastatrice de la criminalité qui imprègne la classe capitaliste canadienne, qui a réagi tout aussi impitoyablement que son homologue américain à la pandémie. Il révèle aussi en détail le rôle joué par les néo-démocrates et les syndicats, qui ont vanté les programmes de la SSUC, de la PCU et d’autres programmes de soutien comme étant des gestes généreux de la part d'un gouvernement libéral «favorable aux travailleurs».

Le 11 avril, le jour même où la SSUC a été approuvée à l'unanimité au Parlement, y compris avec les votes des néo-démocrates, le Congrès du travail du Canada a publié une déclaration enthousiaste sur cette mesure. «Les parlementaires reconnaissent nettement le besoin d'agir de façon décisive pour protéger les emplois et aider les ménages canadiens à garder la tête hors de l’eau», a affirmé le président du CTC, Hassan Yussuff. «Ce projet de loi permettra de voir à ce que les travailleurs continuent de recevoir un salaire et aient accès à des avantages en milieu de travail à court terme».

Derrière cette fanfaronnade rhétorique, Yussuff et ses collègues bureaucrates syndicaux savaient très bien ce qui se passait. Un mois plus tôt, Yussuff avait lancé un appel pour un «front de collaboration» entre les syndicats, les employeurs et le gouvernement libéral. Les syndicats n'ont rien dit du sauvetage de l'oligarchie financière et des banques, qui s'élève à plus de 650 milliards de dollars, tout en utilisant une fausse rhétorique «progressiste» sur la PCU et la SSUC pour dissimuler le fait qu'ils tenaient des consultations avec les grandes entreprises sur la manière de rouvrir l'économie le plus rapidement possible et qu'ils contribuaient à imposer des attaques brutales aux travailleurs pour assurer la «compétitivité mondiale» du capitalisme canadien. Une déclaration commune signée par le CTC, la Chambre de commerce canadienne et Unifor, entre autres, a dès lors tristement déclaré qu'il était nécessaire d'aider les entreprises à «revenir en force» après la crise.

La mise en œuvre de ces politiques anti-travailleurs au cours des huit derniers mois a conduit à une vaste accentuation des inégalités sociales déjà profondément enracinées. Alors que l’enrichissement extraordinaire des ultra-riches a permis aux 44 milliardaires les plus riches du Canada de se retrouver avec 53 milliards de dollars de plus qu'au moment où la pandémie a frappé en mars, des millions de travailleurs ont vu leurs revenus coupés. De plus, la réouverture inconsidérée de l'économie et des écoles a exposé les travailleurs au risque de contracter le virus mortel sur des lieux de travail où pratiquement aucune mesure de sécurité n'a été mise en oeuvre.

La complicité des syndicats dans le pillage des ressources de la société par les super-riches et la mise en danger de la vie des travailleurs quotidiennement souligne le fait que l'opposition de la classe ouvrière à la gestion désastreuse de la pandémie ne peut se développer que de manière indépendante et en opposition à ces organisations procapitalistes et corporatistes. Ce dont les travailleurs ont besoin, ce sont leurs propres organisations de lutte, des comités de sécurité de la base dans chaque lieu de travail et chaque quartier, pour lutter pour la confiscation des gains mal acquis des super-riches. Ces ressources pourront ensuite être utilisées pour verser aux travailleurs et à leurs familles l'intégralité de leurs salaires pendant l'arrêt de toute production non essentielle et la fermeture des écoles jusqu'à ce que la pandémie soit maîtrisée, et pour fournir des milliards au système de santé afin de garantir des soins gratuits et de qualité pour tous.

(Article paru en anglais le 18 décembre 2020)

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