Le Parti travailliste britannique s'enfonce encore plus dans la fange nationaliste

Le 2 février, le Guardian a publié un reportage exclusif sur une présentation de stratégie interne divulguée pour le Parti travailliste, qu'il résumait comme un plan visant à «se concentrer sur le drapeau et le patriotisme pour reconquérir les électeurs».

La stratégie, y compris de la recherche sur la «marque du parti par l’agence Republic datant de septembre», a été présentée le mois dernier par le responsable travailliste de la recherche. Elle a révélé que «les électeurs étaient confus quant à ‘ce que nous défendons, notre objectif, mais aussi qui nous représentons’».

La clarification d'une telle confusion fournit aux travaillistes l’occasion de virer encore plus à droite, en suivant les conseils de faire «usage du drapeau national, des anciens combattants [et] de porter des tenues correctes».

La présentation, telle qu'elle a été entendue et vue par le Guardian, commence par quelques vérités qui dérangent avant de préciser à quel point le Parti travailliste a l'intention de s'abaisser pour se présenter comme le parti de droite, antisocialiste et nationaliste qu'il est, tout en se débarrassant de tout bagage indésirable de «gauche» hérité de la direction de Jeremy Corbyn.

L'accent est mis sur la reconquête des «sièges [parlementaires] historiques», un terme faisant référence aux circonscriptions du «Mur rouge» dans le nord de l'Angleterre, autrefois considérées comme des bastions travaillistes, mais perdues au profit des conservateurs aux élections générales de 2019, ainsi que «d'autres sièges qu’ils craignent susceptibles de devenir bleus [conservateurs]».

Le diaporama présenté comprenait des commentaires de «très nombreux groupes de discussion de Watford à Grimsby consultés en septembre en parallèle des sondages de groupes à l'échelle nationale», dont les remarques suivantes: «Je ne sais rien du Parti travailliste pour le moment, ils sont beaucoup trop silencieux». Une autre réflexion sur le nouveau chef du parti sir Keir Starmer disait que ce dernier «doit arrêter de rester neutre».

Avec le drapeau national comme toile de fond, sir Keir Starmer annonce sa volonté de rejoindre le gouvernement dans un «effort national» pour combattre la pandémie le 5 janvier. (Capture d'écran: Sir Keir Starmer-Twitter)

La réponse proposée est de faire «des démonstrations de patriotisme […] pour souligner que le parti a changé». Parmi les extraits sonores révélateurs qui ont été cités, on retrouve:

* «L'appartenance doit être renforcée à travers tous les messagers».

* «Communiquer le respect et l’engagement du Parti travailliste pour le pays peut représenter un changement dans le langage corporel du parti».

* «L'utilisation du drapeau et des anciens combattants, les tenues correctes au monument aux morts, etc. donnent aux électeurs un sentiment d’être alignés sur des valeurs authentiques.»

Les conseils ont eu un effet immédiat. Le Guardian a rapporté: «Dans les messages WhatsApp envoyés dans les heures suivant un briefing, les hauts responsables ont ordonné: 'Veuillez donner la priorité aux images d'en-tête de l'Union Jack [drapeau national], pas aux images rouges.' Plus tôt cette semaine [27 janvier], Starmer, lors d’une intervention politique télévisée du parti, a promis de «reconstruire notre pays» en se tenant à côté du drapeau national. Les électeurs du Mur rouge ont également été ciblés par une publicité sur Facebook, qui exige que les conservateurs deviennent plus stricts sur le contrôle des frontières, ce que les travaillistes ont souligné lors d'un débat parlementaire lundi. ‘La Grande-Bretagne est confinée. Mais les frontières sont ouvertes. Quelqu’un peut nous dire pourquoi?’ réclamait la publicité…’»

La droite travailliste ment sur les raisons de la défaite aux élections générales de 2019

Cette présentation des raisons du déclin du soutien du Parti travailliste vise à renforcer le message de la droite blairiste du parti: que sa déroute électorale en 2019 était due au fait que Corbyn avait emmené le parti trop loin à gauche, une décision qui faisait plaisir seulement aux étudiants et à «l'élite métropolitaine». Cela aurait aliéné profondément la base ouvrière traditionnelle des travaillistes dans ses anciens bastions du Nord: régulièrement dépeints comme socialement conservateurs, promonarchiques, patriotiques et fervents partisans du Brexit.

Jeremy Corbyn (à gauche ) et Keir Starmer pendant la campagne électorale en 2019 [Source: AP Photo/Matt Dunham]

En promettant d'honorer le vote de 52 pour cent pour quitter l'Union européenne (UE) lors du référendum de 2016 et «boucler le Brexit», comme le veut ce raisonnement, Boris Johnson a démoli la popularité supposée du village de Potemkine de Corbyn. Cela aurait prouvé que la forte augmentation du soutien aux travaillistes lors des précédentes élections générales de 2017 était un coup de chance et confirmait les conservateurs en tant que «voix culturelle» authentique de la classe ouvrière du Nord.

La référence à «la tenue correcte au monument aux morts» est un clin d’oeil aux critiques de la presse conservatrice contre Corbyn pour avoir porté un imperméable plutôt qu'un pardessus lors de la commémoration aux morts de l’armistice de 1918 en 2018, une répétition en soi d'une autre critique notoire de 1981 contre l'ancien chef travailliste Michael Foot.

Sur la base de cette caricature politique de la classe ouvrière dans le nord, la droite travailliste a l’intention de faire avancer son programme favorable au grand patronat: débarrassé même des palliatifs sociaux minimaux avancés par Corbyn qui sont un anathème pour la City de Londres et l’oligarchie financière. Selon le Guardian, la «recherche» révèle également que les «électeurs» pensent que le Parti travailliste est le parti qui ne fait que «dépenser, dépenser, dépenser», ce qui est imputé non seulement à Corbyn mais «à la direction de Tony Blair et Gordon Brown. Le résultat, selon le titre d’une diapositive, est: ‘Aucun aspect de la marque n'est à l'abri d'un manque de crédibilité économique.’»

Pour illustrer comment le Parti travailliste a l'intention d'utiliser sa nouvelle «préoccupation» des supposées opinions des travailleurs du Nord, il suffit de citer l'ancienne députée travailliste Jenny Chapman, présidente de la campagne de Starmer pour devenir chef du parti.

Elle déclare au sujet de Corbyn: «Il a abandonné le terrain. Il a ignoré le drapeau, il n'a pas défendu l'hymne national, il ne portait pas de tenue correcte pour un événement commémoratif important. Les gens se soucient de ces choses et c'est une question de respect, de respect pour eux et de respect pour le pays.»

Chapman, qui a perdu son siège parlementaire à Darlington en 2019, affirme que les électeurs interrogés: «seraient très francs à ce sujet […] Ils qualifiaient Jeremy de communiste ou de terroriste et ce n'est pas juste […] Et ils disaient qu'il n'aimait pas ce pays. Je ne dis pas que c'était vrai ou juste, mais c'était la perception et c’est ce que nous devons corriger».

L'affirmation selon laquelle les électeurs de la classe ouvrière du nord sont tous des fanatiques anticommunistes qui s’alignent sur ligne politique du journal The Sun est un mensonge. Le soutien à Corbyn en 2017 était aussi général dans le Nord que dans le Sud, en particulier parmi les jeunes électeurs de la classe ouvrière, que ce soit dans les petites villes qui avaient voté de manière substantielle pour quitter l'UE ou dans des centres urbains plus importants comme Leeds, Newcastle, Manchester et Liverpool, qui avaient voté pour rester dans l’UE. L’incapacité de Starmer lui-même à ressusciter le Parti travailliste, quand bien même les conservateurs ont supervisé le décès de plus de 113.000 personnes en raison du COVID-19, est la preuve que la défaite des travaillistes aux élections de 2019 n'avait rien à voir avec le fait que Corbyn était «trop à gauche».

La défaite travailliste analysée par le WSWS

Analysant le résultat de 2019 dans un article (en anglais) intitulé, «Le résultat des élections générales britanniques confirme la mort prolongée du Parti travailliste», le WSWS a noté que Johnson a réussi à capturer une partie des sièges travaillistes traditionnels dans le nord de l'Angleterre, les West Midlands et le Pays de Galles: avec une avance variant de deux points pour les sièges avec un vote pro Brexit inférieur à 45 pour cent, à huit points pour les sièges où 60 pour cent ont voté pour le Brexit:

Mais il a insisté pour dire que: «Le fait essentiel, cependant, est que le soutien au Parti travailliste s’est vaporisé à travers le Royaume-Uni et parmi toutes les sections de travailleurs, jeunes et vieux, du nord et du sud, ceux en faveur de quitter l'Union européenne aussi bien que ceux voulant y rester...»

«Cette débâcle ne peut être comprise que comme un verdict négatif sur le projet déclaré de Corbyn de pousser le Parti travailliste «à gauche «afin qu'il puisse fournir une alternative politique à l'austérité, au militarisme et à la guerre. Cela a révélé une profonde aliénation de la classe ouvrière vis-à-vis du Parti travailliste qui se préparait depuis des décennies...

«Corbyn a promis de mettre fin à l'austérité, aux dogmes du libre marché de Thatcher et aux crimes de guerre comme en Irak en 2003. L'enthousiasme suscité a permis aux travaillistes de récupérer lors des élections de 2017 une partie des 5 millions de voix perdues sous Blair et Brown entre 1997 et 2010. Mais cette reprise s'est brisée sur le désenchantement croissant de ceux qui soutenaient Corbyn, donnant lieu à l'abstention et au ralliement à d'autres partis par des travailleurs qui ne voient aucune raison de rester fidèles aux travaillistes.»

En ce qui concerne une ventilation plus spécifique des voix perdues du Parti travailliste, l’analyse a poursuivi: «Le Labour (Parti travailliste) a perdu au total huit points au niveau national et plus de 10 pour cent dans les régions pro-Brexit. Cela signifie qu’un votant travailliste sur quatre pro-Brexit, soit 700.000 au total, est passé aux conservateurs, mais que des centaines de milliers d’autres n’ont pas voté du tout […] La perte la plus frappante de toutes est la baisse de 10 pour cent des voix travaillistes chez les jeunes, ce qui correspond à la perte subie dans les circonscriptions du nord […] Datapraxis a également souligné que les travaillistes ont perdu 1,1 million de voix au niveau national au profit des conservateurs, mais en ont perdu plus encore, 1,3 million, au profit des démocrates libéraux et des Verts. Près de la moitié des pertes de sièges du Labour peuvent être attribuées à la perte d’électeurs pro-UE au profit d’autres partis».

Pourquoi l’attention exclusive accordée à l’effondrement des sièges du «Mur rouge», qui se poursuit aujourd’hui dans la campagne visant à prouver la bonne foi patriotique du Labour?

L’article a expliqué: «L’accent mis sur ces changements extraordinaires et les conclusions tirées dans les cercles officiels sont liés aux efforts visant à utiliser l’effondrement du Labour pour orienter toujours plus la politique britannique vers la droite.

«Les conservateurs ont inventé le terme ‘Workington Man’, du nom de l'ancienne ville minière, pour représenter l’électeur blanc plus âgé du nord qui soutient le Brexit. Une idée venant du groupe de réflexion Onward, elle est maintenant couramment utilisée pour incarner la soi-disant couche de la classe ouvrière perdue par les travaillistes parce que Corbyn était «trop de gauche», et qu’il ne s'était pas opposé à l'immigration et n’avait pas défendu l'ordre public avec suffisamment d'enthousiasme.»

Le WSWS a insisté pour dire que: «La trahison de Corbyn envers la classe ouvrière n'était pas qu'il ne s’est pas aligné sur le programme de droite, anti-immigré et nationaliste de la droite conservatrice et de Nigel Farage sur le Brexit. C'était que son orientation appuyait la position pro-UE des sections dominantes des grandes entreprises. Ce faisant, il a également trahi la majorité des jeunes, souvent les plus exploités et en grande précarité, et de nombreuses sections de travailleurs qui voulaient rester dans l’UE, car l'étroit nationalisme du Brexit les rebutait.

«La seule façon pour Corbyn de ne pas trahir la classe ouvrière était de s'opposer aux deux factions réactionnaires de la classe dirigeante et d'appeler à l'unité de la classe ouvrière dans la lutte contre les grandes entreprises en Grande-Bretagne et dans tout le continent pour une Europe socialiste. C'était quelque chose que Corbyn ne pouvait jamais faire. Cela l'aurait opposé à la droite blairiste de son propre parti et à ses maîtres politiques de la City de Londres.»

Corbyn refuse de chasser la droite travailliste

Ce fut le refus de Corbyn de se battre pour chasser la droite travailliste du parti qui a temporairement laissé la réaction politique saisir l'initiative. En n’expulsant pas les blairistes, toutes promesses des travaillistes de réduire les épreuves dévastatrices imposées à l'ensemble de la classe ouvrière étaient des paroles en l'air. Et en 2019, des sections toujours plus importantes de la classe ouvrière avaient tiré cette conclusion.

Le Brexit n’a pu jouer un rôle dans la débâcle du Parti travailliste dans le nord du pays que parce que les conservateurs et Farage avaient accusé avec succès l’UE et l’immigration d’être responsables de la dévastation sociale provoquée par des décennies de privatisation, de réduction de l’impôt des grandes entreprises, de désindustrialisation, de baisse des formations professionnelles, de prolifération des bas salaires, d'emplois précaires et la destruction des services publics – le tout avec le concours des municipalités travaillistes et leurs complices syndicaux sous les gouvernements conservateur et travailliste.

La mise à nu des prétentions de Corbyn à offrir une alternative à cet héritage amer de trahison était la même raison pour laquelle le Parti travailliste a perdu son soutien dans le sud de l'Angleterre, en particulier dans les grands centres urbains et parmi les jeunes électeurs qui l'avaient soutenu avec le plus d’enthousiasme. Lui et ses partisans de la «gauche» travailliste et des groupes de pseudo-gauche tels que le Parti socialiste et le Parti socialiste des travailleurs (SWP) sont politiquement responsables non seulement de l'élection de Johnson, mais aussi de la remise du Parti travailliste aux mains de Starmer et sa bande blairiste de criminels politiques. Et ce sont le Parti conservateur et le Parti travailliste blairiste qui constituent la véritable menace de droite, plutôt que des sections de travailleurs qui ont actuellement un sentiment confus de patriotisme.

Les cinq années de Corbyn – élu dirigeant du Parti travailliste en septembre 2015 sur une vague populaire de soutien au socialisme – à la tête de l’organisation se sont soldées par un parti dirigé par des chasseurs de sorcières et des anticommunistes chauvins. Les implications dangereuses pour l'avenir sont claires. Dans une réponse révélatrice aux propositions politiques, un «employé de l'administration» anonyme du Parti travailliste a déclaré au Guardian: «J'étais juste assis là à rejouer dans mon esprit l'assaut du Capitole [à Washington le mois dernier] et à penser: ne pouvez-vous donc pas voir ce qui se passe lorsqu’on commence à se plier au langage et aux préoccupations de la droite?»

Comme c'est devenu la norme, aucun commentaire n'a été fait par Corbyn sur les propositions divulguées: de peur de s'identifier avec le sentiment d'opposition le plus vague qui soit et de saper sa campagne pour réintégrer le whip travailliste. Mais aucun de ses co-penseurs n'a fait mieux, faisant plutôt écho aux efforts de Corbyn en décembre 2019 pour offrir une variante de gauche du patriotisme, basée sur «un soutien mutuel, à ne pas attaquer autrui» et «aimer suffisamment son pays pour en faire un endroit où personne n’est sans-abri ou affamé, freiné dans ses ambitions ou laissé pour compte.» C'était la même perspective qui a conduit Corbyn à des discussions sur «l'unité nationale» avec Johnson et sa prédécesseure Theresa May pendant la longue crise du Brexit et son offre rejetée aux partis d'opposition et aux conservateurs pro-UE en octobre 2019, de diriger un gouvernement d'unité nationale pour empêcher un Brexit sans accord.

Le député travailliste Clive Lewis a déclaré à propos des propositions: «Ce n'est pas du patriotisme; c'est la patrie», mais a proposé une vision plus «complexe» de «l'identité nationale et du patriotisme» pour unir «notre parti, notre peuple et notre pays». Le député de Brighton Kemptown, Lloyd Russell-Moyle, a déclaré: «Il n'y a rien de mal à afficher le fait que l’on est à l'aise avec les symboles de son pays. Mais si on le fait en agitant simplement le drapeau, nos principaux partisans, qui sont jeunes, libéraux et soutiennent l'UE, seront confus quant au message que l’on tente d'envoyer.»

De telles invocations d'un «patriotisme progressiste» peuvent être fondées sur des «valeurs britanniques» prétendument éternelles de démocratie parlementaire et de l'État de droit, ou sur l'amour de diverses institutions nationales (toujours le National Health Service, parfois, comme dans une récente tribune du Guardian de Nesrine Malik, s'étendant à «un système judiciaire assiégé qui conteste les suspensions parlementaires illégales du gouvernement» et à une «fonction publique aux prises avec le Brexit».) Ils peuvent également se prévaloir d'un «nationalisme anglais», prétendument ainsi libéré de l'héritage de l'impérialisme britannique. Collectivement, ils représentent une tentative réactionnaire de mettre en avant un nationalisme vaguement «de gauche» comme moyen de lutter contre la montée du socialisme et de l'internationalisme.

Comme la promotion du nationalisme écossais et gallois, toutes les invocations du «patriotisme» sont utilisées pour diviser la classe ouvrière et lier les travailleurs et les jeunes à l'une ou l'autre section de la bourgeoisie et à son appareil d'État. De tels appels, comme le prouve l’accent mis par le Labour sur les «anciens combattants» et les commémorations militaires, finissent toujours par soutenir la guerre. La prolifération de tels appels au nationalisme dans tout le Parti travailliste le confirme comme un ennemi politique de la classe ouvrière et un opposant à sa lutte contre l'élite dirigeante britannique qui maintient sa politique meurtrière en refusant de lutter contre la pandémie et la destruction des emplois, des moyens de subsistance et des services essentiels dont dépendent des millions de personnes.

(Article paru en anglais le 10 février)

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