Une Grande-Bretagne inégale: une défense universitaire de l’inégalité sociale

Le rapport «Une Grande-Bretagne inégale» (Unequal Britain: attitudes to inequalities after COVID-19) du Policy Institute du King's College de Londres est révélateur de l'hostilité d'une couche supérieure de la classe moyenne dans le monde universitaire aux questions de classes posées de façon brutale par la pandémie.

Le fait que la COVID-19 soit une «maladie de pauvre» qui a frappé le plus durement la classe ouvrière – forcée de retourner dans des lieux de travail dangereux en vertu de la politique d’immunité collective – est totalement vérifiable.

Cela a conduit le «British Medical Journal» (BMJ) à accuser les gouvernements du monde entier de «meurtre social» dans leur réponse à la pandémie. Son éditorial, «Covid-19: Social murder, they wrote – elected, unaccountable, and unrepentant», a attiré l’attention sur l’origine de l’expression avec Friedrich Engels, le collaborateur de longue date de Karl Marx.

Le rapport du Policy Institute du King’s College de Londres

Décrivant le «pouvoir politique et social détenu par l’élite dirigeante sur les classes ouvrières dans l’Angleterre du 19e siècle», le BJM a écrit que l’argument d’Engels était que «les conditions créées par les classes privilégiées conduisaient inévitablement à une mort prématurée et “contre nature” des classes les plus pauvres». Le meurtre social était «très réel aujourd’hui, démasqué et amplifié par la COVID-19. Il ne peut pas être ignoré ou camouflé».

L’ignorer a été exactement la réponse des médias à la condamnation accablante du BMJ. Le rapport «Une Grande-Bretagne inégale» est une tentative de masquer les causes et les implications de classes.

L’étude était basée sur un questionnaire en ligne de 2.226 adultes qui s’étaient inscrits spécifiquement pour participer à de telles enquêtes. Elle divise les participants en fonction de leur soutien aux conservateurs ou aux travaillistes et ceux qui votent pour «Quitter ou rester» lors du référendum du Brexit de 2016. Cette méthode est censée assurer un équilibre.

Elle note que la pandémie a «impitoyablement démasqué la façon dont notre vulnérabilité aux chocs varie énormément. Elle est déterminée par un réseau complexe d’inégalités existantes, entre les sexes, les groupes d’âge, les races, les niveaux de revenus, les classes sociales et les lieux».

Mais les classes sociales ne figurent pas dans le rapport. En fait, le terme «classe» n’apparaît qu’une seule fois dans ses 88 pages. Le rapport s’oppose à l’argument selon lequel «une plus grande action sur les inégalités» est «une progression logique de l’intervention sans précédent de l’État qui a été nécessaire pour surmonter la crise de la COVID-19». Au contraire, «la crise n’a, pour l’essentiel, pas permis de combler les fossés politiques en faveur d’une action sur les inégalités, et un consensus n’existe que de manière limitée sur les inégalités les plus urgentes dans le pays», affirme-t-il.

Même si l’on met de côté des questions aussi cruciales que le fait que la COVID-19 n’est pas encore «derrière nous», mais que nous sommes toujours au beau milieu de la crise, et que «l’intervention sans précédent de l’État» a consisté en grande partie en des renflouements massifs pour les super-riches, les affirmations des auteurs ne sont pas soutenues par leurs propres conclusions.

Le rapport commence par noter qu’un «accord significatif» existe sur le fait que les inégalités les plus graves sont géographiques (61 pour cent) et le résultat des «disparités de revenus et de richesses» (60 pour cent).

Six personnes sur dix (62 pour cent) estiment que la Grande-Bretagne était quelque peu ou très inégale avant la pandémie, et seulement 12 pour cent pensent qu’elle était «relativement égale». Plus de huit personnes sur dix (81 pour cent) pensent que l’écart entre les revenus élevés et faibles est trop important, contre 1 pour cent qui estiment qu’il est trop faible.

Interrogés sur l’impact de la pandémie, 84 pour cent pensent que l’inégalité entre les zones plus et moins défavorisées va s’accentuer et 81 pour cent pensent que ce sera le cas en ce qui concerne les revenus et la richesse. Les trois quarts d’entre eux considèrent que l’élargissement de l’inégalité géographique et des revenus est un problème très ou assez important.

Il s’agit là de majorités extraordinaires. Cependant, le rapport rejette les préoccupations exprimées sur l’inégalité des revenus en particulier, se plaignant que «les perceptions du public sur l’étendue de l’inégalité économique divergent souvent de la réalité». Les gens «surestiment considérablement» la concentration des richesses parmi les riches, ce qui montre que «le public» n’a qu’une «impression générale et “ordinale” de l’ampleur des inégalités de richesse…».

On passe beaucoup plus de temps à évaluer l’incapacité apparente des gens à mettre les inégalités raciales et de genre sur le même pied que les revenus. Un résultat qui a interpellé particulièrement les auteurs, ainsi que le journal Guardian, est celui où 4 pour cent des personnes interrogées pensent que les Noirs gagnent moins ou sont plus susceptibles d’être au chômage parce qu’ils ont une «capacité d’apprentissage moindre».

Que la question ait été posée de cette manière est extraordinaire à première vue et, comme on pouvait s’y attendre, elle a suscité une réponse raciste de la part d’une minuscule minorité. Mais l’ensemble du questionnaire tente d’influencer de cette manière. On fait également grand cas du fait que, lorsqu’on leur demande quel rôle la «chance» a joué dans le fait que des personnes aient perdu leur emploi pendant la pandémie, 31 pour cent répondent qu’il est très ou assez important. Lorsqu’on leur a demandé de choisir si la performance individuelle avait joué un rôle dans les pertes d’emploi, 47 pour cent ont répondu «très ou assez probable».

Le rapport conclut que de telles réponses montrent que la population britannique a de fortes «tendances méritocratiques et individualistes», ce qui «tempère les appels à l’action sur l’inégalité».

Aucun observateur objectif, même en tenant compte de la nature biaisée et limitée de l’enquête, ne pourrait tirer une telle conclusion. Si les auteurs affirment qu’elle prouve que la plupart des gens pensent que «le travail acharné et l’ambition restent les principaux moteurs de la réussite», les résultats montrent encore et toujours qu’une majorité d’entre eux pensent que les facteurs socio-économiques, en particulier l’inégalité de richesse, sont les principaux moteurs.

En ce qui concerne l’impact de la pandémie sur l’éducation, la santé et les revenus, l’écrasante majorité a répondu que ce sont les bas salaires et les pauvres, en particulier ceux qui vivent dans des zones/conditions défavorisées, qui en souffriraient le plus.

Les inégalités raciales et de genre ont été de la même manière associées aux circonstances/contextes sociaux. 67 pour cent des personnes interrogées considèrent que l’augmentation de l’inégalité des revenus entre les minorités ethniques et les blancs est un «problème majeur». De la même manière, 65 pour cent des personnes interrogées considèrent un «problème majeur» l’augmentation de l’inégalité des revenus entre les hommes et les femmes.

Interrogés sur la mesure dans laquelle ils sont d’accord ou non avec l’idée que la pandémie prouve la nécessité de redistribuer les revenus au détriment des riches. 51 pour cent sont d’accord (18 pour cent sont contre), tandis que 55 pour cent soutiennent les mesures gouvernementales «pour réduire les différences de niveaux de revenus», (15 pour cent sont contre).

Malgré cela, le rapport conclut que «l’appétit généralisé de changement» n’existe pas concernant l’action du gouvernement sur l’inégalité. Selon l’un des auteurs, le professeur Bobby Duffy, cela est dû au fait que la Grande-Bretagne «part d’une vision du monde relativement individualiste» et que «nos points de vue sur ces questions [l’inégalité] sont profondément divisés et liés à nos valeurs et à notre identité fondamentales».

C’est n’est pas surprenant que ce soit ce qu’il affirme. Directeur de l’Institut de politique, il avait auparavant «été muté à l’unité stratégique du premier ministre». À première vue, cela semble être un lieu étrange pour un progressiste apparent. Mais Duffy fait aussi partie du réseau Progress, lancé l’année dernière, par sa maison mère, New America.

Dirigé par Anne-Marie Slaughter, une ancienne haute fonctionnaire du département d’État et proche collaboratrice d’Hillary Clinton, le groupe de réflexion «New America» est un produit des documents politiques conformes aux intérêts de l’armée et des services de renseignement américains ainsi que du patronat. Son réseau «Progress Network» a pour but de contester «l’inévitabilité du chaos et de l’effondrement en prônant la réunion et ainsi l’amplification les voix éminentes qui orientent notre monde dans une direction plus positive…».

L’enquête fait partie de l’institut d’études fiscales Deaton Review of Inequalities, qui étudie «l’inégalité non seulement des revenus, mais aussi de la santé, de la richesse, de la participation politique et des opportunités; et pas seulement entre les riches et les pauvres, mais aussi selon le genre, l’ethnicité, la géographie, l’âge et l’éducation».

«Cela donnera au gouvernement britannique, et à ceux d’autres pays développés, une vision beaucoup plus claire et plus globale de l’efficacité des options politiques disponibles, de la meilleure façon dont elles peuvent être coordonnées et les compromis nécessaires».

L’IFS est une fondation de recherche propatronale, spécialisée dans la politique fiscale et publique du Royaume-Uni afin de façonner les décisions fiscales dans l’intérêt des riches. Le compromis consiste à trouver des justifications universitaires pour s’opposer à toute mesure de redistribution en faveur des travailleurs.

Fidèle à elle-même, Polly Toynbee du Guardian a défendu la ligne du quotidien. Invoquant le refus de Tony Blair de parler de l’inégalité, elle a suggéré que l’actuel chef travailliste Sir Keir Starmer avait raison d’être «prudent» sur la question. Le rapport signifiait que «ceux qui sont à gauche sont obligés de faire face à certaines réalités lamentables concernant l’attitude du public britannique». «S’attaquer à l’inégalité» peut être un «mot rébarbatif pour trop d’électeurs», a-t-elle écrit.

(Article paru d’abord en anglais le 8 mars 2021)

Loading