L'occupation des théâtres français met en évidence la dévastation du secteur culturel pendant la pandémie

Depuis le 4 mars, le théâtre de l'Odéon à Paris est occupé par des manifestants réclamant un soutien accru au secteur culturel et une réouverture des lieux culturels. Actuellement, au moins 60 lieux à travers la France sont occupés par des manifestants, principalement des étudiants et des travailleurs du spectacle. Cela fait suite à une vague de manifestations similaires en décembre, y compris un appel devant la Haute Cour qui fut rejeté.

Un certain nombre de discours aux 46e Césars, tenus le 12 mars, ont exprimé leur solidarité avec les manifestants. Plus particulièrement, l'actrice Corinne Masiero s'est déshabillée lors de la cérémonie de remise des prix du cinéma et de la télévision, montrant écrites sur son corps des revendications de soutien financier accru pour les travailleurs culturels pendant la pandémie.

Théatre Montparnasse à Paris, France (Britchi Mirela/Wikimedia Commons)

Les actions de protestations se déroulent dans le contexte d'une propagation incontrôlée et accélérée du virus en France. L'annonce de mesures de confinement inadéquates à Paris en fin de semaine dernière ne mettra pas fin à la propagation rapide du virus induite par de nouvelles variantes mortelles. La moyenne sur sept jours des cas quotidiens a dépassé les 30 000 pour la première fois depuis la mi-novembre. Le nombre total de décès dus au COVID-19 dépasse 90000.

L'impact de la pandémie sur le secteur culturel français a été catastrophique. Selon screendaily.com, l'année dernière, les revenus des artistes français du spectacle vivant ont chuté de 72 pour cent, soit 4,2 milliards d'euros, et l'industrie de la télévision et du cinéma a connu une baisse de 20 pour cent, soit 4,8 milliards d'euros. De nombreux artistes indépendants, travailleurs indépendants du cinéma et travailleurs d'institutions culturelles ont vu leurs revenus réduits à zéro au cours des 12 derniers mois. Dans le même temps, l'homme le plus riche d'Europe, Bernard Arnault, a vu sa fortune plus que doubler pour atteindre 135 milliards d'euros depuis mars 2020.

La seule réponse du gouvernement a été de déroger au seuil du nombre d'heures travaillées avant qu'un artiste puisse se qualifier pour un soutien avare de l'État. Hagop Demirdjian, un musicien de jazz, a déclaré à France24 que la réponse du gouvernement était «le minimum absolu: [cela] empêchait les artistes de mourir de faim». Malgré la pandémie, les plans du gouvernement pour de nouvelles réductions des allocations de chômage en juillet 2021 sont maintenus.

Un renflouement de 7,5 milliards d'euros a été accordé aux entreprises du secteur culturel en 2020. Cependant, comme cela a été le cas pour les renflouements dans toutes les grandes industries, seule une infime fraction a été reçue par les travailleurs, la grande partie servant à remplir les poches des propriétaires et dirigeants de grandes entreprises.

Alors que la préoccupation de nombreux travailleurs culturels est leurs conditions de vie durant la pandémie, les syndicats et les médias mènent une campagne pour canaliser cette colère derrière des appels à une réouverture meurtrière des lieux de culture. Le syndicat CGT Spectacle a demandé une rencontre avec la ministre de la Culture Roselyne Bachelot pour « répondre à toutes les questions de la profession et aux revendications nous permettant de retravailler «

Les occupations ont commencé un jour après que l'Association française des réalisateurs a écrit une lettre ouverte le 3 mars intitulée «Président Macron: rouvrez les cinémas maintenant!».

Les médias ont présenté les manifestations comme se souciant seulement de l'assouplissement des mesures de confinement. La une de France24 était intitulée: «Des manifestants occupent les théâtres parisiens pour protester contre les fermetures de COVID-19.» Le Monde écrit: « des centaines de personnes au départ de la place de la République pour réclamer la réouverture des lieux culturels. » Le Figaro a déclaré que « les manifestants [étaient]venus réclamer, comme les occupants du théâtre de l'Odéon, une réouverture des lieux culturels. » En fait, les entretiens présentés dans les articles avec les manifestants se concentrent sur la crise financière que connaissent les travailleurs.

La demande de réouverture est conforme à la politique d'immunité collective mortifère du gouvernement Macron qui a juste été étendue avec la mise en œuvre d’un autre vrai/faux confinement qui n’endiguera pas la propagation du virus. La ministre de la Culture Bachelot a rencontré des manifestants au théâtre de l'Odéon le 6 mars et s'est engagée à «poursuivre les discussions».

En revanche, les manifestations des gilets jaunes et les manifestations contre les lois de sécurité globale d'État policier se heurtent à des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc, des arrestations massives et des assauts de la police anti-émeute.

S'il y a indubitablement confusion et même désespoir parmi les travailleurs culturels confrontés à la pauvreté et au chômage pendant la pandémie, les demandes légitimes de revenu complet et d'accès à la vie culturelle pendant la pandémie ne doivent pas être subordonnées à des appels meurtriers à une réouverture. Cette dernière demande reflète les intérêts égoïstes d'une couche de la classe moyenne supérieure, y compris dans l'industrie culturelle et médiatique, et de responsables syndicaux, dont la richesse est liée aux profits du secteur.

Cet intérêt est mis en évidence dans la lettre ouverte de l'Association des réalisateurs, publiée dans Le Monde. Elle a été signée par plus de 800 personnalités de l'industrie cinématographique, dont certains acteurs et réalisateurs renommés.

La lettre se plaint de ce qu’ « aujourd’hui, et depuis de très longs mois, les 5 913 écrans des 2 046 cinémas de France sont maintenus fermés au nom d’un principe de précaution sanitaire ». Indiquant le manque de soutien pour les demandes de réouverture, ils notent : « Nous voudrions préciser une chose que l’opinion publique ne sait pas, mais que, bien plus grave, vous ne semblez pas savoir non plus: le cauchemar que vit l’industrie du cinéma, ses travailleurs et travailleuses.”

La lettre cite une étude allemande sur les coronavirus pour affirmer que «les salles de cinéma sont deux fois plus sûres que les supermarchés et trois fois plus sûres que les voyages en train » et que les cinémas doivent donc rouvrir. Pourtant, même si l'on accepte les résultats de l'étude – qui ne prend pas en compte la circulation de l'air dans les lieux culturels et regroupe cinémas, musées et théâtres en une seule catégorie – la conclusion à tirer de ces données ne serait pas la réouverture des cinémas. Elle pointe le danger que représentent des supermarchés et des transports en commun bondés en favorisant la propagation du virus.

Le gouvernement Macron s'oppose à la fermeture des lieux de travail non essentiels et des écoles, qui contribuent aux transports en commun bondés, car de telles mesures auraient un impact sur les profits des grandes entreprises françaises.

Les auteurs de la lettre concluent : « Chaque semaine de fermeture ajoute à la catastrophe en marche. C’est l’avenir d’une profession qui est hypothéqué, à mesure que les films terminés s’empilent chaque semaine sur les étagères des distributeurs. » Dans la mesure où cela est lié à une demande de réouverture des établissements culturels, cela signifie que la pandémie ne doit pas avoir d’impact sur les carrières, les récompenses et les revenus d'une couche riche de l'industrie cinématographique, ni sur les profits massifs des conglomérats médiatiques provenant de la distribution des œuvres à grande échelle.

Cela n'a rien à voir avec le bien-être physique ou culturel des 340 000 travailleurs de l'industrie cinématographique ou des 250 000 interprètes et artistes indépendants du pays. De plus, la réouverture des lieux culturels entraînerait une augmentation des décès dus au COVID-19 et un retard supplémentaire dans la période nécessaire pour contrôler le virus afin que les lieux culturels puissent être ouverts en toute sécurité. Les personnes les plus démunies de la société constitueraient la majorité des victimes.

La demande de réouverture des salles de cinéma est également absurde de tout autre point de vue économique que les motivations de profit à court terme des grandes sociétés de production et de distribution. Elle ne suffirait pas à sauver les cinémas, théâtres ou musées indépendants de la ruine et n'entraînerait pas une augmentation significative des revenus des petits artistes indépendants. En juin, alors que la pandémie était à son point le plus bas, de nombreux sites culturels ont fait des représentations devant un public à moins de 50 pour cent de leur capacité, fonctionnant à perte tout au long de la période. Maintenant que le virus est beaucoup plus répandu, la fréquentation serait encore plus faible.

L'opposition à la campagne irresponsable de réouverture n'implique aucune indifférence à la décimation du secteur des arts et de la culture, résultant de décennies de coupes budgétaires et exacerbée par la pandémie. L'accès à l'art et à la culture est un droit social fondamental de la classe ouvrière en France et à l'international. Il ne peut être subordonné aux intérêts de profit de conglomérats géants des médias et de la distribution, et de leurs actionnaires.

Une réponse socialement progressiste à la crise des arts inclurait la demande d'investissements massifs dans le secteur culturel, pour la distribution gratuite de films et autres expositions culturelles en ligne pouvant être diffusées dans des conditions d'isolement social, et un soutien massif aux artistes pour qu'ils puissent continuer à produire une fois la pandémie arrêtée.

Cela doit être mis en œuvre dans le cadre d'une politique de confinement impliquant la garantie d'un salaire vital à tous, la fermeture des écoles et des lieux de travail non essentiels, afin que la population puisse s'abriter chez elle jusqu'à ce que les vaccins puissent être distribués. Les ressources existent pour de telles politiques, mais elles sont monopolisées par une oligarchie industrielle et financière.

La défense de l'art et de la culture est indissolublement liée au développement d'un nouveau mouvement révolutionnaire dans la classe ouvrière au niveau international, pour la défense de tous les droits sociaux, pour l'égalité sociale et pour le socialisme. Les artistes sérieux devraient s'opposer consciemment à la campagne de réouverture et s'orienter vers cette force sociale internationale progressiste.

(Article paru en anglais le 23 mars 2021)

Loading