La vaccination mondiale à la merci d'intérêts nationaux concurrents

S'exprimant après la réunion de remplacement pour la Conférence sur la sécurité de Munich de la semaine dernière, le président français Emmanuel Macron a confirmé le rôle des vaccins comme arme géopolitique dans une guerre d'influence – une guerre que l'Occident risquait de perdre.

Le président français a averti : 'vous pouvez voir la stratégie chinoise et la stratégie russe aussi' et il a ouvertement exprimé sa véhémente hostilité à la circulation des vaccins de ces deux pays vers le Moyen-Orient, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine où l’on recherche des vaccins à prix abordables.

Macron a souligné l'importance d'envoyer au moins suffisamment de doses pour vacciner les agents de santé en Afrique, en raison du rôle croissant joué sur le continent par les vaccins russes et chinois, moins chers. Il a averti que la lenteur de la réponse de l'Occident montrerait que la force de l'Occident est 'un concept, mais pas une réalité'.

Il s'agit d'une déclaration sans fard des réalités politiques régissant la réponse de chaque classe dirigeante nationale à la pandémie. Leur préoccupation dominante n'est pas la santé de la population mondiale, mais la lutte pour un avantage commercial et géostratégique. Le besoin pressant d'un programme mondial de vaccination a accéléré cette lutte impitoyable, décrite poliment dans les médias institutionnels comme de la 'diplomatie vaccinale'.

Des travailleurs palestiniens déchargent 20 000 doses du vaccin Spoutnik V de fabrication russe à son arrivée dans la bande de Gaza, à la frontière de Rafah avec l'Égypte, dimanche 21 février 2021. Les 20 000 doses de Spoutnik V, offertes par les Émirats arabes unis et organisées par le rival d'Abbas, Mohammed Dahlan, sont entrées dans l'enclave palestinienne par sa frontière avec l'Égypte. (Photo AP / Khalil Hamra )

Dix pays ont effectué à eux seuls 75 pour cent de toutes les vaccinations dans le monde dans une pandémie qui a officiellement infecté plus de 112 millions de personnes et en a tué près de 2,5 millions.

En tête du classement se trouvent, Israël avec 82 doses pour 100 habitants, les Émirats arabes unis avec 54, le Royaume-Uni avec 25 et les États-Unis avec 17, contre une moyenne mondiale de seulement 1,7 dose pour 100 habitants.

Les pays riches ont acheté beaucoup plus de vaccins qu'ils n'en ont besoin. L'Union européenne (UE) a commandé 1,6 milliard de doses pour une population adulte de 375 millions, suffisamment pour près de 900 millions de personnes ; le Royaume-Uni 219 millions de vaccins complets pour 54 millions d'adultes et le Canada 188 millions de vaccins complets pour 32 millions d'adultes. Les États-Unis et les pays européens ont envisagé ou mis en œuvre des interdictions d'exportation de vaccins jusqu'à ce qu'ils terminent leurs propres programmes.

Les cliques capitalistes rivales du monde comptent sur la vaccination de masse comme moyen de rouvrir leurs économies, d'assurer les profits de leurs grandes entreprises et banques, et de détourner l'opposition populaire à leurs renflouements des riches et aux campagnes de retour au travail et de réouverture des écoles.

Le financement gouvernemental sert à garantir les profits monopolistes des grandes sociétés pharmaceutiques, même si les vaccins sont en grande partie le résultat de la recherche financée par l'État. En octobre dernier, les États-Unis, l'UE et le Royaume-Uni ont rejeté la demande de l'Inde et de l'Afrique du Sud à l'OMC d’un renoncement à la protection de la propriété intellectuelle pour les vaccins et d'autoriser les pays en développement à fabriquer ou importer des versions génériques.

Le contrôle de la distribution des vaccins et des licences locales renforce également l'influence politique et économique des puissances nationales – leur 'pouvoir souple' – sur leurs alliés comme sur leurs ennemis.

Quand les pays les plus riches partageront leurs doses excédentaires, s’ils le font, ils en feront probablement don ou les vendront à faible coût bilatéralement, à leurs alliés et États clients, au lieu de les distribuer par le biais d'initiatives multilatérales de santé publique telles que Covax – un partenariat public-privé comprenant des organisations internationales de santé comme l'Organisation mondiale de la santé, la Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI) et GAVI, l'Alliance du vaccin.

D'un point de vue sanitaire, économique et social rationnel et mondial, un tel nationalisme est nuisible pour tout le monde.

Étant donné que 130 pays n'ont pas encore reçu une seule dose de vaccin, la plupart des vaccinations nécessaires ne devraient pas avoir lieu avant 2022 et 2023. Non seulement cela est bien trop tard pour arrêter la propagation de la maladie, mais il peut également être nécessaire de revacciner ceux qui l’ont déjà été à mesure que de nouvelles mutations virulentes s’avèrent résistantes aux vaccins déjà développés.

Incapables de payer les prix exorbitants exigés par les grands trusts pharmaceutiques, quelque 94 pays pauvres ou à revenu intermédiaire ont signé des accords avec Covax, qui fournira gratuitement des vaccins aux pays les plus pauvres en proportion de leur population. Mais les vaccins produits en Occident se vendant généralement dans l'UE entre 9$ (Sanofi/GSK) et 18$ (Moderna) – seul le vaccin AstraZeneca se vend à 2 $ sur une base non lucrative – Covax, qui a eu du mal à obtenir suffisamment de doses, n’espère pouvoir livrer que 2,3 milliards de doses cette année.

Même cela dépend de l'obtention d'un financement supplémentaire et ne couvrira au mieux que 20 pour cent de sa population cible de soignants de première ligne, personnes âgées et les plus vulnérables. Si les États-Unis se sont engagés à faire un don immédiat de 2 milliards de dollars au programme Covax lors de la réunion du G7 vendredi, ils ont déclaré qu'ils fourniraient une deuxième tranche de 2 milliards de dollars que plus tard, après que d'autres pays auront fait des dons jusqu'à au moins 15 milliards de dollars – loin de l'effort total de vaccination nécessaire qui devrait coûter 35 milliards de dollars.

Alors que le Canada, la Norvège et le Royaume-Uni ont déclaré qu'ils feraient don de certains de leurs vaccins excédentaires, Covax n'a pas le pouvoir de contraindre d’autres pays à le faire.

En attendant, les pays envoient leurs excédents de vaccins à leurs voisins proches ou pour atteindre des objectifs de 'sécurité nationale' ou de politique étrangère. L'Espagne a annoncé qu'elle vendrait 30 000 doses excédentaires au petit paradis fiscal d'Andorre, au prix coûtant.

Dans ces circonstances, l'approvisionnement en vaccins russes et chinois est considéré comme une menace majeure par les puissances impérialistes. Les Émirats arabes unis (EAU) sont l'un des premiers pays à avoir approuvé le vaccin Sinopharm de fabrication chinoise. Ils en font don aux pays où ils ont des intérêts stratégiques ou commerciaux. Les Seychelles et l'Égypte recevront 50 000 doses chacun.

Vendredi, on a révélé qu'Israël avait accepté d'acheter des vaccins Spoutnik V à la Russie dans le cadre d'un accord d'échange de prisonniers pour obtenir la libération d'une Israélienne, qui s'était apparemment égarée en Syrie. Israël a administré au moins une dose de vaccin à près de la moitié de ses 9,2 millions d’habitants, tout en refusant les vaccins aux Palestiniens en Cisjordanie occupée et à Gaza. La Syrie, qui entre maintenant dans la 11e année d'une guerre par procuration financée par les États-Unis, les monarques du Golfe et la Turquie, pour renverser le régime du président Bashar al-Assad, n'a pas encore commencé à vacciner.

Lors d'une récente mission commerciale en Asie du Sud-Est, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi a promis 300 000 doses au Myanmar, 500 000 doses chacun au Pakistan et aux Philippines et un premier million de doses au Cambodge. Wang Yi a conclu un accord de 45 millions de dollars avec l'Indonésie pour trois millions de doses de Sinovac et pour 100 000 doses supplémentaires de CanSino. Pékin offre encore de petites quantités gratuites de vaccins à l'Égypte, à la Guinée équatoriale, au Zimbabwe et au Bangladesh, en avance de contrats de vente plus importants.

L'Égypte, qui possède une industrie pharmaceutique importante, a hâte de devenir un centre de production du vaccin chinois en Afrique, alors que Sinopharm a accepté de construire une usine de fabrication au Maroc l'année prochaine.

La Russie a signé des accords avec plus de 50 pays d’Amérique latine et d'Asie pour 1,2 milliard de doses de son vaccin Spoutnik V et a commencé à livrer des doses à la Hongrie et à la Serbie avant l'approbation de l'UE. Avec sa capacité de production limitée, Moscou cherche à augmenter sa production à l'étranger, signant des accords avec 15 entreprises dans 10 pays pour produire 1,4 milliard de doses. L'Allemagne est intéressée par la 'production conjointe' de Spoutnik V, selon le Financial Times.

L'Iran, dont les efforts pour obtenir le vaccin ont été entravés par les sanctions américaines, a rejeté les vaccins produits aux États-Unis et au Royaume-Uni, bien qu'il puisse y accéder via Covax. Tout en approuvant Spoutnik V, il cherche à développer son propre vaccin en collaboration avec Cuba.

L'Inde, qui produit 60 pour cent des vaccins dans le monde, est déterminée à ne pas être en reste par rapport à son principal rival dans la région, la Chine. L'Inde distribue des millions de doses d'AstraZeneca, fabriquées localement sous licence, à ses voisins, notamment l'Afghanistan, le Bhoutan, le Cambodge, les Maldives, le Bangladesh, le Népal, le Myanmar et les Seychelles, comme élément central de sa politique commerciale et étrangère. Elle a conclu des accords pour approvisionner le Brésil et le Maroc en vaccins et prévoit d'approvisionner la Mongolie et les États insulaires du Pacifique. Le ministère indien des Affaires étrangères a déclaré qu'il avait fourni 15,6 millions de doses de vaccin à 17 pays, soit par des dons, soit par contrat commercial.

La ruée désespérée pour obtenir le vaccin est soulignée par le fait que le Pakistan n'ait pu jusqu'à présent obtenir que le vaccin Sinopharm et qu’il attende toujours de recevoir son allocation de 17 millions de doses dans le cadre du programme Covax. Il a permis aux entreprises privées d'importer quatre vaccins anti-coronavirus (Sputnik V, AstraZeneca et deux vaccins Sinopharm) et de les vendre sans prix-plafond, garantissant que seule l'élite financière y aura accès.

Washington a réagi en cherchant à discréditer les vaccins russes et chinois, qui sont à la fois efficaces et faciles à conserver à la température standard entre 2C et 8C (35,6F et 46,4F), contrairement à d'autres vaccins qui nécessitent un stockage à très basse température, un facteur majeur en Égypte, au Maroc, aux Émirats arabes unis et à Bahreïn dans le choix du vaccin chinois Sinopharm chez eux. Les États-Unis ont raillé la Chine et la Russie pour avoir lancé ce qu'ils appellent une offensive de 'diplomatie vaccinale', soutenant qu'elles n'avaient vacciné qu'un petit nombre de leurs propres citoyens.

La réponse désastreuse de toutes les grandes puissances capitalistes à la pandémie mondiale, alors même qu'elles se préparent au 'conflit des grandes puissances' et à une nouvelle ruée vers la recolonisation du monde, confirme l'urgence de mettre fin au capitalisme et à l'assujettissement de la santé humaine au profit privé. Cela montre l’immense nécessité d’une intervention de la classe ouvrière internationale pour exproprier les sociétés pharmaceutiques et toutes les grands groupes industriels et les transformer en services publics, contrôlés démocratiquement et mis au service de l'humanité.

(Article paru en anglais le 24 février 2021)

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