La politique de la Réserve fédérale déclenche l’inquiétude quant à un effondrement des marchés

L’argent continue à affluer à Wall Street, envoyant les trois principaux indices boursiers — le Nasdaq, le Dow et le S&P 500 — vers de nouveaux records à la fin de la semaine dernière. Mais les avertissements se multiplient face aux lumières qui clignotent au rouge, signalant que la bulle spéculative pourrait bientôt éclater, avec des conséquences majeures.

Ces avertissements proviennent de certaines parties de l’élite financière, ainsi que d’analystes financiers et de commentateurs des médias. Ils craignent les conséquences de l’injection incessante de capitaux par la Réserve fédérale américaine et d’autres grandes banques centrales dans les marchés financiers.

La semaine dernière, Carson Block, le fondateur de Muddy Waters Capital, une société d’investissement basée à New York, a écrit un article d’opinion dans le Financial Times il a noté que le récent essor et effondrement des GameStop était «un avertissement aux décideurs politiques que les marchés et les économies du monde sont en position précaire et posent des risques importants pour la stabilité politique».

Trader sur le parquet de la Bourse de New York (AP Photo/Richard Drew)

Il a déclaré que les principales causes de dysfonctionnement du marché étaient les fonds d’investissement passifs et les opérations financières à effet de levier, rendues possibles par la faiblesse des taux d’intérêt. Les investissements passifs n’opèrent pas par le biais d’une prise de décision active, mais par des algorithmes qui suivent les tendances du marché ; on achète lorsque le marché est à la hausse et on vend lorsqu’il est à la baisse. Selon lui, cela signifie qu’ils ont tendance à exacerber les fluctuations du marché, qu’elles soient à la hausse ou à la baisse.

Block écrit qu’il était «de plus en plus évident» que l’on ne savait pas si les gouvernements pouvaient perpétuellement renflouer les marchés. Avec des taux d’intérêt qui tournent autour de zéro, «les leviers traditionnels de la politique monétaire pourraient ne pas être en mesure de sauver les marchés et d’empêcher une autre dépression».

Il poursuit: «Le véritable risque pour les marchés est que ces flux passifs deviennent négatifs (si des licenciements massifs conduisent les travailleurs et les employeurs à réduire leurs cotisations à l’épargne-retraite). Si cela devait se produire, la vente de fonds passifs submergerait rapidement le marché. Un tel krach pourrait ressembler à celui de 1929-32 en termes d’ampleur, mais à la vitesse de 2021».

Il a conclu qu’il fallait trouver «un mécanisme qui permette de désendetter nos économies et nos marchés», mais n’a pas proposé de solution. Il a affirmé que «les gouvernements semblent manquer la volonté et de compétence pour faire des choses difficiles».

Un article de Bloomberg publié au cours du week-end dernier souligne la hausse de l’indicateur dit «Buffett». Il s’agit du rapport entre la capitalisation boursière totale des actions américaines et la valeur en dollars du produit intérieur brut (PIB) américain. En 2019, il avait franchi pour la première fois son sommet précédent atteint lors de la bulle internet au début de ce siècle, et a maintenant atteint plus du double du PIB estimé pour le trimestre en cours.

Selon un analyste de marché cité dans l’article, la hausse du ratio «met en évidence la remarquable manie» des marchés américains, alimentée par la fourniture d’argent pratiquement gratuit par la Réserve fédérale. «Même si l’on s’attendait à ce que ces politiques (de la Réserve fédérale) soient permanentes – ce qu’elles ne devraient pas être, cela ne justifierait toujours pas de payer pour les actions deux fois la moyenne des 25 dernières années», a-t-il déclaré.

Dans un commentaire de Bloomberg publié la semaine dernière, l’analyste financier Mohamed El-Arian a souligné la déconnexion entre l’économie et les marchés financiers qui, à court terme, avait ouvert «une plus grande fenêtre pour une stimulation fiscale supplémentaire significative pour compléter une politique monétaire et des conditions financières ultra-libres» mais l’avait fait «au risque d’amplifier le mécanisme, la stabilité financière et les risques politiques qui nous attendent dans le futur».

Il a averti que, d’un côté, cela pourrait favoriser la politique budgétaire et les marchés à court terme mais augmenterait aussi les risques futurs, à commencer par la stabilité financière. «Plus Wall Street progresse à court terme, plus il est difficile d’améliorer éventuellement les conditions économiques pouvant valider de manière ordonnée les prix toujours plus élevés des actifs».

Joseph Sternberg, membre du comité de rédaction et chroniqueur du Wall Street Journal, a adopté une approche historique dans un commentaire publié la semaine dernière, rappelant l’hyperinflation de l’Allemagne de Weimar dans les années 1920. Il a noté que l’hyperinflation n’était qu’une partie de la manière dont les excès monétaires détruisaient la société allemande à cette époque.

«Une conséquence du chaos des marchés financiers [en Allemagne] a été un nouvel essor de la spéculation», a-t-il écrit. «Les misères économiques de l’époque n’étaient pas uniformément réparties, et les divergences entre les nouvelles classes de nantis et de démunis alimentaient les ressentiments politiques et personnels, parallèlement à une corruption rampante. Est-ce que tout cela vous semble familier?»

Au cours des 15 dernières années, les démocraties occidentales n’avaient pas fonctionné comme des sociétés où les conditions économiques étaient bénignes. «Nous assistons à une polarisation politique brutale, à une détérioration rapide de la confiance sociale, à une rupture des relations économiques entre les générations, voire à des révoltes paysannes aussi variées que Brexit et GameStop».

Sternberg a déclaré que limiter les débats sur l’inflation purement au niveau de l’indice des prix à la consommation était une «esquive». «La plupart des facteurs sociaux dont les économistes se soucient vraiment lorsqu’ils discutent de l’inflation, au sens large, clignotent en rouge.»

Rana Foroohar, rédactrice en chef adjointe du Financial Times, a également fait référence à l’Allemagne de Weimar dans un article publié aujourd’hui. Elle a comparé la volatilité du prix de l’or en marks allemands dans les années 1920 à la spéculation sur les pièces de monnaie aujourd’hui. Elle est d’accord avec la formulation, avancée par un analyste financier, que les bitcoins ne sont pas tant une bulle que «la dernière alarme incendie en état de marche» avertissant des changements géopolitiques majeurs à venir.

Dans un éditorial de la semaine dernière, le Financial Times a averti que la Réserve fédérale devait être attentive aux inquiétudes concernant l’inflation suite au plan de relance de Biden. L’article ajoute que l’engagement de ce dernier à maintenir des taux d’intérêt bas jusqu’en 2022 au moins risquait d’être «irresponsable».

L’article était suivi d’un commentaire significatif de la chroniqueuse financière Gillian Tett, prenant pour cible les remarques du président de la Réserve fédérale Jerome Powell dans un discours mercredi dernier devant l’Economic Club de New York. Elle y notait que la politique de la Réserve fédérale semblait être qu’«en cas de doute, on double la mise».

Powell a prononcé son discours à la suite d’un article d’opinion largement discuté dans le Washington Post, de l’ancien secrétaire au Trésor de Clinton et conseilleur en politique économique d’Obama, Lawrence Summers. Summers y écrit que le plan de relance de Biden pourrait favoriser le type d’inflation observé dans les années 1970, avec des conséquences pour le dollar américain et la stabilité financière.

Powell a déclaré que la Réserve fédérale maintiendrait ses politiques «patiemment accommodantes» jusqu’à ce que l’économie atteigne le plein emploi et que l’inflation dépasse les deux pour cent pendant un certain temps.

«Il a également dit que ni l’un ni l’autre n’apparaîtrait bientôt», a noté Tett. «En clair, cela signifie que de l’argent pratiquement gratuit est là et y restera pendant longtemps, quel que soit le bavardage sur l’inflation. Pensez des années, pas des mois avant qu’on ne change de politique».

C’était là, selon elle, une «erreur». Mais elle a poursuivi en affirmant que la Réserve fédérale avait eu raison d’introduire des achats d’actifs et un assouplissement quantitatif après 2008, pour «écarter le risque de dépression», et d’intensifier ces politiques lorsque la COVID-19 a frappé l’année dernière. Ce sont pourtant ces mêmes mesures qui ont créé la situation actuelle.

Elle a soutenu que maintenant était le moment pour la Réserve fédérale d’indiquer au moins qu’à un moment donné, elle appellerait à un arrêt, s’opposant à la prétendue «orientation vers l’avenir» de la Réserve fédérale. Les générations précédentes de banquiers centraux avaient estimé qu’il était «insensé de donner des signaux excessivement précis sur la politique future, car cela leur lierait les mains ou encouragerait la complaisance du marché, ou les deux».

Au cours de l’année écoulée, les responsables de la Réserve fédérale ont indiqué que la politique actuelle — des taux d’intérêt extrêmement bas associés à des achats d’actifs de plus de 1.400 milliards de dollars par an — se poursuivra au moins jusqu’à la fin de 2022, voire au-delà. Cela porte les orientations à un «nouveau niveau qui semble dangereux», a déclaré Tett.

Mais la question centrale est de savoir comment mettre un terme à la politique actuelle sans précipiter l’effondrement du marché. Et ici, les critiques de la Réserve fédérale n’ont pas de réponse.

Tett a rappelé les turbulences du marché en 2013 lorsque le président de la Réserve fédérale de l’époque, Ben Bernanke, a indiqué que l’assouplissement quantitatif, lancé en réponse à la crise de 2008, pourrait prendre fin. C’était la fameuse «crise de colère».

Powell, qui à l’époque n’était devenu que peu de temps auparavant membre de l’organe de décision de la Réserve fédérale, a rappelé qu’il y avait trois ans, «la crise de colère a laissé des cicatrices sur tous ceux qui travaillaient à la Réserve fédérale à ce moment-là».

En mars 2013, il avait prévenu que la politique monétaire ultra-libre de la Réserve fédérale, qui n’a fait que s’étendre au cours des années suivantes, incitait les investisseurs à faire des paris de plus en plus risqués. En juin de cette année-là, a rapporté Tett, il avait soutenu que si d’un côté, un changement brutal de politique pouvait déclencher des turbulences sur le marché, de l’autre, il serait également préjudiciable «si les investisseurs concluaient qu’une... réduction [de l’assouplissement quantitatif] était reportée indéfiniment».

Selon les transcriptions de la Réserve fédérale de cette période, Powell a déclaré: «Nous nous trouvons ici dans une situation où nous sommes sur le toit, sans qu’il y ait de chemin sans risque. Nous devons sauter».

Dans la situation actuelle, le président de la Réserve fédérale a sans doute aussi à l’esprit son expérience de 2018. Powell avait décrété quatre augmentations des taux d’intérêt, chacune de 0,25 point de pourcentage, et prévu d’autres augmentations en 2019, ainsi qu’une réduction des actifs de la Réserve fédérale de 50 milliards de dollars par mois.

Le marché a réagi par une baisse significative — le pire trimestre de décembre depuis 1931, au début de la Grande Dépression — et Powell a immédiatement fait marche arrière. Il a réduit les taux d’intérêt avant même que la pandémie ne frappe.

Powell a cherché à justifier la politique actuelle en insistant sur le fait qu’elle visait à aider les couches les plus pauvres de la société, dévastées par l’impact de la pandémie. Mais, comme Tett l’a souligné à juste titre, le régime de l’argent bon marché accroît les inégalités, augmentant la valeur des actifs détenus par les riches.

Un autre facteur, non mentionné par Tett, est que cela conduit à une intensification de l’exploitation — baisse des salaires et détériorations des conditions de travail — afin d’assurer le flux de profits toujours plus élevés pour soutenir l’essor des actifs.

Selon Tett, Powell devait trouver une «échelle» pour descendre du toit et il devait rompre avec les hypothèses que l’argent bon marché était là indéfiniment. Sinon, écrit-elle la politique actuelle «finira par déclencher un nouveau monstre sous la forme d’une crise du marché plus grande et bien plus dommageable que la dernière fois».

L’histoire révèle une échelle de ce type n’existe pas. On a lancé la politique de l’argent ultra bon marché en réponse au krach boursier d’octobre 1987. On l’a étendue à la suite de la série de crises financières des années 1990 et du début des années 2000, et on l’a intensifiée en réponse à l’effondrement de 2008 et au gel des marchés financiers, qui ont frappé en mars 2020 en même temps que le début de la pandémie.

Ces développements montrent que la principale institution économique de l’État capitaliste, sa banque centrale, se trouve maintenant prise dans une spirale de plus en plus serrée. Afin de maintenir la montagne de capital fictif créée par ses politiques précédentes, elle doit injecter encore plus d’argent dans le système financier, apparemment au mépris des lois sous-jacentes de l’économie capitaliste elle-même.

Mais ces lois s’affirmeront inévitablement, non pas de manière pacifique ou progressive, mais, comme l’a expliqué Marx, de la même manière que la loi de la gravité s’affirme lorsqu’on trouve que la maison s'écroule au-dessus de votre tête.

(Article paru d’abord en anglais le 15 février 2021)

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