Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dimanche à Port-au-Prince et dans d’autres villes haïtiennes contre le président Jovenel Moïse, qui a pris des mesures ces deux dernières semaines pour consolider une dictature présidentielle. Les manifestants ont scandé «à bas la dictature», tandis que la police a répondu avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc.
Avec le soutien total de Washington et des institutions impérialistes comme les Nations unies et l’Organisation des États américains (OEA), Moïse viole la constitution d’Haïti en restant au pouvoir après l’expiration de son mandat de cinq ans le 7 février.
Il s’apprête à organiser un référendum en avril pour établir une présidence plus puissante en raison du fait que le pays est actuellement ingouvernable. Les changements proposés comprennent: la suppression du poste de premier ministre responsable devant le corps législatif; le remplacement de l’actuel parlement bicaméral par un parlement monocaméral; et la suppression de l’interdiction, dans la constitution, pour un président d’exercer deux mandats consécutifs. Cette dernière mesure a été introduite comme garantie démocratique après la chute de la dictature de Duvalier.
Les manifestations de dimanche ont dénoncé les États-Unis et d’autres puissances étrangères pour leur soutien à Moïse. Le parcours de la manifestation comprenait des arrêts devant le bureau de l’OEA à Pétion-Ville sur les collines de Port-au-Prince et le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) à Juvenat, non loin de là.
Trois journalistes ont été blessés lors des affrontements, et un manifestant a été brûlé vif par des membres présumés d’un gang armé qui aurait des liens avec Moïse.
Le président a permis à la police et aux gangs armés de se déchaîner contre les manifestations populaires de ces dernières semaines. Deux journalistes locaux, Alvarez Destiné et Meus Jeanril, ont été abattus alors qu’ils couvraient les manifestations sur le Champ-de-Mars, en face du Palais national. Jeanril serait toujours dans un état critique.
Le président soutenu par les États-Unis a considérablement étendu ses pouvoirs autoritaires au cours de l’année dernière. En janvier 2020, il a effectivement démis le Parlement du pays en laissant expirer le mandat de la plupart des députés sans organiser d’élections législatives prévues par la Constitution. Depuis lors, il gouverne par décret et a révoqué tous les maires élus du pays et imposé des remplacements triés sur le volet.
L’absence d’un corps législatif, qui selon la constitution haïtienne est chargé d’approuver les nominations aux organes indépendants et à la police, a permis à Moïse de remplir ces postes avec de proches partisans.
Il a également rempli le comité qui prépare sa réforme constitutionnelle antidémocratique et la commission électorale avec ses propres membres.
Parmi les initiatives les plus controversées de Moïse figure la création d’un service de renseignement qui lui est directement rattaché. Il a également élargi la définition du «terrorisme» pour y inclure les incendies et les barrages routiers, qui sont des formes courantes de protestation populaire.
Lors de la dernière série d’attaques contre ses opposants politiques, Moïse a ordonné l’arrestation de 23 personnes, dont un juge de la Cour suprême, qu’il a accusé de préparer un coup d’État parce qu’ils s’opposaient à ses actions anticonstitutionnelles.
En outre, il a ordonné la révocation de trois juges de la Cour suprême désignés par l’opposition comme candidats potentiels à l’élection présidentielle. Selon l’article 177 de la Constitution, les juges de la Cour suprême ne peuvent être démis de leurs fonctions.
Moïse a justifié sa prise de pouvoir autoritaire par l’affirmation spécieuse que son mandat présidentiel n’a commencé que le 7 février 2017, et qu’il lui reste donc un an à servir. En réalité, son mandat a débuté un an plus tôt, lorsque son prédécesseur et mentor politique, Michel Martelly, a démissionné et a transmis le pouvoir à un président provisoire au lendemain des élections de 2015, entachées de fraudes.
Martelly et Moïse sont tous deux étroitement associés à la faction dominante de la classe dirigeante haïtienne qui a soutenu la dictature de Duvalier, qui a sauvagement opprimé le peuple haïtien jusqu’à ce qu’il soit renversé par une révolte populaire en 1986.
Moïse a reçu le soutien de l’armée, qu’il n’a reconstituée qu’en 2017 suite à sa dissolution officielle en 1995. Dans une interview accordée à une radio locale, Jean Baptiste Joseph, un commandant de l’armée haïtienne, a déclaré qu’il était «prêt à tout» pour que Moïse reste au pouvoir.
La prise de pouvoir de Moïse a été soutenue par les États-Unis et d’autres puissances impérialistes. Soulignant l’hypocrisie totale de leurs prétentions à défendre la démocratie et l’État de droit, il est bon de rappeler que lorsqu’il s’agissait de Jean-Bertrand Aristide, ils soutenaient exactement le contraire. Lorsque Washington, sous la direction de Bill Clinton, a rendu à Aristide la présidence après avoir été renversé en 1991 par un coup d’État soutenu par l’administration Bush, il a insisté pour que les trois années d’exil d’Aristide soient comptabilisées dans le cadre de son mandat présidentiel de cinq ans.
Washington n’a pas de tels scrupules à l’égard de Moïse. «Il a prêté serment le 7 février 2017 pour un mandat de cinq ans, qui doit donc prendre fin le 7 février 2022», a déclaré le porte-parole du département d’État, Ned Price, le 5 février. «Conformément à la position de l’OEA sur la nécessité de procéder au transfert démocratique du pouvoir exécutif, un nouveau président élu devrait succéder au président Moïse lorsque son mandat prendra fin le 7 février 2022».
Price a dénigré les récentes manifestations de masse et a implicitement approuvé la réponse violente de la police, commentant: «Le manque remarquable de réponse populaire aux appels à des manifestations de masse ces dernières semaines indique que le peuple haïtien est fatigué des blocages sans fin [les manifestations de masse fermant la capitale] et des querelles de pouvoir».
Ce chèque en blanc émis par l’administration Biden à Moïse et à ses alliés corrompus s’inscrit dans la droite ligne des crimes historiques de l’impérialisme américain contre le peuple haïtien, qui remontent à plus d’un siècle. En plus de soutenir la dictature brutale de Duvalier pendant trois décennies, Washington et ses alliés, dont le Canada, ont envoyé à plusieurs reprises des troupes pour occuper Haïti et réprimer le peuple haïtien, y compris à de multiples reprises au cours des 35 années qui se sont écoulées depuis le renversement de bébé Doc Jean-Claude Duvalier.
Le régime corrompu et largement méprisé de Moïse, qui a fait face à des poussées répétées de protestations de masse depuis 2018, n’est capable de s’accrocher au pouvoir que grâce au soutien continu et sans faille de Washington. Sous le président d’extrême droite Trump, Washington a soutenu Moïse lors de manifestations de plusieurs semaines impliquant des dizaines de milliers de personnes à l’automne 2019, déclenchées par l’aggravation de la situation sociale et l’implication de Moïse dans un scandale de corruption massive qui a vu le détournement de quelque 4 milliards de dollars d’aide du Venezuela par ses copains de l’élite bourgeoise vénale d’Haïti.
Le fait que l’administration Biden ait réaffirmé de manière si décisive son soutien au régime, alors même que Moïse intensifie sa politique autoritaire, tourne en dérision la prétention du démocrate selon laquelle la politique étrangère américaine serait basée sur le respect des «droits de l’homme» et de la «démocratie» sous son administration.
L’alliance entre l’impérialisme américain et une série de gouvernements fantoches corrompus à Port-au-Prince supervise une nouvelle détérioration de la situation sociale déjà catastrophique en Haïti. Pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, Haïti a un produit intérieur brut par habitant de seulement 797 dollars et se classe 169e sur 189 pays selon l’indice de développement humain. Le régime de Moïse a supervisé une aggravation de cette crise sociale, avec une forte dévaluation de la monnaie et une inflation galopante mettant les produits de première nécessité hors de portée d’une grande partie de la population. Dans le même temps, il a garanti les profits des grands intérêts de l’agroalimentaire, de l’habillement, du tourisme et des mines qui pillent impitoyablement le pays.
Ces horribles conditions sociales ont été aggravées par la pandémie de coronavirus. Bien que le nombre de cas signalés soit relativement faible par rapport à d’autres pays, cela est dû en grande partie à l’absence d’infrastructures de soins de santé permettant de suivre la progression du virus mortel. Selon la Banque mondiale, l’inflation devrait dépasser les 20% et le déficit budgétaire doublera pour atteindre plus de 6% du PIB, alors que les prévisions d’avant la pandémie étaient de 3%.
L’opposition bourgeoise officielle à Moïse n’a rien à offrir aux masses appauvries d’Haïti. Tout en critiquant l’autoritarisme croissant du président, les politiciens de l’opposition se sont concentrés sur des appels pathétiques aux puissances impérialistes pour défendre la démocratie en Haïti, c’est-à-dire ces mêmes puissances qui ont imposé des conditions sociales désespérées à ce pays appauvri pendant des décennies. Comme l’a déclaré le chef de l’opposition André Michel, «Il est clair que Jovenel Moïse a cessé d’être le président constitutionnel d’Haïti. C’est à la population de continuer à se mobiliser, de l’inciter à quitter le pouvoir ... Nous demandons à la communauté internationale de tenir compte de la décision de la justice haïtienne, qui a constaté la fin du mandat constitutionnel de Jovenel Moïse. Elle doit aider Haïti à réussir la transition».
(Article paru en anglais le 18 février 2021)