Perspectives

Le «Super Bowl», super-propagateur du COVID et miroir de la société américaine

Le bilan de la pandémie de COVID-19 approchant le demi-million de morts aux États-Unis, la tenue du match de championnat du «Super Bowl» de la Ligue nationale de football (NFL) dimanche entre les Buccaneers de Tampa Bay et les Chiefs de Kansas City et son atmosphère «festive» fabriquée étaient, à un point grotesque et incroyable, inappropriées.

Il serait difficile d’exagérer l’insensibilité des organisateurs de l’événement, ses inanités et son «expérience Super Bowl» préemballée. Le site web de la NFL suggérait: «Même si les choses auront l’air un peu différentes cette année, nous nous engageons à offrir aux fans l’expérience ultime de la manière la plus sûre possible».

La prétention que les choses sont juste «un peu différentes» et l’espoir apparent que la population oublie que le pays est au milieu d’une tragédie sociale sans précédent en dit plus que tout sur le caractère des propriétaires de la NFL et du patronat américain en général.

Selon toute norme rationnelle qui tient compte de la santé publique, le match ne devait pas avoir lieu du tout. Le stade Raymond James de Tampa Bay, qui accueille habituellement 65.000 spectateurs, avait encore 25.000 personnes dans ses tribunes. La foule de dimanche comprenait quelque 7.500 travailleurs de la santé vaccinés, auxquels la NFL a donné des billets gratuits. Offerts en guise de remerciement. La meilleure façon de récompenser ces travailleurs aurait été, de loin, d’annuler cet événement inutile et dangereux.

Stephen Kissler, un épidémiologiste de l’Université de Harvard, interviewé par CNBC, a déclaré: «Ma plus grande inquiétude quant au moment où le COVID-19 pourrait se propager dans le stade n’est pas nécessairement lorsque les gens sont assis à leur place… C’est en fait lorsqu’ils se mélangent dans d’autres parties du stade».

Non seulement, les 25.000 fans risquaient de contracter un virus mortel, tout comme les joueurs, les entraîneurs, le personnel et les employés du stade, bref, tous ceux avec qui ils entrent en contact au cours de leurs déplacements. Mais l’événement a donné encore lieu à des milliers de fêtes dans tout le pays (et même à l’étranger) qui entraîneront sans aucun doute d’autres maladies et plus de misère. Le résultat de toutes les grandes fêtes ou événements spéciaux ayant eu lieu jusque là durant la pandémie.

L’élite dirigeante américaine avait des raisons très convaincantes de continuer à organiser le match. Le Super Bowl fait désormais partie du calendrier social officiel américain. Chaque année, on invite des dizaines de millions de personnes à participer à ce prétendu moment de rassemblement national ; tout le monde est censé être collé à son téléviseur ou à tout autre appareil.

L’événement a une coloration patriotique et militaire évidente. Cette année, il ne fait aucun doute que les spectateurs dans le stade et à la télévision seront appelés à reconnaître (brièvement) les victimes de la COVID-19, tandis qu’il sera fortement suggéré que le plus grand hommage possible aux morts est «que la vie continue».

De plus, dans le contexte des premiers jours incertains d’une nouvelle administration, certains médias ont présenté le match de dimanche soir comme un nouveau point de départ pour les États-Unis, un moment de renouveau qui comprend, bien sûr, la réouverture irresponsable et meurtrière des entreprises et des écoles.

Sur le plan du «sale lucre», des centaines de millions de dollars sont impliqués dans l’organisation du Super Bowl. Le spectacle à la mi-temps, les publicités (un spot de 30 secondes coûte environ 5,5 millions de dollars), le battage médiatique général, tout est ici destiné à générer des profits pour la NFL, les différents propriétaires d’équipes et les entreprises et sponsors de la ville hôte.

La ligue et ses propagandistes, souvent pour encourager la construction de nouveaux stades coûteux, affirment que l’événement vaut 300 à 500 millions de dollars pour ces villes. Les critiques affirment que le Super Bowl n’apporte rien de comparable et que les contribuables finissent par payer la note.

Il est douloureusement ironique que le Super Bowl de cette année s’est joué en Floride, l’un des épicentres du coronavirus. Dans cet État, près de 28.000 personnes sont mortes de la maladie (le quatrième plus grand total après New York, la Californie et le Texas), soit plus que le nombre de personnes assises dans l’arène dimanche. Le gouverneur de Floride, Ron DeSantis, un vil allié de Donald Trump, a poursuivi une politique implacable consistant à ignorer la santé de la population et servir les intérêts de la grande entreprise.

En décembre, par exemple, le Washington Post a qualifié la politique de DeSantis de «catastrophe». Dès le début de la pandémie, le gouverneur – a observé le Post – «a commodément, voire diaboliquement, retiré le covid-19 de la vie publique ici. Le résultat: 1,2 million de cas de covid-19, près de 61.000 hospitalisations et un nouveau taux de positivité de 9,7 pour cent sur sept jours, l’ensemble ces cas s’élève rapidement vers des niveaux de crise». Le gouvernement de l’État de Floride a été l’un des plus agressifs à menacer les enseignants et à rouvrir son système scolaire, avec pour résultat la mort de dizaines d’enseignants.

La manière impitoyable et essentiellement criminelle dont la classe dirigeante américaine fonctionne ne devrait surprendre personne. Cependant, se pose aussi la question de la réaction et de la participation populaire à des événements tels que le Super Bowl, et ici, il faut exprimer certaines dures vérités.

La quarantaine ou semi-quarantaine d’un an a sans doute retenu prisonniers des millions de gens et leur a rendu la vie difficile, voire émotionnellement désespérée. Le désir naturel existe de sortir de l’enfermement. La science et la raison, et même le bon sens élémentaire, dictent néanmoins une approche plus réfléchie de la vie, en pensant au bien à long terme et à la sécurité physique de soi-même et des autres.

Certains aspects de la vie, de la culture et de l’histoire américaines vont à l’encontre d’une telle clairvoyance. L’accent mis sur le gain immédiat sans penser aux conséquences, sur l’inclination pragmatique contre la pensée théorique et concentrée, le soupçon qu’une préoccupation pour l’histoire (selon la phrase tristement célèbre de Henry Ford) pourrait bien être «plus ou moins de la foutaise, tout cela n’aide pas la population dans les conditions de crise actuelles.

Plus concrètement, le carcan abrutissant et la neutralisation du mouvement ouvrier, l’adoption par lui de la religion établie de l’anticommunisme, a contribué à la totale impréparation du peuple américain à la pandémie et aux autres catastrophes préparées par le capitalisme, dont le coup d’État du 6 janvier.

Quelqu’un penserait-il seulement à s’enquérir de la politique de l’AFL-CIO face à la tragédie du COVID-19? De façon appropriée, le site web de la fédération syndicale (AFL-CIO) ne fait rien que transmettre l’information, ou la désinformation, des agences gouvernementales sur la pandémie – tout cela prenant pour acquis que les travailleurs restent au travail.

Les responsables syndicaux n’ont fait qu’agir en agents bien rémunérés, chargés d'entasser l’humanité dans des usines, hôpitaux, écoles, entrepôts et bureaux potentiellement mortels. Rien que pour cela, comme l’a fait remarquer Rosa Luxembourg sur le rôle des syndicats allemands pendant la Première Guerre mondiale, ils «méritent dix fois de périr».

Le sport lui-même prend beaucoup plus d’espace et de temps dans la vie américaine que n’en prend la santé, phénomène lié au vide politique, social et moral au centre de la société. Une obsession pour des événements comme le Super Bowl a plus de chances de se développer dans un pays où la classe ouvrière est totalement exclue, en tant que force indépendante, de la vie et du débat politiques.

On ne doit pas non plus ignorer la caractéristique «pain et jeux» du championnat de football et d’autres événements similaires. La nécessité de détourner et d’émousser l’attention du public, par des scandales, des guerres étrangères et des spectacles domestiques, est bien réelle. Plus les choses sont mauvaises et inquiétantes, plus les pouvoirs en place ont recours à ces moyens.

Le plus insidieux de tout, peut-être, est que la classe dirigeante s’est engagée dans une voie bien définie pour mener la population à la maladie et à la mort. Plus de 3.000 personnes meurent chaque jour à cause du COVID-19. Les médias ont dans l’ensemble cessé de mentionner ces chiffres. Les images des morts, comme pendant les guerres d’Irak et d’Afghanistan, sont totalement absentes, au nom du respect de la vie privée des familles des défunts. Une partie importante de la population américaine, et d’autres peuples, se trouve tout simplement discrètement éliminée, comme dans un cauchemar de science-fiction paranoïaque. La terrible réalité est aseptisée, tenue à l’écart de la vue et de la discussion publiques, voire «normalisée».

Ont contribué à cela des processus culturels couvrant des décennies. Dans les années 1980, le culte de Wall Street et de l’avidité s’est réellement emparé d’une partie considérable de la classe moyenne supérieure, avec sa révérence dégoûtante et servile pour le «style de vie des riches et des célèbres» et tout ce qui l’accompagnait. Les médias américains se sont de plus en plus orientés vers les riches, les célébrités et la jeunesse ‘glamour’. Des millions de gens, touchés par la fermeture d’industries entières, la perte d’emplois décents, la baisse du niveau de vie, la vie sans abri et la pauvreté, sont tombées dans la catégorie de «ceux qui ne comptent pas» en Amérique.

Pourquoi les oligarques, les PDG d’entreprises, la presse économique devraient-ils verser des larmes pour les centaines de milliers d’hommes et de femmes, souvent âgés et pauvres, qui ont succombé à la pandémie et dont la mort a permis de réaliser des économies considérables aux programmes gouvernementaux et aux régimes de retraite d’entreprises?

Mais la classe ouvrière elle, doit être extrêmement sensible à une telle cruauté, le genre d’inhumanité qui légitime en fin de compte la construction de camps de concentration pour l’élimination des «sous-hommes», et s’y opposer activement.

Si les pouvoirs en place s’imaginent que des événements comme celui-ci vont détourner l’attention des gens de la catastrophe en cours, ils se font des illusions. Des millions de gens peuvent bien le regarder, mais le peuple américain n’est pas responsable du Super Bowl, ce n’est ni son gâchis ni sa honte. C’est la responsabilité des gens au sommet. L’effort pour effacer la réalité d’un demi-million de morts est l’œuvre des dirigeants de l’Amérique dans toute leur arriération, leur criminalité et leur aveuglement.

Ce qui domine de plus en plus dans la population active, c’est un sentiment de colère et de dégoût, la reconnaissance croissante que quelque chose ne va pas dans cette société qui organise des fêtes de Super Bowl et de « grandioses spectacles de mi-temps» sur la tombe de ses victimes. Des couches de plus en plus larges de la population ont le sentiment que la société américaine s’effondre jusque dans ses fondements et qu’on ne peut pas la réparer. La voie est en train d’être frayée pour un rejet du capitalisme à grande échelle.

(Article paru d’abord en anglais le 6 février 2021)

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