La montée du parasitisme financier et l'émergence du fascisme

Dans son rapport «Le coup d’État de Trump et la montée du fascisme: Où va l’Amérique?» David North a retracé les processus historiques qui ont conduit aux événements du 6 janvier à Washington.

Il a expliqué que si les mouvements d’extrême droite et fascistes ont toujours été présents au sein du corps politique américain, ces forces politiques et sociales malfaisantes avaient pu être contenues tant que les États-Unis étaient une puissance économique ascendante.

La situation actuelle est fondamentalement différente. L’Amérique n’est plus une puissance ascendante. Depuis 50 ans, elle se trouve dans un déclin historique inexorable. Elle a vécu deux crises financières existentielles en l’espace de 12 ans. D’abord l’effondrement du système bancaire en 2008 et, ensuite, la catastrophe potentiellement encore plus grande de la mi-mars 2020, lorsque l’impact initial de la pandémie de COVID-19 a entraîné un gel de tous les marchés financiers aux États-Unis et dans le monde.

Des traders travaillent sur le parquet de la Bourse de New York. (AP Photo/Richard Drew)

Dans son rapport, North a insisté sur le fait que la crise et son importance ne pouvaient être saisies que lorsqu’on les plaçait dans leur contexte historique et international. Il situe ainsi ses origines économiques dans la décision du président Nixon, le 15 août 1971, de séparer l’or du dollar américain, détruisant ainsi d’un seul coup les accords de Bretton Woods de 1944, qui avaient constitué la base de l’économie capitaliste mondiale d’après-guerre.

Le pilier de cet accord – qui avait de nouveau donné une base vitale à une restauration du capitalisme mondial après les 30 années de carnage commencées par le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914 – était l'institution du dollar comme monnaie de réserve mondiale, échangeable contre de l'or au taux de 35 dollars l'once.

À peine un quart de siècle après que les États-Unis eurent pris cet engagement, il fut abandonné du au déclin de leur position dans l’économie mondiale. L’accumulation des déficits de la balance commerciale et des paiements des États-Unis signifiait que le respect de l’engagement de racheter des dollars en échange d’or entraînerait la faillite nationale.

«Rétrospectivement,» écrit North, «cette action a marqué un tournant non seulement dans la position économique mondiale des États-Unis, mais aussi dans le sort de la démocratie américaine».

Ce point essentiel pour situer les origines économiques de la crise politique actuelle peut être établi en examinant la trajectoire du capitalisme américain au cours des 50 dernières années, et en particulier les développements du système monétaire et financier.

Cette histoire pourrait se résumer à l’essor incessant du capital financier, la forme la plus rapace et la plus prédatrice du capital dans son ensemble, et à sa domination sur toute l’économie.

Ce processus, comme nous allons le retracer, constitue la base des changements dans la superstructure politique ayant vu l’émergence du danger réel et actuel de formes de domination fascistes et leur a maintenant donné leur impulsion économique.

Cela n’a pas été limité aux États-Unis. Les développements aux États-Unis ne sont que l’expression la plus violente, du moins jusqu’à présent, de ce qui a été un processus global qui s’est manifesté dans chaque pays. Mais comme dit le proverbe, « le poisson pourrit par la tête ».

Le choc d’août 1971 a été l’expression initiale d’un tournant majeur dans le développement de l’économie capitaliste mondiale – la fin du boom économique d’après-guerre.

En 1974-75, après une baisse significative du taux de profit aux États-Unis et dans le monde entier à partir de la fin des années 60, le capitalisme mondial est entré dans la plus profonde récession à ce point depuis les années 30.

Ce fut une période très différente des récessions des années 1950 et 1960. Après leur disparition, elles avaient fait place à une nouvelle reprise du cycle économique et à une croissance économique plus forte qu’auparavant.

La récession de 1974-1975 est passée, mais ce qui l’a remplacé ne ressemblait en rien aux reprises du passé. Au contraire, dans des conditions de croissance réduite, elle a débouché sur ce que l’on a appelé la «stagflation» (stagnation+inflation). C’est-à-dire la combinaison d’une hausse des prix et d’un chômage élevé. Les mesures dites keynésiennes, fondées sur des mesures de relance gouvernementales, se sont non seulement révélées inefficaces pour susciter une reprise, mais elles n’ont fait qu’aggraver la situation.

Des secteurs clés de la classe dirigeante aux États-Unis et à l’international ont compris, du moins jusqu’à un certain point, qu’on ne pourrait sortir du marasme avec des demi-mesures basées sur le cadre industriel du boom d’après-guerre. Ils avaient essayé d’augmenter le niveau d’exploitation au sein de l’ancien ordre pour accroître les profits, mais cela n’a fait que provoquer une série de luttes militantes de la part de sections puissantes de la classe ouvrière – les grèves des mineurs en Grande-Bretagne en 1972-1974, qui avaient fait tomber le gouvernement Tory de Heath, étant l’un des exemples les plus frappants.

Sur la base de cette expérience, ils ont reconnu que rien moins que la restructuration de l’économie capitaliste était nécessaire et qu’un nouveau régime de production devait être développé si l’on voulait stopper la baisse du taux de profit.

Cela comprenait la fermeture des secteurs les moins rentables de l’industrie et l’élimination des grandes concentrations de travailleurs qu’elles employaient; l’introduction de nouvelles technologies réductrices d’emplois dans les secteurs restant; et l’externalisation de la production à l’échelle internationale, permettant de profiter de sources de main-d’œuvre bien moins chère.

Les gouvernements Thatcher et Reagan ont été à la tête de ce programme à l’international. L’arme économique principale pour imposer ce programme de restructuration fut brandie par la Réserve fédérale américaine (Fed) présidée par Paul Volcker. Nommé par Jimmy Carter en 1979, celui-ci a relevé les taux d’intérêt à des niveaux sans précédent, atteignant à un moment donné 20 pour cent.

Menées sous la bannière de la lutte contre l’inflation, ces mesures avaient pour cible centrale la classe ouvrière. Un tournant majeur dans la lutte des classes est intervenu en 1981, lorsque Reagan a procédé au licenciement massif des contrôleurs aériens et a emprisonné les dirigeants de leur syndicat, PATCO.

Volcker devait par la suite faire l’éloge de Reagan pour avoir brisé la grève, déclarant que la défaite des travailleurs de PATCO était le facteur le plus important pour maîtriser l’inflation. Le résultat de PATCO, a-t-il dit, a été décisif dans son «effet psychologique sur la force de la position de négociation du syndicat sur d’autres questions – quelles qu’elles soient».

Un membre du Comité fédéral de l’Open Market de la Réserve fédérale, chargé de fixer les taux d’intérêt, a abordé la question de manière encore plus directe, en déclarant lors d’une réunion en février 1981 que «l’inflation ne serait pas vaincue de manière sûre… jusqu’à tous ces travailleurs et leurs syndicats accepteraient de recevoir moins. Si les mots ne les impressionnaient pas, peut-être que la liquidation de plusieurs millions d’emplois supplémentaires les convaincrait».

Mais ces mesures ne pouvaient aller de l’avant sans la collaboration directe de la bureaucratie syndicale, qui refusait de lever le petit doigt pour défendre les travailleurs de PATCO. Cela a ouvert la voie à la trahison d’une série de grandes batailles industrielles qui allaient suivre durant le reste de la décennie.

La destruction de vastes pans de l’industrie américaine et la guerre contre la classe ouvrière qui s’ensuivit furent un élément d’une vaste réorganisation de l’économie américaine – sa transformation en centre d’accumulation parasitaire de profits par le biais de la manipulation financière et de la spéculation.

Elle a commencé par le rachat d’entreprises dans le cadre d’OPA hostiles, financées par des obligations de pacotille, puis par leur vidage et la vente de leurs composantes. L’accumulation de profits ne s’est pas faite par la production, mais par une activité parasitaire financée par la dette – le début d’un processus qui a maintenant atteint des sommets stratosphériques.

Dans son rapport, North fait référence à la croissance de l’activité purement et simplement criminelle dans la sphère politique. Celle-ci fut illustrée par le dépôt par Reagan en 1985 d’une couronne au cimetière de Bitburg en Allemagne où des Waffen SS étaient enterrés, suivi du scandale Iran-Contra un an plus tard.

Le gouvernement Reagan, en violation d’une loi votée par le Congrès, a financé des escadrons de la mort au Nicaragua pour renverser le gouvernement sandiniste de gauche. Les audiences du Congrès ont révélé que le colonel Oliver North, tout en dirigeant des opérations meurtrières au Nicaragua, était également impliqué dans un projet de détention de 100.000 Américains en cas d’urgence nationale.

Des développements parallèles ont eu lieu dans la structure financière sous-jacente du capitalisme américain, alors que des méthodes considérées comme illégales dans le passé devenaient la norme. En 1982, le Congrès a adopté une loi permettant aux entreprises de racheter leurs propres actions afin d’augmenter leur prix – une pratique maintenant devenue une composante majeure des activités de Wall Street. Auparavant, la Commission des opérations de bourse (Securities and Exchange Commission) interdisait cette activité en tant que manipulation du marché.

Une nouvelle race d’opérateurs financiers est apparue pour organiser la spéculation financière, notamment par l’émission d’obligations de mauvaise qualité, dites de pacotille, afin de financer des OPA hostiles.

L’un des plus importants, Michael Milken, a finalement été emprisonné. Mais les méthodes qu’il a développées sont rapidement devenues la norme à Wall Street – un fait reconnu par le président Trump en février 2020, lorsqu’il a gracié Milken, applaudi par capital financier. Le Wall Street Journal a fait l’éloge de cette décision: «Milken a été l’un des grands innovateurs financiers du XXe siècle. Dans les années 1980, il a inventé le marché des obligations à haut rendement qui est aujourd’hui un élément de base de la finance».

Cependant, l’orgie de spéculation déclenchée dans les années 1980, rendue possible par les vagues successives de déréglementation qui ont élargi le champ d’action du capital financier, ne s’est pas déroulée sans heurts. Elle a débouché sur une crise majeure qui a mis en évidence la pourriture et la déchéance croissantes au centre même du capitalisme américain.

En octobre 1987, Wall Street a connu sa plus grande chute jamais vue sur une journée – éclipsant le krach d’octobre 1929 – lorsque l’indexe Dow Jones a chuté de plus de 22 pour cent. Seule l’intervention de la Réserve fédérale américaine a pu sauver la bourse in-extremis d’une crise fatale qui a duré quelques semaines. Les actions de la Fed n’étaient pas ponctuelles. Elles représentaient une transformation qualitative de son rôle dans le système financier américain.

En 1955, William McChesney Martin, son président à l’époque, avait résumé le rôle de la Réserve fédérale ainsi: «Dans le domaine de la politique monétaire et du crédit, les mesures de précaution qui visent à prévenir les excès inflationnistes ne manqueront pas d’avoir des effets onéreux… Ceux qui ont la tâche d’élaborer une telle politique ne s’attendent pas à ce que vous applaudissiez. La Réserve fédérale… est dans la position du chaperon qui a ordonné que le bol de punch soit enlevé juste au moment où la fête bat son plein».

À l’automne de 1987, le nouveau président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, a publié une déclaration d’une phrase sur le krach du marché des actions. «La Réserve fédérale,» dit-il, «conformément à ses responsabilités en tant que banque centrale de la nation, a affirmé aujourd’hui sa volonté de servir de source de liquidité pour soutenir le système économique et financier».

Cela signifiait qu’il fallait ouvrir les vannes de la Réserve fédérale pour les établissements financiers. L’ampleur de ses actions, bien qu’éclipsée par les interventions ultérieures, était considérable à l’époque. Au total, la banque centrale a fourni 17 milliards de dollars au système bancaire, un montant égal à plus de 25 pour cent des réserves bancaires et équivalent à 7 pour cent de la masse monétaire nationale.

C’était le début d’un nouveau programme, comme Greenspan devait le préciser. La tâche de la Fed n’était plus d’agir contre les bulles d’actifs inflationnistes et de les dégonfler avant qu’elles ne deviennent dangereuses mais de leur permettre de se développer. Et lorsqu’elles éclatent, de pomper de l’argent pour nettoyer le gâchis et empêcher la faillite des banques et sociétés financières qui s’étaient engagées dans la spéculation à l’origine même de ces bulles.

Cette démarche était fondée sur la compréhension que de telles méthodes devenaient désormais essentielles au fonctionnement de l’économie américaine. Au lieu de retirer le bol de punch, Greenspan a clairement indiqué que le rôle de la Réserve fédérale était d’y ajouter de l’alcool.

Une série de crises a marqué la décennie des années 1990. Il y eut la crise du peso mexicain, la crise asiatique de 1997-1998, l’effondrement du rouble russe. Ces événements ont conduit à l’effondrement du fonds spéculatif Long Term Capital Management, qui fut renfloué par la Réserve fédérale de New York pour éviter que sa disparition ne déclenche une crise de tout le système financier.

Le développement de l’internet s’est accompagné de la croissance et de l’effondrement de la bulle Internet/technologique en 2000-2001. En 2001, la société énergétique Enron, dont les bénéfices déclarés étaient le résultat d’une «comptabilité créative» approuvée par un grand cabinet comptable, s’est effondrée lorsque ses bénéfices se sont révélés totalement fictifs.

Ces crises n’étaient pas une série d’accidents mais l’expression d’un malaise croissant issu de l’accumulation incessante de profits à travers des activités financières. Ces dernières étaient complètement dissociées de l’économie réelle sous-jacente et de la production de valeur réelle.

À chaque fois, la réaction de la Réserve fédérale a été la même. Elle a baissé les taux d’intérêt et a créé les conditions de la prochaine bulle. Tout au long des années 1990, sous le gouvernement Clinton, les derniers vestiges des mécanismes de régulation mis en place auparavant ont été supprimés. Cela a abouti à l’abrogation de la loi Glass-Steagall des années 1930, qui séparait les activités bancaires et d’investissement des grandes banques.

En 1999, lorsque les produits dérivés financiers ont commencé à prendre de l’importance en tant que moyen de spéculation, le secrétaire au Trésor de Clinton, Lawrence Summers, s’est vigoureusement opposé à leur soumission à réglementation.

La crise de 2008 a marqué un tournant qualitatif dans la crise historique du capitalisme américain et mondial. Il n’était plus juste question de l’effondrement des activités d’une entreprise individuelle comme Enron ou d’un fonds spéculatif, comme dans le cas de Long Term Capital Management.

La crise qui a commencé sur le marché des prêts hypothécaires à risque de 50 milliards de dollars, une partie relativement petite du marché financier, est devenue générale parce que les méthodes employées dans ce secteur s’étaient répandues à l’ensemble du système. Après la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers, le gouvernement et la Réserve fédérale ont dû sauver le géant de l’assurance AIG pour éviter l’effondrement de tout le système financier.

L’intervention massive du gouvernement Bush et du gouvernement Obama se fit à travers le sauvetage d’entreprises et le versement par la Réserve fédérale de milliers de milliards de dollars dans le système financier. Le bilan de la Fed est passé d’environ huit cent milliards de dollars à plus de quatre mille milliards de dollars, du à l’achat en continu d’actifs financiers dans le cadre de son programme d’assouplissement quantitatif. Cela signifiait que le prétendu «marché libre» ne pouvait pas survivre un seul jour sans le soutien de l’État.

Ces interventions, associées à la poursuite de la restructuration du marché du travail sous Obama, comprenant l’expansion du système de salaire à deux vitesses, la suppression des contrats de travail réguliers et l’embauche systématique d’intérimaires, ont accéléré un processus qui avait commencé des décennies auparavant. À savoir: le siphonnage, vers le haut de l’échelle des revenus, de la richesse de la société, créant les plus grandes inégalités sociales jamais vues dans l’histoire.

On a déclaré que l’intervention de la Réserve fédérale à travers l’achat d’obligations d’État et la réduction des taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas, fournissant essentiellement de l’argent gratuit aux oligarques financiers, représentait des mesures temporaires – qu’on retirerait une fois les conditions revenues à la normale.

Mais, cela ne s’est jamais produit. La nouvelle norme était que le soutien continu de la Réserve fédérale était essentiel pour le fonctionnement quotidien des marchés financiers. Tout effort de la Fed pour revenir sur ses mesures déclencha une violente réaction de Wall Street, suivie d’une retraite immédiate. Ce fut le cas en 2018, lorsque la Fed a procédé à quatre augmentations des taux d’intérêt, chacune de 0,25 point de pourcentage, et indiqué qu’elle réduirait ses avoirs financiers au rythme de 50 milliards de dollars par mois. Les marchés se sont effondrés et le président de la Réserve fédérale Jerome Powell a annoncé qu’il arrêtait les nouvelles hausses de taux.

La crise de 2008 fut le résultat de l’ascension permanente du parasitisme financier au cours des trois dernières décennies ou plus. Elle ne fut pas le résultat d’un changement de mentalité des classes dominantes, qui pourrait être inversé d’une manière ou d’une autre si seulement on adoptait une autre politique. Elle est plutôt née de contradictions objectives profondément enracinées dans le système de profit capitaliste, apparues à la fin du boom d’après-guerre.

À travers tous les hauts et les bas du cycle économique qui ont suivi la fin du boom, les taux de profit dans le domaine de la production industrielle ne sont jamais revenus à leurs niveaux des années 1950 et 1960. C’est ce qui a motivé le recours de plus en plus fréquent aux méthodes financières d’accumulation des bénéfices.

La réponse à la crise de 2008 a par conséquent été d’élever l’accumulation parasitaire de profits à des niveaux toujours plus hauts à travers la fourniture d’argent gratuit à l’oligarchie financière, tout en lançant des programmes d’austérité contre la classe ouvrière sur la base du mensonge qu’ « il n’y pas d’argent ».

Lorsque la pandémie a frappé, elle a mis en évidence les conséquences sociales dévastatrices de l’institutionnalisation de l’accumulation de richesses au sommet de la société aux dépens de la masse de la population. Aucune mesure efficace basée sur la science, comme la fermeture des écoles et des lieux de travail non essentiels et le versement d’indemnités aux travailleurs touchés, ne put être mise en œuvre pour combattre la pandémie, car cela aurait déclenché une crise à Wall Street.

La raison se trouve dans la nature des actifs financiers qui ont maintenant pris des proportions aussi gargantuesques. Le capital financier est essentiellement fictif. C’est-à-dire qu’il n’incarne pas de valeur en soi, mais, en dernière analyse, il est une revendication sur la plus-value extraite de la classe ouvrière dans le processus de production capitaliste.

Lorsqu’une entreprise industrielle réalise un bénéfice par son activité, on a créé une valeur réelle et on a généré une plus-value à partir de l’exploitation de la classe ouvrière dans le processus de production. Mais lorsqu’on négocie des actions avec un profit à Wall Street, ou lorsque des profits sont réalisés sur des transactions de devises, comme les deux milliards de dollars ratissés par George Soros en pariant contre la livre sterling en 1992, ou qu’on s’enrichit massivement à partir de produits dérivés, pour ne citer que quelques exemples, pas un atome de valeur nouvelle n’est créé.

Ces relations économiques fondamentales sont la base et la force motrice de certains des changements les plus significatifs dans la physionomie du capitalisme américain au cours des 40 dernières années.

La baisse continue des salaires réels, en dépit de l’augmentation considérable de la productivité du travail, associée à l’intensification de l’exploitation, est devenue une caractéristique indispensable de l’économie capitaliste car le vampire du capital fictif exige une extraction toujours plus grande de la plus-value pour soutenir celle-ci.

De même, la destruction des services sociaux – les attaques sur l’éducation et le cauchemar qu’est le système de santé américain – sert le même but, car, en dernière analyse, toutes les dépenses sociales représentent une déduction de la masse de plus-value dont dispose Wall Street.

La montée du capital fictif et le développement consécutif du parasitisme comme mode dominant d’accumulation des profits indiquent une autre évolution significative. Les 30 dernières années ont vu le lancement de guerres continues par l’impérialisme américain – des guerres de pillage pour essayer d’accroître le flux de richesses vers Wall Street et de contrer le déclin économique de l’Amérique par des moyens militaires.

Dans le même temps, sous des gouvernements démocrates et républicains, les États-Unis ont mené une guerre économique de plus en plus intense contre leurs rivaux, non seulement contre la Chine, mais aussi et de plus en plus contre l’Europe, pour atteindre le même objectif. Ils ont maintenant atteint le point où le dollar, la principale monnaie de réserve du monde, est devenu « une arme». Les entreprises et les États dont on estime qu’ils agissent en contradiction avec les objectifs des États-Unis – par exemple les échanges commerciaux avec l’Iran – peuvent être exclus des principaux marchés financiers.

Le début de la pandémie n’a pas seulement révélé les conséquences sociales dévastatrices du parasitisme financier, il a aussi montré clairement comment les conditions d’un nouveau krach financier, dépassant même l’ampleur de 2008, furent créées au cours ces 12 années qui ont suivi.

C'est la signification de la crise de la mi-mars 2020 à Wall Street, qui s'est étendue à l'ensemble du système financier mondial, lorsque les marchés ont été bloqués partout.

L’ampleur et l’intensité de cette crise financière sont révélées par le fait qu’elle était centrée sur le marché des obligations du Trésor américain, d’une valeur de vingt mille milliards de dollars, qui constitue le fondement du système financier américain et mondial. En période de fortes turbulences, le marché des obligations du Trésor agit comme une sorte de refuge financier, l’argent affluant vers l’achat d’obligations du gouvernement américain. Cependant, à cette occasion, le marché obligataire a connu une liquidation avec ce qu’on a décrit comme une «ruée vers les espèces» qui menaça d’effondrement l’ensemble du système financier.

Les circonstances de cette crise révèlent l’importance de la lutte des classes pour le fonctionnement du système financier et la raison pour laquelle l’establishment politique et ses serviteurs de la bureaucratie syndicale mettent tout en œuvre pour la réprimer.

En mars, alors que les effets de la pandémie et les dangers énormes qu’elle représente sont devenus évidents, des sections importantes de travailleurs, en particulier dans l’industrie automobile, ont organisé des débrayages et des grèves pour exiger la prise de mesures efficaces pour la combattre. Cela a donné des sueurs froides à l’oligarchie financière, pétrifiée à l’idée que ce mouvement puisse grandir et se développer.

On a bloqué le mouvement initial, surtout grâce aux actions des syndicats. Mais la peur n’a pas disparu, comme le montre la réaction inquiète à la grève des travailleurs du Hunts Point Produce Market à New York. L’élite dirigeante craint que la grève ne devienne le catalyseur d’une explosion de la colère sociale accumulée dans une bonne partie de la classe ouvrière.

L’ampleur de l’intervention de la Réserve fédérale à la mi-mars a révélé l’étendue et la profondeur de la crise financière. Pratiquement du jour au lendemain, elle est intervenue pour se porter garante de tous les domaines du système financier. Elle s’est engagée à augmenter ses achats d’obligations, elle a garanti le marché des billets de trésorerie, celui des obligations municipales, les prêts étudiants et les dettes de cartes de crédit et, pour la première fois dans l’histoire, elle a acheté des dettes d’entreprises.

Cette intervention, en même temps que l’octroi de centaines de milliards de dollars aux grandes entreprises dans le cadre de la loi CARES, a fait passer le bilan de la Réserve fédérale d’environ quatre mille milliards de dollars à plus de sept mille milliards de dollars. La Fed s’est engagée à maintenir les taux d’intérêt quasi à zéro pour un avenir indéfini. Elle a acheté des obligations du Trésor et des titres adossés à des hypothèques au taux de cent vingt milliards de dollars par mois, soit plus de mille quatre cent milliards de dollars par an.

Ces mesures, qui vont bien au-delà de ce qu’on a entrepris après 2008, signifient que l’État capitaliste est devenu le garant de l’oligarchie financière.

L’action de la Réserve fédérale et du gouvernement a entraîné une hausse de 75 pour cent de Wall Street depuis son nadir de la mi-mars. Cela s’est traduit par le transfert de centaines de milliards de dollars dans les coffres de l’oligarchie financière.

On a élève le château de cartes de la finance à des niveaux de plus en plus élevés alors même que ses fondations deviennent de plus en plus fragiles, au milieu d’avertissements provenant de Wall Street même et indiquant que la situation est intrinsèquement instable et non durable.

C’est de ces processus qu’émanent les impulsions économiques objectives en faveur de vastes changements dans la superstructure politique, y compris l’émergence du fascisme en tant que force importante et éminemment dangereuse.

Dans leurs déclarations sur les événements du 6 janvier, les différentes tendances de la pseudo-gauche aux États-Unis et dans le monde ont cherché à chloroformer la classe ouvrière quant à leur signification. Leur réponse universelle, face à une montagne de preuves de plus en plus nombreuses, est que la prise d’assaut du Capitole américain n’était pas une tentative de coup d’État fasciste. Ces tendances affirment que la démocratie bourgeoise bénéficie toujours d’un soutien dans des secteurs clés de l’État. Elles disent en outre que l’invasion du Capitole n’était qu’une pièce de théâtre, motivée par un président dérangé, mais sans soutien dans des secteurs décisifs de la bourgeoisie et de son appareil d’État.

Surtout, elles soutiennent qu’il n’y a pas de processus économique fondamental qui nécessiterait le développement d’un mouvement fasciste pour faire respecter les diktats de la bourgeoisie. Les classes dominantes continuent à faire de l’argent en masse et il n’y a pas d’opposition sociale significative que les classes dominantes doivent affronter avec des forces fascistes.

Ces dangereuses fictions politiques, qui révèlent si clairement la base de classe des tendances de la pseudo-gauche en tant qu’agences de la bourgeoisie, sont démasquées par un examen des origines des forces fascistes qui se sont rassemblées à Washington.

Elles ont grandi et se sont développées dans la campagne contre les confinements anti-pandémie. Le complot fasciste qui visait à capturer la gouverneure du Michigan Gretchen Whitmer, à la juger pour trahison et à l’exécuter, a été motivée par les mesures de confinement limitées qu’elle avait imposées dans cet État.

Lorsque ces forces ont organisé des manifestations avec port d’armes pour exiger l’ouverture de l’économie, elles ont bénéficié d’une importante couverture médiatique. Cela parce que leurs demandes étaient conformes à celles de puissantes sections de la classe dirigeante, résumées dans la formule du chroniqueur du New York Times Thomas Friedman : «le remède ne peut être pire que la maladie». C’est devenu le drapeau sous lequel Trump, soutenu dans une large mesure par les démocrates, a poursuivi la politique meurtrière de «l’immunité collective».

On ne pouvait rien autoriser qui arrêterait le flux de plus-value. Wall Street a littéralement commencé à se nourrir de morts.

Cette politique, dont les forces fascistes prirent la tète, était l’expression directe et immédiate des intérêts les plus fondamentaux de l’oligarchie financière. Elle n’a peut-être pas aimé les méthodes des fascistes, mais était d’accord avec leurs objectifs.

Une fois leur propre position assurée par les actions du gouvernement Trump et de la Réserve fédérale, toutes soutenues par les démocrates, les élites financières ont exigé un retour au travail, reconnaissaient que toute mesure efficace pour faire face à la pandémie entraînerait une crise à Wall Street, comme l’a révélé l’expérience du quasi-krach boursier de la mi-mars.

Toute affirmation que les classes dominantes dans leur ensemble et l’oligarchie financière n’ont pas besoin de bandes fascistes, et encore moins d’un coup d’État, parce qu’elles continuent à faire de l’argent, ignore à la fois les leçons de l’histoire et les contradictions explosives au cœur même du capitalisme américain et de son système financier.

La question fondamentale est que l’accumulation de vastes richesses au sommet et la montée des inégalités sociales à un degré jamais atteint dans l’histoire laisse présager l’éruption de luttes sociales et de classes massives qui, par leur nature même, prendront très rapidement une forme politique. Un de leurs effets immédiats sera de produire une crise des marchés financiers, dont l’ascension a été rendue possible notamment grâce à la suppression de la lutte des classes par les appareils syndicaux au cours des trois dernières décennies.

Dans ce contexte, les déclarations de Trump invoquant les dangers du marxisme et ses dénonciations continuelles du socialisme dans sa campagne pour construire un mouvement fasciste ne doivent pas être écartés comme les débordements dérangés d’un individu.

Elles sont la reconnaissance par une partie des élites financières, dont Trump est issu, des dangers auxquels elles sont confrontées. Dans un contexte de dégradation des conditions économiques pour la masse de la population et des vastes problèmes auxquels font face les jeunes, une énorme montée de la colère sociale et un glissement vers la gauche est en train de se produire.

Il n’est pas nécessaire de désigner Trump, qui a cherché à orienter cette colère vers la droite, pour identifier ce phénomène. Toute étude sérieuse de la situation économique actuelle aux États-Unis et dans le monde souligne l’accélération de l’inégalité sociale et les dangers qu’elle représente pour la classe dirigeante capitaliste.

Par exemple, la dernière édition du Rapport sur les risques mondiaux du Forum économique mondial, l’organisateur du rassemblement annuel des élites internationales à Davos, avertit que de nombreux jeunes «entrent maintenant sur le marché du travail dans une ère glaciaire pour l’emploi». La désillusion des jeunes va devenir une «menace critique pour le monde à court terme», car la génération actuelle «perd la foi dans les institutions économiques et politiques d’aujourd’hui».

En examinant le lien entre la montée du parasitisme financier à des sommets véritablement stratosphériques et l’émergence des forces fascistes, il est nécessaire de distinguer le fascisme des autres formes de régime autoritaire. La bourgeoisie préfère de loin utiliser les formes existantes du pouvoir capitaliste pour faire respecter ses exigences et ses diktats. Mais sous certaines conditions, il lui faut d’autres mécanismes.

Comme l’a fait remarquer Léon Trotsky, la bourgeoisie n’est nullement amoureuse du fascisme. Elle considère la méthode fasciste «de même qu’un homme qui a mal à la mâchoire, n’aime pas qu’on lui arrache des dents». Mais sous certaines conditions, du type de celles qui se développent actuellement aux États-Unis et dans le monde, la grande bourgeoisie a besoin du dentiste fasciste.

Un mouvement fasciste, se développant dans des conditions de désagrégation économique et sociale, cherche à mobiliser en une force politique des sections dépossédées de la petite bourgeoisie, des petits propriétaires, des commerçants individuels et aussi d’attirer des sections de travailleurs appauvris et désorientés à cause des trahisons de la bureaucratie syndicale, qui durent depuis des décennies.

En raison de sa base sociale, son idéologie a généralement une coloration «de gauche» superficielle. Il prétend combattre l’État profond, les médias d’entreprise corrompus, l’establishment politique, voire parfois les monopoles géants qui oppriment les petites gens. Ce faisant, il instrumentalise de véritables griefs sociaux.

Mais partout et toujours, il cherche à les tourner dans une direction réactionnaire, qui sert les intérêts de la classe dominante contre la classe ouvrière. Trump illustre ce rapport lui qui, tout en s’élevant contre l’establishment et les élites et en prétendant se battre pour le «peuple oublié», n’a cessé de saluer la montée de Wall Street et d’exiger qu’elle soit encore renforcée.

Le fascisme se nourrit de la détresse sociale et du désespoir produits par le capitalisme et les opérations de son système financier, dans des conditions où il n’y a aucune base pour une réforme significative dans le cadre de l’ordre économique existant. Par conséquent, il ne peut être neutralisé que lorsque la classe ouvrière s’avance et se bat pour son propre programme indépendant de réorganisation de l’économie et de la société.

On ne peut saper le fascisme en lançant des appels à des couches désorientées de la population pour qu’elles respectent l’ordre existant, car ce même ordre est responsable de leur situation et les a poussées à rechercher des moyens désespérés pour la surmonter.

Dressons un bilan de la situation actuelle. La tentative de coup d’État fasciste de Trump a bénéficié d’un profond soutien au sein de sections considérables d’un Parti républicain auquel Biden lance à présent des appels à l’unité.

Des sections de l’appareil d’État l’ont activement soutenu, certaines ouvertement, mais beaucoup plus l’ont fait secrètement. Celles-ci continuent à servir sous le gouvernement Biden.

La base sociale et économique du mouvement fasciste de Trump dans les couches dépossédées de la population, dont beaucoup se trouvent dans les zones rurales, ne va pas disparaître avec le changement de présidence. Elle continuera à se développer à mesure que la crise du capitalisme américain s’aggravera. Il n’y a pas de «New Deal» (comme Roosevelt) qu’on puisse mettre en œuvre et Biden sert les oligarques rapaces de Wall Street tout comme Trump l’a fait.

Le danger réel et actuel du fascisme, que ce soit sous la direction de Trump ou de quelqu’un d’autre, subsistera jusqu’à ce que la classe ouvrière aille de l’avant et se batte pour son propre programme indépendant de reconstruction de la société. Un tel programme doit commencer par s’attaquer de front à la source du parasitisme financier qui a joué un rôle si crucial dans la création du terreau social du fascisme.

Cela signifie qu’au centre même du programme avancé par la classe ouvrière doit se trouver la lutte pour l’expropriation de l’ensemble du système financier – la Réserve fédérale, les banques privées, les sociétés d’investissement – pour les transformer en propriété publique sous contrôle démocratique ; cela afin d’entamer la construction d’une société socialiste. Une société où c’est le besoin humain et non le profit privé qui est la force et le principe directeurs.

La lutte pour ce programme a une immédiateté brûlante. Les événements du 6 janvier ont révélé qu’ils étaient le résultat d’une crise dont les racines se trouvent au cœur même du capitalisme américain. La démocratie, dans sa forme bourgeoise, est sur son lit de mort. Elle ne peut être ravivée et développée que sur de nouvelles bases socialistes.

(Article paru d’abord en anglais le 26 janvier 2021)

Loading