Inde : alors que les agriculteurs étendent leur agitation, le gouvernement intensifie sa répression

Mis sur la défensive par le soutien populaire à l’agitation des agriculteurs contre ses lois agricoles favorisant l’agro-business, le gouvernement de droite du parti Bharatiya Janata (BJP) intensifie systématiquement la répression de l’État contre les manifestants et leurs partisans.

Depuis la fin novembre, des dizaines de milliers de fermiers protestataires, principalement issus des États du Pendjab, de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh, sont campés à la périphérie de la capitale indienne, Delhi. La manifestation «Delhi Chalo» (allons à Delhi) demande l’abrogation de trois lois agricoles récemment adoptées. Le gouvernement Modi a empêché la manifestation d’entrer dans la capitale au moyen d’une mobilisation policière massive.

Des ouvriers de Toyota et des agriculteurs du Karnataka organisent un cortège commun au Bengaluru (Crédit: WSWS)

Plus de 200 agriculteurs sont morts au cours des 75 premiers jours de la manifestation à cause du froid glacial, d’accidents et de suicides.

Les lois agricoles renforcent la domination des grandes entreprises agro-alimentaires nationales et internationales sur le secteur agricole indien, et abolissent pratiquement la garantie du prix de soutien minimum (PSM) pour les cultures des agriculteurs.

Elles font partie d’une batterie de réformes favorables aux investisseurs, mises en œuvre par le premier ministre Narendra Modi et le BJP, parti hindouiste suprémaciste, afin de stimuler la compétitivité du capitalisme indien et d’intensifier l’exploitation de la classe ouvrière et des pauvres des zones rurales. La session parlementaire de septembre dernier a adopté les lois agricoles en même temps que des «réformes» du travail qui rendent illégales la plupart des grèves et favorisent les emplois contractuels précaires.

Dans ces conditions, le gouvernement Modi craint que plus la protestation des agriculteurs se prolonge, plus elle risque de servir de catalyseur à une éruption d’opposition sociale bien plus vaste au programme de guerre de classes de l’élite dirigeante indienne. C’est dans ce contexte que le gouvernement droitier du BJP a fortement étendu sa virulente campagne de répression contre les agriculteurs protestataires et leurs partisans, suite au rassemblement de tracteurs organisé le 26 janvier à Delhi pour marquer le Jour de la République.

La police de Delhi, qui est sous le contrôle direct du principal homme de main de Modi, son ministre de l’Intérieur Amit Shah, a déposé 44 plaintes contre des centaines d’agriculteurs et plus de 40 dirigeants agricoles. Ces procès-verbaux affirment que les agriculteurs ont orchestré des «violences» de masse au Jour de la République. Cent vingt-deux fermiers du Pendjab et de l’Haryana ont été arrêtés.

Le gouvernement Modi tente également de disperser les dizaines de milliers de manifestants qui continuent à camper sur les sites de protestation en leur coupant l’accès à l’eau, à l’électricité et aux télécommunications. La police a mis en place plusieurs lignes de barricades de type «zone de guerre» pour empêcher les manifestants d’entrer à Delhi et pour les confiner aux sites de protestation.

Les mesures répressives du gouvernement Modi ont jusqu’à présent eu l’effet inverse. Des dizaines de milliers de nouveaux manifestants, dont des femmes, des jeunes et des étudiants, ont commencé à arriver sur les sites de protestation pour manifester leur solidarité avec ceux qui campent à la périphérie de la capitale indienne.

Lors d’une réunion tenue le 10 février, le Samyukta Kisan Morcha (SKM), l’association des syndicats agricoles qui mène l’agitation, a annoncé une extension de la campagne nationale pour l’abrogation des lois agricoles. Parmi les futures actions à entreprendre par les agriculteurs, il y a un blocus ferroviaire national de plusieurs heures, le jeudi 18 février.

L’Indian Express a rapporté que le premier ‘Kisan Mahapanchayat’ du Pendjab, ou grand rassemblement local d’agriculteurs s’est tenu dans le sous-district de Jagraon à Ludhiana, le 11 février. Il a attiré un «rassemblement massif d’agriculteurs» désireux de montrer leur soutien à l’agitation actuelle. Des rassemblements similaires ont eu lieu à Haryana, en Uttar Pradesh et au Rajasthan ces derniers jours.

Modi et son gouvernement BJP, qui n’ont cessé de chercher à attiser les flammes du communautarisme et ont qualifié l’agitation des agriculteurs de mouvement subversif infiltré, voire contrôlé, par les séparatistes sikhs, ont été traumatisés par cette recrudescence de soutien populaire. Le 29 janvier, un Mahapanchayat de 100.000 personnes s’est tenu à Muzaffarnagar dans l’Uttar Pradesh, le plus grand État de l’Inde, dirigé par le ministre en chef du BJP, Yogi Adiyanath, un communautariste hindouiste notoire.

En 2013, les émeutes communales dans le district de Muzaffarnagar ont entraîné la mort de 42 musulmans et de 20 hindous, et ont laissé la région profondément divisée sur des lignes communalistes. Pourtant, lors du rassemblement du 29 janvier, musulmans et hindous ont exprimé conjointement leur solidarité avec les agriculteurs qui protestaient.

Parlant au débat sur la «motion de remerciement» pour le discours du président Kovid Nath, au Rajya Sabha, la chambre haute du parlement bicaméral de l’Inde, le 8 février, Modi a calomnié les agriculteurs protestataires et leurs partisans. Il les a qualifiés de nouvelle race d’«andolan-jivi» («protestataires professionnels») promouvant une «nouvelle IDE ou Idéologie Destructrice Étrangère».

Le gouvernement Modi a combiné ces dénonciations virulentes des manifestants avec une répression étatique croissante. Parmi les exemples récents les plus remarquables, on peut citer:

  • Le 13 février, une cellule spéciale de la police de Delhi a arrêté Disha Ravi, une étudiante de 22 ans, militante pour le climat qui a aidé à fonder «Fridays For Future», et l’a accusée de sédition. Le fondement de cette accusation draconienne était l’allégation qu’elle aurait diffusé «un document de la boîte à outils Google» lié aux manifestations des agriculteurs à Delhi par le biais de sites de réseaux sociaux. Dans une déclaration tweetée dimanche, la police de Delhi a accusé Ravi d’être «un éditeur» de la «boîte à outils» et un «conspirateur clé dans la formulation et la diffusion du document». La police affirme également que Ravi, avec au moins deux autres personnes, «a collaboré avec la Fondation poétique pour la justice pro-khalistan pour répandre la désaffection contre l’État indien».
  • Dans une déclaration, le SKM a condamné l’arrestation de Ravi et a demandé sa «libération immédiate et inconditionnelle». Le syndicat des agriculteurs a déclaré que cela faisait «partie d’un schéma plus large d’intimidation» qui visait à décourager les personnes soutenant l’agitation des agriculteurs. Après avoir comparu devant un magistrat à Delhi, Ravi fut placée en détention provisoire pendant cinq jours.

  • Le 4 février, la cellule de cybercriminalité de la police de Delhi a déposé plainte contre les créateurs «pro-Khalistan» d’une «boîte à outils» sur les manifestations des agriculteurs, les accusant de mener une «guerre sociale, culturelle et économique contre le gouvernement de l’Inde». Le dossier contre ces personnes non nommées comprenait des accusations de «sédition», «conspiration criminelle» et «incitation à la haine». À la grande colère du gouvernement, la boîte à outils a été partagée avec la militante pour le climat Greta Thunberg, qui a soutenu l’agitation des agriculteurs sur Twitter.
  • Le 8 février, Reuters a rapporté que le ministre indien de la Technologie avait demandé à Twitter de supprimer 1.178 comptes. Son motif était qu’ils diffusaient de la «désinformation» sur les manifestations des agriculteurs. Selon l’article qui cite une source du ministère de la Technologie, New Delhi avait écrit à Twitter le 4 février pour lui demander de supprimer les comptes, affirmant que les titulaires des comptes étaient «soutenus par le grand rival, le Pakistan ou gérés par des sympathisants des sikhs». Twitter a répondu en déclarant avoir bloqué l’accès à 97 pour cent des comptes qui, selon le gouvernement, diffusaient «des contenus provocateurs et de la désinformation».
  • À partir du mardi 9 février et jusqu’au dimanche 14 février, la Direction de l’application des lois (ED) a perquisitionné les logements des directeurs, rédacteurs et journalistes de NewsClick.in, un portail de médias indépendants basé à Delhi. Comme dans beaucoup de raids ciblant des journalistes et des ONG, les autorités ont affirmé que leurs actions étaient liées à des «affaires de blanchiment d’argent». Mais ces raids étaient une tentative transparente d’intimidation de NewsClick, qui a assuré une couverture complète et sympathique de l’agitation des agriculteurs.

Malgré l’immense courage et les sacrifices personnels des agriculteurs face à cette impitoyable campagne de répression de l’État, la politique des syndicats agricoles – qui sont dirigés par des agriculteurs plus prospères et ayant des relations politiques – fait directement le jeu de Modi. Insistant pour dire que leur mouvement est «apolitique», les syndicats ont exclu de lancer un appel plus large à l’opposition de masse au gouvernement Modi.

Le 14 février, le SKM a organisé des marches aux chandelles dans tout le pays, «en souvenir du sacrifice des soldats martyrs» lors de l’attentat à la bombe de Pulwama en 2019. Cela dans le but apparent de contrer Modi et les affirmations du BJP que leur protestation est «anti-nationale». Dans l’attentat suicide au Cachemire sous contrôle indien, environ 40 membres du personnel de sécurité indien furent tués.

Modi en avait profité pour faire monter la tension avec le Pakistan, amenant les deux puissances nucléaires au bord de la guerre. Le BJP en a profité aussi pour lancer une campagne électorale belliqueuse, nationaliste et communautariste qui a abouti à la réélection de Modi pour un second mandat en mai 2019. En commémorant cet événement, les syndicats d’agriculteurs renforcent directement la main de Modi, du BJP et de la droite suprémaciste hindoue.

Les partis staliniens, principalement le Parti communiste de l’Inde (marxiste) ou CPM et le Parti communiste de l’Inde, et leurs syndicats affiliés, jouent un rôle décisif pour empêcher la classe ouvrière d’intervenir dans la crise politique provoquée par l’agitation des agriculteurs. Ils empêchent surtout la classe ouvrière d’avancer un programme socialiste visant à rallier les masses rurales – et surtout les travailleurs agricoles et les agriculteurs marginaux – contre le gouvernement Modi et le capitalisme indien.

Malgré la colère sociale croissante des travailleurs contre l’attaque pro-patronale du gouvernement Modi, mise en évidence dans la grève générale nationale massive le jour même où l’agitation des agriculteurs commençait, le CPM et le CPI font tout leur possible pour laisser la classe ouvrière sur la touche et l’empêcher de lier ses luttes avec celles des masses rurales.

La principale préoccupation des staliniens a au contraire été de subordonner la protestation des agriculteurs aux partis d’opposition, au Parti du Congrès sur lequel ils sont politiquement alignés, et à d’autres partis de droite. Jusqu’à récemment parti de gouvernement préféré de la bourgeoisie indienne, le Congrès fut longtemps le fer de lance du programme de «réformes» pro-investisseurs de l’élite au pouvoir et de sa campagne de partenariat étroit avec l’impérialisme américain. Au pouvoir avant 2014, il avait cherché à imposer des réformes similaires en faveur de l’agro-business. Mais les staliniens ont étroitement coordonné leur réponse à l’agitation des agriculteurs avec la direction de ce parti, publiant des déclarations communes creuses et hypocrites qui dénoncent Modi et saluent les protestations.

(Article paru d’abord en anglais le 16 février 2021)

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