L'agitation des agriculteurs indiens et la stratégie socialiste de la classe ouvrière

L’agitation menée depuis plus de trois semaines par des centaines de milliers d’agriculteurs à la périphérie de Delhi a mis en évidence et intensifié l’opposition populaire des travailleurs de l’Inde à Narendra Modi et à son gouvernement du BJP (Bharatiya Janata Party) d’extrême droite.

Adoptées à la hâte par le Parlement en septembre, en même temps qu’une attaque généralisée contre les droits des travailleurs, les lois agricoles du gouvernement Modi, favorable à l’agro-business, vont mettre des dizaines de millions d’agriculteurs, petits ou marginaux, à la merci des grands trusts agricoles nationaux et internationaux.

Fidèle au caractère antidémocratique de sa «réforme» agraire, le gouvernement BJP a réagi au lancement de l’agitation des agriculteurs du ‘Delhi Chalo’ (Allons à Delhi) par une répression de masse. Modi et son principal homme de main, le ministre de l’Intérieur Amit Shah n’ont ensuite accepté de discuter avec les chefs des mouvements de protestation que parce que des dizaines de milliers d’agriculteurs ont défié la répression sécuritaire de l’État – au moyen d’ arrestations massives, de gaz lacrymogènes et de canons à eau – et sont parvenus jusqu’aux frontières du Territoire de la capitale nationale, les 26 et 27 novembre, et ont campé sur les principales routes qui mènent à Delhi.

Ces pourparlers sont un stratagème du gouvernement. Ils visent à déterminer si Modi et Shah peuvent tirer parti des différences entre les agriculteurs les plus prospères et les plus marginaux. S’ils y arrivent, cela pourrait leur donner une couverture politique pour des préparatifs à de nouvelles violences de la part de l’État.

Modi et le gouvernement BJP sont catégoriques: ils n’abrogeront pas les trois lois agricoles. Ils ont pour cela le soutien total des grandes entreprises. L’élite des entreprises indiennes fait pression depuis longtemps pour la restructuration de l’agriculture indienne aux dépens des agriculteurs. Mais la plus grande inquiétude et la plus grande crainte des dirigeants capitalistes indiens sont qu’un retrait du gouvernement devant les manifestations des agriculteurs ne galvanise l’opposition de masse de la classe ouvrière à la politique pro-investisseurs de Modi et de tous les autres gouvernements des trois dernières décennies. «Si le gouvernement fait marche en arrière», s’est exclamé le Times of India la semaine dernière, «cela signalerait que tout effort de réforme en Inde peut être saboteé par l’opposition d’un groupe d’intérêt».

Il est impératif que la classe ouvrière intervienne dans cette crise en tant que force indépendante.

Le Parti de l’égalité socialiste – la section sri-lankaise du Comité international de la Quatrième Internationale – appelle les travailleurs indiens à affirmer leur pouvoir politique, social et indépendant et à rallier les masses rurales, surtout les travailleurs agricoles et les paysans sans terre, sous leur direction et sur la base d’un programme socialiste pour lutter contre le gouvernement Modi et le régime bourgeois.

La classe ouvrière doit se mobiliser dans une grève générale politique pour faire tomber le gouvernement Modi. L’énorme croissance des luttes sociales au cours de l’année dernière – parmi lesquelles les protestations de masse contre la loi antimusulmane d’amendement de la citoyenneté; la participation de dizaines de millions de personnes aux grèves de protestation du 8 janvier et du 26 novembre dans toute l’Inde; et la vague actuelle de grèves et de luttes contre l’accélération et la réduction des salaires et pour les équipements de protection individuelle COVID-19 – montre l’énorme potentiel d’une offensive menée par la classe ouvrière.

On ne peut laisser le gouvernement Modi réussir dans ses projets d’isolement, d’usure et de division des agriculteurs alors qu’il prépare leur expulsion par la force. Le gouvernement tente de façon infâme de dépeindre l’agitation des paysans comme étant «infiltrée», voire animée par des forces «anti-nationales» (que ce soit la Chine, le Pakistan, les Naxhalites ou les Khalistanais). Enfin, la présence visible du ministre de la Défense Rajnath Singh lors des principales délibérations du gouvernement sur l’agitation paysanne souligne que les préparatifs de l’État à une répression violente sont très avancés.

La classe dirigeante indienne et la pandémie de COVID-19

Le gouvernement Modi et la classe dirigeante indienne sont en train de présider à une catastrophe sociale. Les lois agricoles font partie d’un assaut beaucoup plus large de la guerre des classes, visant à faire payer à la classe ouvrière et aux masses rurales sa réponse désastreuse à la pandémie de COVID-19 et la crise capitaliste mondiale systémique qui a éclaté avant la pandémie et a été énormément exacerbée par celle-ci.

Tout d’abord, le gouvernement Modi a imposé sans avertissement ni planification un confinement qui n’a manifestement pas réussi à arrêter la propagation du virus. Ensuite, cherchant à exploiter la misère créée par son incapacité à fournir un soutien social aux centaines de millions de personnes privées de tout revenu du jour au lendemain, il a lancé une campagne irresponsable de retour au travail, entraînant un nombre massif de morts.

Au nom de la relance de l’économie indienne après la plus forte contraction économique jamais enregistrée, le gouvernement BJP met en œuvre ce que Modi a qualifié de saut quantique dans les réformes «pro-investisseurs». Il a annoncé des plans de privatisation pour la plupart du secteur public, dont une grande partie de l’industrie du charbon, du réseau ferroviaire et du secteur bancaire. Il a promulgué des lois agricoles favorables aux entreprises. Il a mis en œuvre une «réforme» du droit du travail qui étend encore l’emploi précaire, donne aux grands employeurs le pouvoir de licencier des travailleurs et de fermer des usines à volonté et rend illégales la plupart des actions des travailleurs en faveur de l’emploi.

En même temps, le gouvernement Modi a intégré encore davantage l’Inde dans l’offensive stratégique de Washington contre la Chine. Il a étendu considérablement les liens militaires et de sécurité avec les États-Unis et leurs principaux partenaires d’Asie-Pacifique, Japon et Australie. L’élite indienne tente d’exploiter le conflit explosif entre les États-Unis et la Chine pour servir ses ambitions de grande puissance, mais aussi pour obtenir le soutien de Washington et de Tokyo pour faire de l’Inde une plaque tournante d’une chaîne de production d’alternative par rapport à la Chine.

Le gouvernement Modi a répondu à la pandémie en renforçant les deux principaux éléments de la stratégie de classe de la bourgeoisie indienne depuis 1991: la volonté de faire de l’Inde un havre de main-d’œuvre à bon marché pour le capitalisme mondial et la recherche de liens plus étroits avec l’impérialisme américain ; et, depuis 2005, d’un «partenariat stratégique mondial» Inde-États-Unis. Le premier élément a permis de transformer l’Inde en l’une des sociétés les plus inégales du monde, une société dans laquelle le 1 pour cent le plus riche possède quatre fois plus de richesses que les 70 pour cent d’Indiens les plus pauvres, parmi lesquels des centaines de millions sont indigents et souffrent de malnutrition. Le second a transformé l’Inde en État de première ligne dans la campagne de guerre incendiaire de Washington contre la Chine.

Modi est bien conscient que la poursuite de ce programme se heurtera à une opposition populaire toujours plus forte. Ainsi, le BJP, avec la connivence de la police, de la Cour suprême et de l’élite dirigeante indienne dans son ensemble, alimente sans relâche la réaction communautariste. Son but est de diviser la classe ouvrière et de mobiliser ses partisans fascistes hindous suprémacistes comme troupes de choc contre ses opposants, avant tout la classe ouvrière.

Le rôle perfide du CPM stalinien et de son Front de gauche

L’expansion du capitalisme indien au cours des trois dernières décennies a entraîné une vaste augmentation de la taille et du pouvoir social de la classe ouvrière. Pourtant, malgré d’innombrables luttes militantes, notamment par les travailleurs de l’industrie automobile et d’autres industries intégrées au niveau mondial, la classe ouvrière se trouve politiquement marginalisée et bâillonnée.

Les principaux responsables en sont les organisations qui prétendent faussement parler au nom de la classe ouvrière, les syndicats pro-capitalistes et les partis parlementaires staliniens – le Parti communiste de l’Inde (marxiste) ou CPM et le Parti communiste de l’Inde (CPI).

Longtemps intégrés à l’establishment politique, ils ont systématiquement réprimé la lutte des classes et ont directement participé à l’imposition du programme de la bourgeoisie, depuis l’adoption de réformes favorables aux investisseurs jusqu’à un renforcement militaire qui a donné à l’Inde le troisième budget militaire du monde.

Pendant trois décennies, le CPM et le CPI ont invoqué la menace de la droite hindoue pour justifier leur soutien à une succession de gouvernements de droite, la plupart d’entre eux dirigés par le Parti du Congrès. En empêchant la classe ouvrière de proposer sa propre solution socialiste à la crise sociale, les staliniens ont permis à la droite hindoue d’exploiter la frustration et la colère croissantes de la société face à la pauvreté endémique, au chômage de masse et aux inégalités sociales toujours plus grandes, et de devenir une menace mortelle pour la classe ouvrière.

Mais pour les staliniens, l’échec manifeste de leur politique est une question d’indifférence totale. Ils ont répondu à l’adhésion de la bourgeoisie à la suprématie hindoue de Modi et à l’intensification de son assaut de guerre de classe en redoublant d’efforts pour lier la classe ouvrière au Parti du Congrès et à une foule de partis ethno-chauvins et castistes de droite, ainsi qu’aux institutions de l’État capitaliste. Le CPM et ses alliés du Front de Gauche promeuvent le Congrès, les tribunaux et «notre armée» comme des remparts «laïques et démocratiques» au «fascisme hindouiste», même s’ils sont de connivence avec lui à chaque tournant, depuis le coup d’État constitutionnel contre le Cachemire jusqu’à l’érection d’un temple hindou sur le site du Babri Masjid rasé.

Par les grèves générales du 8 janvier et du 26 novembre, les travailleurs et les travailleurs de l’Inde ont exprimé leur colère et leur opposition au gouvernement Modi et au résultat ruineux de trois décennies de réformes favorables aux investisseurs. Mais pour les staliniens et leurs syndicats affiliés, le Centre des syndicats indiens (CITU) et le «Congrès syndical de toute l’Inde» (AITUC), ces grèves étaient une manœuvres politique sordide. Un moyen de contenir une classe ouvrière de plus en plus rebelle et de renforcer les références «progressistes» de leurs alliés «anti-BJP» de droite, en particulier le Congrès et le DMK, dont les fronts syndicaux sont des membres éminents de la Plate-forme commune des Syndicats centraux, dirigée par la CITU/AITUC.

La réponse des staliniens à l’agitation des agriculteurs est tout à fait conforme à leur rôle d’agents politiques de la bourgeoisie. Ils cherchent à réduire la classe ouvrière au rôle de spectateur passif. En même temps, ils publient des déclarations communes avec le Parti du Congrès – jusqu’à récemment le parti de gouvernement préféré de la classe dirigeante – et le Congrès national indien des syndicats, affilié au parti du Congrès, qui professe son soutien aux agriculteurs. Soulignant leur opposition implacable à l’intervention de la classe ouvrière comme force politique indépendante et au ralliement des travailleurs ruraux derrière elle contre le gouvernement Modi et le capitalisme indien, tant le secrétaire général du CPM Sitaram Yechury que le chef du CPI D. Raja ont déclaré que l’agitation des agriculteurs devait rester «apolitique».

Un programme socialiste et internationaliste pour lutter contre Modi et le système de profit

Pour l’emporter contre Modi et la bourgeoisie indienne, la classe ouvrière indienne doit rompre sur le plan politique et organisationnel avec les partis staliniens et les syndicats, et faire d’une stratégie socialiste internationaliste basée sur le programme de la Révolution permanente l’axe de ses luttes. Élaborée à l’origine par Léon Trotsky, la théorie de la Révolution permanente a servi de base stratégique à la Révolution russe de 1917 et à la lutte qui a suivi contre sa dégénérescence stalinienne. Elle a démontré que dans les pays au développement capitaliste tardif comme l’Inde, les tâches fondamentales de la révolution démocratique, telles que la résolution du problème agraire, ne pouvaient être accomplies que par une révolution socialiste menée par la classe ouvrière et comme partie de la lutte mondiale contre le capitalisme.

Comme Trotsky et la Quatrième Internationale l’avaient annoncé, la bourgeoisie indienne, sous la direction politique de Nehru, Gandhi et de leur Congrès national indien, a trahi le mouvement anti-impérialiste de masse qui a secoué l’Asie du Sud dans la première moitié du XXe siècle et a atteint des dimensions révolutionnaires entre 1942 et 1947. Les dirigeants du Congrès ont conclu un accord avec l’impérialisme britannique en vertu duquel le sous-continent fut divisé dans le sang en un Pakistan expressément musulman et une Inde à prédominance hindoue. Ils ont pris le contrôle de la machine étatique coloniale britannique et ont stabilisé le régime capitaliste. Plus de sept décennies plus tard, l’Inde se trouve ravagée par une crise agraire profondément enracinée, l’oppression des castes, la pauvreté endémique et l’oppression capitaliste brutale des ateliers de misère, et a pour Premier ministre un gangster hindouiste suprémaciste.

Les travailleurs indiens doivent unir leurs innombrables luttes sociales et se forger une force politique indépendante qui ralliera les travailleurs ruraux contre Modi et le capitalisme indien dans la lutte pour un gouvernement ouvrier. Dans cette lutte, la classe ouvrière doit s’opposer implacablement au suprématisme hindou, au système des castes et à leur oppression, ainsi qu’à toutes les divisions communautaristes et ethniques que la classe dominante attise pour diviser la classe ouvrière et l’enchaîner à ses luttes fractionnelles pour le pouvoir et les privilèges.

Seul un programme socialiste peut apporter une solution aux problèmes brûlants des paysans et des travailleurs agricoles et sans terre qui constituent la majorité des masses rurales. A chaque moment, les mesures nécessaires de toute urgence pour assurer une vie décente aux travailleurs agricoles, à ceux des programmes de travaux publics comme le MGNREG et aux agriculteurs marginaux, et pour garantir que tous les agriculteurs actifs aient accès à des crédits bon marché, aux machines et aux intrants agricoles, se heurtent au système de profit capitaliste. Ces mesures exigent une vaste expansion des services publics, la nationalisation de la terre, la promotion de l’agriculture collective à grande échelle et la transformation des banques, des fabricants d’engrais et d’outils agricoles en propriété publique placée sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière.

Par-dessus tout, les travailleurs indiens doivent se battre pour fusionner leur lutte avec l’essor mondial croissant de la classe ouvrière. Alors que l’année 2020 touche à sa fin, la résistance de la classe ouvrière à la réponse mercenaire de l’élite capitaliste à la pandémie COVID-19 et à des décennies d’attaques contre l’emploi, les services publics et les droits démocratiques s’intensifie. Des grèves et des protestations de masse ont éclaté en France, en Grèce, en Italie, au Chili, en Corée du Sud et aux États-Unis.

Le mot d’ordre du Manifeste communiste, «Travailleurs du monde unissez-vous», n’a jamais été aussi réalisable et urgent. La mondialisation de la production a intensifié la lutte inter-capitaliste, menée aux dépens des travailleurs, pour les marchés, les ressources, les réserves de main-d’œuvre à exploiter et l’avantage géostratégique. Alors que les sociétés transnationales utilisent le marché mondial du travail pour faire baisser les salaires et les conditions de travail, les grandes puissances impérialistes et divers hégémons régionaux en devenir comme l’Inde s’arment jusqu’aux dents.

Mais l’effondrement du capitalisme a également créé les conditions objectives pour sa résolution progressiste dans la révolution socialiste. La mondialisation a créé de vastes nouveaux bataillons de la classe ouvrière en Asie, en Afrique et en Amérique latine qui sont unis aux travailleurs d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon par le biais du processus de production. Lorsque, comme c’est le cas actuellement, les travailleurs de Toyota Kirloskar Motors défient les ordres de retour au travail du gouvernement afin de résister à la demande de la direction d’augmenter la production de 25 pour cent, ils portent un coup qui bénéficie non seulement aux travailleurs en Inde, mais encore à ceux de l’automobile dans le monde entier.

Cette unité objective doit devenir une stratégie consciente. Les travailleurs en Inde doivent coordonner leurs luttes avec leurs frères et sœurs de classe dans le monde entier dans une contre-offensive globale contre l’assaut implacable du capital sur les travailleurs, et contre le système de profit dans son ensemble.

La lutte pour l’unité internationale de la classe ouvrière est inséparable de la lutte contre la guerre. Les travailleurs de l’Inde doivent s’opposer à l’alliance de guerre indo-américaine contre la Chine et au conflit stratégique réactionnaire de la classe dirigeante avec le Pakistan, qui menacent tous deux de déclencher une catastrophe nucléaire. Au système réactionnaire d’États créé par la Partition de 1947, qui a servi de réservoir aux conflits communautaristes et aux antagonismes nationaux et ethniques, et aussi de mécanisme pour la poursuite de la domination impérialiste, la classe ouvrière doit opposer la lutte pour les États-Unis socialistes d’Asie du Sud.

Pour lutter pour ce programme et fournir un leadership à la rébellion croissante des ouvriers et des travailleurs de l’Inde, un parti ouvrier révolutionnaire doit être créé – une section indienne du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Nous invitons tous ceux qui sont prêts à se lancer dans cette lutte à contacter le Parti de l’égalité socialiste (Sri Lanka) et le CIQI. Nous vous apporterons tout notre soutien dans cette lutte cruciale.

(Article paru d’abord en anglais le 22 decembre 2020)

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