L’armée du Myanmar tire sur les travailleurs des chantiers navals qui protestent et tue deux personnes

Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue dimanche au Myanmar pour protester contre la junte militaire après que des troupes aient ouvert le feu sur des travailleurs de chantier naval et leurs partisans dans la ville de Mandalay samedi, tuant deux personnes. Malgré l’escalade de la violence du régime, les protestations et les grèves se poursuivent contre la prise de pouvoir par les militaires le 1er février.

L’affrontement de samedi a eu lieu au quai de Yadanabon, où une grande foule d’ouvriers du chantier naval et d’autres personnes de la zone ouvrière se sont rassemblés. Les marins avaient occupé un navire et l’avaient empêché de se rendre à la ville de Bhama, à quelque 300 kilomètres en amont de l’Irrawaddy. Les manifestants ont construit des barricades de fortune pour tenter de retenir la police.

On estime à 500 le nombre de policiers et de soldats qui ont attaqué la foule avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Les journalistes ont été contraints de fuir après avoir été visés par des projectiles. Une vidéo montre la police qui poursuivait les manifestants, les frappant avec des matraques et arrêtant les gens. La police a été vue en train de battre des passants âgés ainsi que des manifestants.

La dirigeante du Myanmar, Aung San Suu Kyi, s'adresse à la Cour internationale de justice de La Haye, aux Pays-Bas, le mercredi 11 décembre 2019. (AP Photo/Peter Dejong)

Alors que la confrontation se poursuivait, les soldats ont ouvert le feu avec des balles réelles. Un médecin qui a été témoin de l’assaut a dit à Al Jazeera que ce qui s’est alors passé était une «zone de guerre». Un habitant du quartier a déclaré à l’agence de presse AFP: «Ils ont battu et tiré sur mon mari et d’autres personnes. Il se tenait sur le côté et regardait la manifestation, mais les soldats l’ont emmené».

Deux manifestants sont morts de leurs blessures par balle. L’un d’entre eux était un garçon de 16 ans, abattu d’une balle dans la tête, selon Frontier Myanmar. L’autre victime a reçu une balle dans la poitrine et est morte sur le chemin de l’hôpital. Ses proches l’ont identifié plus tard comme étant Thet Naing Win, 36 ans, un charpentier.

Un secouriste a déclaré à l'AFP que 30 autres personnes avaient été blessées, la moitié des blessures ayant été causées par des balles réelles. Au moins une douzaine de personnes ont été arrêtées. Les manifestants gravement blessés, détenus dans des fourgons de police, n'ont pas pu bénéficier de soins médicaux d'urgence.

Des soldats de la 33e division d’infanterie légère auraient participé à la répression. L’unité est connue pour les atrocités commises contre les musulmans Rohingyas dans l’ouest de l’État de Rakhine en 2017. Il est significatif que ce soit Aung San Suu Kyi, dont le gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) a été déposé par l’armée, qui ait cherché à couvrir et à défendre les actions de l’armée contre les Rohingyas.

Ailleurs à Mandalay, des manifestations ont également été attaquées, notamment un rassemblement de 1.000 personnes dirigé par des étudiants en médecine. À un moment donné, la police aurait tiré sur un monastère situé près de la 40e rue, qui était utilisé par des volontaires médicaux comme lieu de refuge temporaire pour les blessés.

La répression sanglante à Mandalay, dirigée contre les travailleurs, s’inscrit dans le cadre d’une intensification de la répression militaire, tandis que le mouvement de protestation ne montre aucun signe de relâchement. Vendredi, des arrestations massives ont eu lieu dans la ville de Myitkina, au nord de l’État de Kachin, après que les protestations ont été réprimées avec une force considérable deux jours de suite.

La mort d’une jeune femme, abattue par la police lors d’un rassemblement dans la capitale Naypyidaw, a été annoncée vendredi comme le premier décès confirmé. Des marches nationales ont été organisées le lendemain pour honorer sa mémoire. La femme, Mya Thwate Thwate Khaing, 20 ans, employée dans une épicerie, était sous assistance respiratoire à l’hôpital depuis une semaine et on lui donne peu de chance de guérison. Bien que les militaires aient insisté sur le fait que des balles réelles n’avaient pas été utilisées ce jour-là, les médecins ont confirmé que la blessure avait été causée par une balle.

En plus de la fermeture quasi totale d’Internet pendant six jours consécutifs, le gouvernement a eu recours à une censure médiatique importante pour dissimuler ou déformer la vérité sur la violence perpétrée par l’État. Le journal projunte Global New Light of Myanmar a faussement affirmé que les grévistes de Yadanabon avaient été les instigateurs de la violence, sabotant des navires et agressant la police avec des bâtons et des couteaux.

Ceci est en accord avec les affirmations sans fondement du porte-parole militaire Zaw Min Tun, mardi dernier, selon lesquelles les actions de l’armée étaient acceptées par la majorité de la population et que 40 millions de personnes sur les 53 millions que compte le pays ont soutenu le coup d’État.

En fait, les mesures répressives adoptées aujourd’hui par la junte expriment, non pas une confiance, mais une crainte désespérée alors que des pans plus larges de la classe ouvrière commencent à se joindre à la lutte contre la dictature militaire.

Des centaines de milliers de travailleurs à travers le pays ont manifesté mercredi dans les grandes villes et les villages ruraux, lors de ce qui a été le plus grand rassemblement depuis le coup d’État. À Yangon, la capitale commerciale du Myanmar, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées à la pagode de Sule, pour demander la libération de Suu Kyi, la dirigeante du gouvernement évincé, qui a été arrêtée.

D’autres foules ont arrêté leurs voitures dans la rue dans une «panne» massive destinée à bloquer la police. Des images aériennes ont montré les rues de Yangon peintes de slogans tels que «La dictature militaire doit tomber» et «Nous voulons la démocratie».

Les travailleurs des chemins de fer d’État Myanma à Mandalay ont déclaré leur solidarité avec le mouvement de désobéissance civile lors d’un important arrêt de travail mercredi. Ce soir-là, après le couvre-feu de 20h, les soldats et la police ont attaqué le complexe résidentiel où résident les cheminots, dans le but d’intimider les travailleurs en grève. De nombreuses vidéos sur les médias sociaux ont montré des flashs d’armes à feu alors que des coups de feu retentissaient et que des pierres étaient lancées sur les bâtiments, ainsi que des cris de «Tirez, tirez!»

Le journaliste d’Al Jazeera, Tony Cheng, à Bangkok, a rapporté: «La campagne de désobéissance civile semble avoir un impact assez profond: les gens refusent de se rendre à leur travail et cela affecte particulièrement les systèmes de transport et les systèmes bancaires».

«Nous comprenons que les chemins de fer de Yangon sont maintenant effectivement fermés. Nous avons appris que les vols intérieurs au Myanmar sont annulés puisque les pilotes refusent de se présenter. De nombreux fonctionnaires ne vont pas travailler, et si c’est un énorme problème pour le grand public, c’est aussi un problème majeur pour l’armée».

Les travailleurs de ces secteurs constituent la grande majorité des 570 arrestations effectuées jusqu’à présent, selon le groupe de surveillance de l’Association d’assistance aux prisonniers politiques.

Les protestations se sont poursuivies dimanche, des milliers de personnes s’étant rassemblées à Yangon et à Mandalay. Comme l’a rapporté Al Jazeera, un jeune manifestant a déclaré à la manifestation de Mandalay: «Ils visaient la tête de civils non armés. Ils visaient notre avenir». On a signalé d’autres manifestations à Myitkyina, dans les villes centrales de Monywa et Bagan, et à Dawei et Myeik dans le sud.

Ce qui a émergé est un puissant mouvement de travailleurs de toutes les industries, en défense des droits démocratiques et contre l’autoritarisme. Mais ce mouvement ne peut avancer que sur la base d’une rupture avec Suu Kyi et sa LND, qui représente une fraction de la bourgeoisie du Myanmar et qui craint tout autant que les militaires la menace que représente la classe ouvrière.

(Article paru en anglais le 22 février 2021)

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