Miss Marx: une Eleanor Marx à l'image de la cinéaste

Écrit et réalisé par Susanna Nicchiarelli

Miss Marx, une production italo-belge écrite et réalisée par l'actrice-cinéaste Susanna Nicchiarelli, s'intéresse à la dernière partie de la vie d'Eleanor Marx – depuis la mort de son célèbre père, Karl Marx, en mars 1883 jusqu'à son suicide en mars 1898.

Miss Marx

Le film traite certains aspects de l'activité politique et publique d'Eleanor mais il s’intéresse surtout à sa vie émotionnelle. Miss Marx est fortement colorée par la vision féministe de l'écrivaine/réalisatrice et a tendance à projeter ces vues sur le passé (et à les lui imposer).

Le film de Nicchiarelli commence en 1883. Eleanor Marx (Romola Garai), connue de sa famille sous le nom de Tussy, fait l'éloge de son père ('Il est mort en plein travail, son intellect intact') sur la tombe commune de ses parents à Londres. Eleanor rencontre bientôt le dramaturge Edward Aveling (Patrick Kennedy) lors d'une conférence qu'il prononce sur le poète Percy Shelley (elle et Aveling co-rédigeront plus tard une brochure sur le sujet, Shelley's Socialism, 1888). Leur relation étant établie, Aveling la rejoint lors d'un voyage en Amérique où ils apprennent que même les cowboys sont exploités par leurs patrons.

Eleanor Marx est entrée dans l'histoire comme une combattante socialiste, profondément internationaliste et, concrètement, comme une participante importante et déterminée au développement du 'nouveau syndicalisme' en Grande-Bretagne, l'organisation des travailleurs fortement exploités et non qualifiés (dockers, marins, gaziers, manutentionnaires de tout genre et autres). Elle était au cœur des batailles de classe explosives qui ont éclaté dans le pays à partir de la fin des années 1880.

Si les créateurs de Miss Marx y ont inclus quelques scènes d'usine et plusieurs brèves discussions sur les conditions des travailleurs, son fond dramatique réside clairement dans les banalités de la vie d'Eleanor, du moins tel qu'envisagées par Nicchiarelli. Cela inclut la relation turbulente d'Eleanor avec un Aveling coureur de jupons, débauché et fumeur d'opium et ses frustrations réelles ou supposées vis-à-vis de son père, qui 'voulait tout pour moi sauf ma liberté'.

Dans une séquence particulièrement désagréable, Eleanor et Aveling passent une soirée en compagnie de Havelock Ellis (Freddy Drabble), le réformateur social et chercheur sexuel, et Olive Schreiner (Karina Fernandez), l'auteure sud-africaine, suffragette et militante anti-guerre, s’adonnant à des conversations banales et à la drogue.

Romola Garay dans Miss Marx

Indication supplémentaire de l'orientation générale et des intérêts du film, Nicchiarelli a inclus une scène cruciale et prolongée dans laquelle Friedrich Engels (John Gordon Sinclair) mourant murmure à Eleanor que son père Karl, et non lui, avait engendré Freddy (Oliver Chris), le fils de la gouvernante de la famille Marx, Helene Demuth (Felicity Montagu). La réaction hystérique et hurlante d'Eleanor à cette révélation n'a d'égal que les insertions périodiques de la musique assourdissante du groupe 'post-rock' Gatto Ciliegia contro il Grando Freddo.

Première réaction à la révélation, vraie ou non, concernant Demuth: qui pourrait bien s’inquiéter d’une telle question à ce stade de l'histoire? Que Nicchiarelli dusse se livrer à de telles commérages sans intérêts est tout à fait prévisible. D'une part, la révélation est destinée à diminuer Marx, faisant finalement de lui rien de plus qu’un autre 'coureur de jupons' peu fiable; et d'autre part, plus généralement, ce prétendu scandale conforte la réalisatrice et ceux de son milieu social dans la conviction qu'en vérité, tout le monde a toujours été 'exactement comme eux'.

Dans le film, Freddy et Eleanor visitent la tombe de ses parents et celle-ci demande incrédule: 'Comment [ses parents] ont-ils pu continuer après l'affaire?' Nicchiarelli aimerait avoir le beurre et l'argent du beurre. Elle veut créer Eleanor à son image, en bohème 'libre-penseur' – mais ensuite, pour marquer des points contre Karl Marx et 'le faire tomber de son piédestal', la réalisatrice dépeint sa fille comme une victorienne conformiste et outrée.

Vers la fin du film, Nicchiarelli accentue son tour de passe-passe idéologique, mettant des mots dans la bouche d'Eleanor, soit inventés, soit simplement sortis de leur contexte, qui la transforment en féministe du 21ème siècle.

Somme toute, Miss Marx ne fait pas une impression forte ni favorable. Le film n'est pas particulièrement malveillant, mais il est complètement à coté de la plaque en ce qui concerne Marx. Pourquoi? Nicchiarelli et compagnie viennent d'un milieu tout à fait différent, d’orientation sociale et politique opposée, de celui auquel appartenait Eleanor Marx. C'est un peu comme un rebouteux essayant de faire le portrait d’un grand pionnier de la médecine. La réalisatrice Nicchiarelli, malheureusement, a peu d'idée de ce que signifie se consacrer à l'émancipation de la classe ouvrière: sacrifice, altruisme, patience et principes.

Miss Marx (2020)

Il est très difficile pour le cinéaste contemporain, même (ou peut-être surtout) de la variété 'de gauche', de comprendre ce genre d'engagement et de clairvoyance. Par conséquent, elle ou il cherche les crises personnelles, les faiblesses individuelles et essaie souvent de rapetisser les personnages historiques monumentaux, de les réduire en fait à ses propres dimensions. Comme le déclare Nicchiarelli dans une interview: 'Je crois que l'histoire d'Eleanor nécessite une ironie délicate: sa vie amoureuse était à la fois absurde et tragique, sa détresse est plus que familière aux femmes d'aujourd'hui.'

Dans Miss Marx, les brèves références à Karl Marx sont généralement péjoratives, et Engels, cet autre géant intellectuel, apparaît comme rien de plus qu'un accessoire à l'intrigue. Laura Marx (sœur aînée d'Eleanor) et son mari Paul Lafargue, actifs dans le mouvement socialiste français, mènent une existence bourgeoise conventionnelle – elle contente de rester à la cuisine, et lui heureux d'élever des poulets. Mais surtout, Eleanor est entourée d'hommes autoritaires, oppressifs et égoïstes.

Dans le cadre de la régression idéologique générale qui a dominé les milieux universitaires de 'gauche' pendant des décennies, les créateurs de Miss Marx réduisent les questions historiques et de classe à jouer un rôle de toile de fond passive. Pour eux, 'l'histoire intérieure des individus', leurs passions et leurs peines personnelles constituent le côté 'actif' et intrigant de la vie. Ce qui compte vraiment autrement dit, c’est le sexe, la mort et certaines relations familiales.

Face à ces conceptions, il convient de présenter une brève biographie d'Eleanor Marx.

Jenny Julia Eleanor Marx est née à Londres le 15 janvier 1855, sixième enfant et quatrième fille de Karl Marx et Jenny von Westphalen. Parlant couramment plusieurs langues, elle était un prodige qui a édité le travail de son père, fait campagne pour la journée de huit heures, contribué à établir la fête du travail du 1er mai et traduit Ibsen et Flaubert.

Sa biographe la plus récente, Rachel Holmes, écrit: 'L'intimité de Tussy [le surnom de famille d'Eleanor] durant son enfance avec [Marx] pendant qu'il écrivait le premier volume de Das Kapital lui a fourni une base solide dans l'histoire économique, politique et sociale britannique. Tussy et Le Capital ont grandi ensemble.'

La première organisation socialiste britannique (appelée Fédération démocratique) a été formée en 1881. Lorsqu'elle a été reconstituée en 1884 sous le nom de Fédération social-démocrate, Eleanor était parmi ses membres fondateurs. 'Jusqu'à sa mort, 17 ans plus tard, elle a donné des conférences et écrit au nom du socialisme, aidé à organiser des grèves, des rassemblements, des campagnes électorales, et a joué un rôle dans les luttes intestines qui avaient lieu dans chaque groupe socialiste auquel elle adhérait ', affirme un de ses biographes.

Dans les années 1880, Eleanor s'intéresse au théâtre, estimant qu'il peut être un moyen important de propager le socialisme. De plus, elle a écrit de nombreux livres et essais plus longs, notamment The Factory Hell (1885), The Women Question (1886), The Working Class Movements in America (1888) et The Working Class Movement in England (1896).

En raison principalement d'une crise personnelle liée au comportement d'Aveling, Eleanor Marx se suicida le 31 mars 1898. Elle avait 43 ans.

En 1895, le marxiste allemand Wilhelm Liebknecht (père de Karl Liebknecht) écrivait à propos d'Eleanor: 'L'auteur du Mouvement de la classe ouvrière en Angleterre a parfaitement maîtrisé et décrit la position des ouvriers anglais. Elle a écrit avec le cœur. Elle a vécu et combattu auprès des ouvriers anglais et a appris à les aimer. Elle ne fait qu'un avec eux et fait elle-même partie du mouvement ouvrier anglais moderne. Avec des mots éloquents, elle nous donne une image fidèle des hommes et des choses. Et elle nous montre la marque distinctive du mouvement ouvrier anglais et de toute l'histoire de l'Angleterre, l'avancée régulière, la ferme rétention de ce qui a été conquis, l'avancée contre vents et marées. Et toujours en avant vers l'objectif; sans sursauts, parfois avec rapidité, parfois aux pas lents, souvent en zig-zag, souvent par des déviations – mais toujours vers l’avant, toujours plus près du but.'

À l'époque d'Eleanor, il était élémentaire de voir la société en termes de classe et non de genre. Elle a écrit, par exemple: 'Nous ne sommes pas des femmes engagées dans la lutte contre les hommes mais des ouvrières qui luttent contre les exploiteurs.' Et: 'Le vrai parti des femmes, le Parti socialiste […] a une compréhension de base des causes économiques de la position défavorable actuelle des travailleuses et […] appelle les travailleuses à mener un combat commun main dans la main avec les hommes de leur classe contre l'ennemi commun, à savoir les hommes et les femmes de la classe capitaliste'.

De plus, en 1891, elle affirmait que ' 'socialiste' et 'socialisme', jadis termes de reproche et de mépris, deviennent les meilleurs passeports pour le respect et la confiance de la classe ouvrière. [ …] Chaque nation a, et doit avoir, ses propres moyens et méthodes de travail. Mais quels que soient ces moyens et ces méthodes, la fin est la même partout dans le monde: l'émancipation de la classe ouvrière, l'abolition de toute domination de classe '.

'Vive la solidarité internationale du mouvement de la classe ouvrière!'

(Article paru en anglais le 18 février 2021)

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