Judas et le Messie noir: l’assassinat du leader du «Black Panther Party» en 1969

Judas et le Messie noir (Judas and the Black Messiah), le nouveau film de Shaka King, est une dramatisation sérieuse de la vie politique abrégée de Fred Hampton, vice-président de la section du Black Panther Party en Illinois, qui a été brutalement assassiné lors d'une descente de police à Chicago aux premières heures du 4 décembre 1969.

Cet assassinat est l’un des crimes les plus éhontés perpétrés par la classe dirigeante américaine et sa machine étatique. Tandis que le FBI et son célèbre directeur, J. Edgar Hoover, étaient largement soupçonnés d’être impliqués dans les meurtres de Malcolm X et Martin Luther King, Jr. au début de cette décennie – un soupçon confirmé dans le cas de Malcom X par de nouvelles révélations de sa famille cette semaine –, dans le cas du meurtre de Fred Hampton, peu d’efforts ont été faits pour dissimuler l’opération.

Judas et le Messie noir

Dans le film de King, cette situation est effectivement dramatisée à l’écran. Les policiers, sous prétexte de délivrer un mandat de perquisition, tirent 99 coups de feu, contre un au maximum pour les Panthers. L’incident est décrit par un avocat comme un «stand de tir». Hampton (Daniel Kaluuya), 21 ans, et Mark Clark, 22 ans, sont sommairement exécutés après que la fiancée de Hampton, Deborah Johnson (Dominique Fishback), l’amante et compagne d’armes de Hampton, enceinte de huit mois, ait été poussée hors de la chambre.

Une enquête approfondie, menée dans le cadre d’un procès pour mort injustifiée, montre que le FBI, dans le cadre de son opération COINTELPRO d’infiltration et de provocations dirigées contre des organisations de gauche, antiguerre et de défense des droits civils, a conspiré avec le bureau du procureur du comté de Cook et le département de police de Chicago pour assassiner Hampton.

Le scénario, écrit par King et Will Berson, révèle quelque chose de la personnalité politique du jeune dirigeant des Panthers. À peine sorti de l’adolescence, Hampton avait une capacité inhabituelle à exprimer la colère et la détermination des masses de jeunes gens qui luttaient contre la pauvreté, le racisme et la répression policière.

Hampton était le produit du militantisme et du mouvement croissants de la classe ouvrière. Sa famille avait quitté la Louisiane pour l’Illinois à la fin des années 1930, dans le cadre de la grande migration des travailleurs afro-américains hors du Sud dans les décennies 1915 à 1970. Hampton a été façonné par le ferment croissant, tant au Sud qu’au Nord, qui allait éclater dans le mouvement de masse des droits civiques, puis dans les rébellions des ghettos urbains dans les villes du Nord entre 1964 et 1968.

Le «Black Panther Party» a été fondé à Oakland, en Californie, en 1966, au milieu des bouleversements sociaux de cette décennie. Il a donné une voix, sous une forme très limitée et déformée, à la fois à la confiance croissante des travailleurs et des jeunes après les réformes partielles remportées par le mouvement des droits civiques, et à la colère et au dégoût face aux difficultés économiques et aux brutalités persistantes des policiers.

Ces bouleversements s’inscrivaient dans le cadre d’une intensification internationale de la lutte des classes, qui a atteint son apogée dans les années 1968 à 1975. Aux États-Unis, l’année où Hampton a pris de l’importance, les protestations contre la guerre du Vietnam ont également été d’une ampleur sans précédent. De plus, 5.700 grèves qui impliquaient 22,5 millions d’ouvriers ont eu lieu en 1969, soit le nombre le plus élevé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les Panthers ont attiré l’attention en patrouillant dans les rues de la ville avec des armes chargées, ce qui était légalement autorisé en Californie à condition que les armes soient visibles. En quelques années, des milliers de jeunes ont rejoint les sections locales de l’organisation.

Les Panthers, cependant, n’étaient pas préparés à fournir une direction politique à leurs milliers de membres. Ils proposaient des programmes de petits-déjeuners populaires gratuits, ainsi qu’un mélange de rhétorique nationaliste noire et maoïste.

À Chicago, Hampton s’est efforcé de s’adresser à un large public, de s’organiser plus largement et de soulever des questions de classe fondamentales, même sous une forme rudimentaire. Le film dramatise ses rencontres avec des Portoricains ainsi qu’avec un groupe de travailleurs et de jeunes blancs qui avaient leurs racines dans les Appalaches et le Sud. Les premiers moments du film sont particulièrement importants, lorsque Hampton déclare: «Nous allons combattre le racisme non pas avec le racisme, mais avec la solidarité. Nous disons que nous n’allons pas combattre le capitalisme avec le capitalisme noir, nous allons le combattre avec le socialisme».

Des mots comme ceux-là ont convaincu Hoover du FBI (Martin Sheen) qu’il avait affaire à ce qu’il appelait un possible «messie noir», une figure qui pourrait déclencher une rébellion plus large. À un moment donné, Hoover apprend que Hampton pourrait être renvoyé en prison à cause d’une décision de justice. Il dit à l’agent du FBI Roy Mitchell (Jesse Plemons): «Je veux que Hampton disparaisse! La prison n’est qu’une solution temporaire. Il doit être éliminé».

Lakeith Stanfield et Jesse Plemons dans «Judas et le Messie noir»

C’est là que le rôle de «Judas» devient vital. Bill O’Neal (Lakeith Stanfield), un petit voleur, est recruté par Mitchell pour travailler en tant qu’informateur au sein des Panthers. En échange, il recevra de l’argent et des avantages comme des dîners de steak dans des restaurants de luxe, mais surtout, il sera épargné d’une peine de prison qui pourrait aller jusqu’à 10 ans. O’Neal n’est pas le seul agent envoyé chez les Panthers, mais c’est lui qui a joué le rôle clé dans l’assassinat de Hampton.

Le film dépeint O’Neal, qui est rapidement promu chef de la sécurité, comme déchiré par certaines exigences du FBI, mais se conformant sans résistance. Lorsque Mitchell lui demande de fournir un plan de l’appartement de Hampton, le jeune Judas dit: «Je ne comprends pas». «Vous n’avez pas à comprendre» est la réponse. «Tu vas le tuer?» demande O’Neal. Il fournit le plan de l’appartement et donne un somnifère à Hampton pour qu’il soit hors d’état de nuire quand les policiers se présenteront pour le «stand de tir».

Deborah (maintenant connue sous le nom de Akua Njeri) a donné naissance à Fred Hampton, Jr. environ un mois après la mort de son père. La mère et le fils sont tous deux cités comme consultants dans le nouveau film. Les spectateurs sont informés dans les titres de clôture qu’un procès pour mort injustifiée a été réglé finalement en 1982, 12 ans après l’assassinat, pour la somme de 1,85 million de dollars, répartie entre les mères de Hampton et Clark ainsi que les sept survivants de l’attentat. Aucun policier ou fonctionnaire n’a été condamné pour le meurtre d’État.

Martin Sheen dans le rôle de J. Edgar Hoover dans «Judas et le Messie noir»

Quand les huit parties de «Eyes on the Prize: II», l'histoire documentaire du mouvement américain des droits civiques et de ses suites, ont été diffusées à la télévision publique en 1990, elles comprenaient des séquences d’interviews d’O’Neal, qui n’a pas reconnu ouvertement son rôle, déclarant de manière très ambiguë: «J’étais dans la lutte». Le jour où la partie correspondant à l’assassinat de Hampton a été diffusée, en janvier 1990, O’Neal s’est suicidé.

Comme nous l’avons déjà indiqué, ce film contient beaucoup d’éléments véridiques et émouvants, y compris certains incidents d’importance historique. L’un de ces moments est une scène dans laquelle un membre des Panthers se rend à l’hôpital où un autre membre est soigné après que la police lui a tiré dessus. Le visiteur récite le début de «Si nous devons mourir», le poème émouvant écrit en 1919 par Claude McKay, alors âgé de 30 ans. McKay, connu plus tard pour son rôle dans la Renaissance de Harlem, a salué la Révolution russe et a participé en novembre 1922 au quatrième congrès de l’Internationale communiste à Moscou.

La reconnaissance du martyre de Fred Hampton ne justifie cependant pas une évaluation sans critique des Panthers. Leur point de vue était basé non pas sur la lutte de classe internationale, mais plutôt sur la lutte du «Sud mondial» contre le «Nord avancé», y compris la classe ouvrière, comme l’a expliqué Frantz Fanon dans son ouvrage «Les Damnés de la terre». Cela était mêlé au maoïsme, avec son hostilité à la classe ouvrière urbaine et sa revendication, sous forme de slogan, que «Tout pouvoir sort du canon d’une arme». Les Panthers s’adressaient à des couches de la jeunesse opprimée, mais excluaient les sections décisives de la classe ouvrière. Elles ont avancé un mélange de revendications réformistes et d’incantation révolutionnaire, plutôt qu’un programme socialiste visant à unir chaque section de la classe ouvrière contre le capitalisme.

Dans ces conditions, les Panthers ont été facilement infiltrées par la police et les services de renseignement. Les provocations ont conduit à des assassinats policiers et à des affrontements internes basés sur des soupçons soigneusement nourris par les agents. Une scène du film montre de façon explicite comment l’inexpérience politique et les fausses conceptions théoriques les ont exposés à de grands dangers. O’Neal, essayant de prouver sa bonne foi révolutionnaire, montre à Hampton un coffre de voiture rempli d’explosifs et insiste pour que le groupe le fasse exploser à un endroit bien en vue. Hampton le regarde avec suspicion, puis se met en colère face à la stupidité de la proposition. Il ne reconnaît cependant pas qu’il s’agit d’une provocation.

Les Panthers n'ont constitué un pôle d'attraction politique, en particulier pour les jeunes Afro-Américains, que pendant une courte période. Ils ont fait appel au sentiment anticapitaliste croissant, y compris un tournant vers le marxisme, mais ils ont été victimes de la répression policière et de leurs propres faiblesses politiques. Leur sort doit être considéré, non pas principalement comme les échecs personnels de personnalités comme Hampton, mais dans le contexte plus large de la crise internationale de la direction de la classe ouvrière dans la période de l'après-guerre, en particulier dans les années 1960.

Le stalinisme, le maoïsme et le castrisme, avec l’aide des renégats pablistes du mouvement trotskyste, se présentaient comme des alternatives nationalistes à la lutte pour construire une direction révolutionnaire consciente de la classe ouvrière, basée sur une perspective internationaliste. La Nouvelle Gauche a été promue dans le cadre d’une attaque systématique contre le rôle de la classe ouvrière. Les syndicats ont achevé leur intégration dans l’État capitaliste, étranglant le mouvement de grève de cette période. Seul le mouvement trotskyste, alors organisé au sein de la Ligue des travailleurs (The Workers League), l’organisation qui a précédé le Parti de l’égalité socialiste, défendait le marxisme authentique.

Cinquante et un ans après la mort de Hampton, la classe ouvrière fait face à des tâches révolutionnaires dans des conditions transformées. Les événements des 12 derniers mois sont une indication des défis à surmonter: la pandémie, au coeur de la négligence et de l’incompétence capitalistes, a entraîné une mortalité de masse; les meurtres policiers sans fin qui dans le cas de George Floyd ont conduit à un déferlement international multiracial et multinational massif de protestations et d’indignation; la dévastation économique intensifiée par la pandémie et aussi de plus en plus par le changement climatique; et l’insurrection fasciste au Capitole américain le 6 janvier, laissant présager une aggravation de la crise et la menace croissante de la dictature fasciste.

Les premiers mots de Hampton dans le film méritent d’être répétés. Le capitalisme noir n’est pas meilleur que le capitalisme blanc, et le racisme et les appels à la haine raciale ne peuvent être la réponse au racisme. Malgré l’inexpérience politique et les erreurs politiques de Fred Hampton, ces mots sont une condamnation de tous ceux qui, aujourd’hui, utilisent la colère justifiée contre le racisme et la violence de la police pour répudier tout ce qui est positif dans le message de Hampton.

Le capitalisme noir qu’il avait rejeté trouve aujourd’hui son expression dans Barack Obama et la promotion des milliardaires afro-américains. Fred Hampton a été assassiné, tandis que les partisans actuels de la politique d’identité raciale reçoivent des subventions de plusieurs millions de dollars de la Fondation Ford. Hampton a pris position contre les crimes de l’impérialisme américain à l’étranger, tandis que les partisans du capitalisme noir font aujourd’hui partie du cabinet Biden et prêtent allégeance à l’armée américaine et à ses services de renseignement.

La vie et la mort tragique de Hampton soulignent la nécessité d’une perspective révolutionnaire internationale, y compris la compréhension du rôle de l’État capitaliste et de toutes ses institutions. Ce sont les questions décisives que soulève ce film: le rôle impitoyable de la machine à tuer de l’État et l’urgence d’une direction révolutionnaire consciente pour unir la classe ouvrière sous la bannière du socialisme international.

(Article paru en anglais le 25 février 2021)

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