«De la torture sous un autre nom»: des experts dénoncent l’isolement cellulaire dans les pénitenciers canadiens

Un rapport publié le 23 février dernier par deux éminents criminologues met en évidence, une fois de plus, la brutalité avec laquelle l’État canadien traite les personnes détenues dans les pénitenciers fédéraux.

En particulier, il met à nu le caractère bidon des mesures censées abolir l’isolement cellulaire que le gouvernement libéral de Justin Trudeau a annoncées sous la pression des tribunaux et de groupes de défense des droits de l’homme et organismes d’aide aux prisonniers.

Coiffé du titre «Solitary confinement, Torture, and Canada’s Structured Intervention Units» (Isolement cellulaire, torture et les unités d’intervention structurée du Canada), le rapport d’Anthony Doob de l’université de Toronto et Jane Sprott de l’université Ryerson conclut que le Canada, même si le gouvernement Trudeau affirme le contraire, continue de pratiquer l’isolement cellulaire dans les pénitenciers fédéraux, ce qui équivaut à «de la torture sous un autre nom» (torture by another name).

Une cellule d'isolement au pénitencier Dorchester du Nouveau-Brunswick en 2017 (crédit: Bureau de l'enquêteur correctionnel du Canada).

Selon l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (aussi appelées les règles Nelson Mandela), l’isolement cellulaire est «l’isolement d’un détenu pendant 22 heures par jour ou plus, sans contact humain réel». Les règles Nelson Mandela stipulent que l’isolement cellulaire ne devrait être utilisé «qu’en dernier ressort dans des cas exceptionnels» et qu’il devrait être interdit pour les personnes ayant des déficiences mentales ou physiques. L’isolement cellulaire prolongé, soit celui de plus de 15 jours consécutifs, constitue de la torture selon l’ONU.

En 2018 et 2019, des jugements de la Cour d’appel de l’Ontario et de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont déclaré que la méthode utilisée par le Service correctionnel du Canada (SCC) sous l’euphémisme d’«isolement préventif» constituait de l’isolement cellulaire au sens des règles Nelson Mandela et un traitement cruel interdit par la Charte canadienne des droits et libertés. Les tribunaux ont également déclaré inconstitutionnelles les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition qui autorisaient l’«isolement préventif» sans en limiter la durée à 15 jours ou moins et sans fournir un mécanisme de supervision et de révision indépendant des décisions de mise en isolement.

La description faite par les tribunaux de l’«isolement préventif» est choquante: consignés 22 heures par jour dans des cellules ne faisant que sept mètres carrés et souvent sans fenêtres, les détenus n’ont aucun contact humain significatif et n’ont pas accès aux activités physiques, sociales et intellectuelles de la prison, ni aux programmes d’aide ou de réhabilitation. Il n’est pas rare que des prisonniers restent incarcérés dans ces conditions pendant des centaines de jours. La preuve a été faite de détenus placés en isolement pendant 1000 jours et, dans un cas, 6000 jours (plus de 16 ans).

Selon les experts entendus par les tribunaux, l’isolement cellulaire provoque des effets psychologiques «sévères et terribles», dont certains peuvent être permanents. Parmi les méfaits spécifiques, notons l'anxiété, le repli sur soi, l'hypersensibilité, le dysfonctionnement cognitif, les hallucinations, la perte de contrôle, l'irritabilité, l'agressivité, la rage, la paranoïa, le désespoir et le sentiment d'une rupture émotionnelle imminente. Les personnes placées en isolement cellulaire sont plus à risque de se livrer à l'automutilation et de développer des idées et des comportements suicidaires.

En 2007, une jeune détenue de 19 ans, Ashley Smith, s’est pendue dans sa cellule d’isolement d’un pénitencier fédéral de l’Ontario sous le regard de quatre gardiens qui ne sont pas intervenus, puisque leurs instructions étaient de ne pas entrer dans la cellule «tant qu’elle n’avait pas arrêté de respirer» afin qu’elle cesse de «chercher à attirer l’attention». Au moment de sa mort, la jeune femme avait passé 11 mois et demi en isolement cellulaire. Différents rapports et enquête ont conclu que sa mort était «évitable» et constituait un homicide.

En 2010, un jeune autochtone de 22 ans du nom d’Edward Snowshoe s’est pendu dans sa cellule d’isolement du pénitencier d’Edmonton, en Alberta, après y avoir passé 162 jours.

Pressé par le public à la suite de ces cas tragiques et forcé par les jugements de remédier à l’inconstitutionnalité de la loi, le gouvernement libéral fédéral de Justin Trudeau a annoncé son intention de «réformer» l’isolement préventif. Le 16 octobre 2018, le ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale a déposé le projet de loi C-83, qui a été adopté le 21 juin 2019 par le Parlement, malgré de vives critiques des experts qui jugeaient les modifications nettement insuffisantes.

La réforme libérale n’est que de la poudre aux yeux, le principal changement apporté à la loi étant purement sémantique. De nouvelles «unités d’intervention structurée» (UIS) ont remplacé «l’isolement préventif», sans qu’il ne soit interdit d’y placer des personnes souffrant de troubles mentaux ou pour plus de 15 jours. Les quelques limites et mesures de surveillance mises en place sont minimales, largement pour la forme, et ne sont même pas respectées par le SCC.

Ainsi, la nouvelle loi prévoit qu’un détenu placé en UIS devrait passer au moins quatre heures par jour en dehors de sa cellule et qu’il devrait avoir pour au moins deux heures par jour «la possibilité d’interagir» avec d’autres personnes.

Or, le rapport des criminologues Doob et Sprott révèle que près de 39% des détenus en UIS n’ont pas accès aux quatre heures hors de la cellule à tous les jours. Pour ceux qui passent 16 jours ou plus en UIS, les quatre heures de sortie pas jour ne sont pas allouées pour 76% des jours passés en isolement.

Doob et Sprott concluent aussi que plus de 28% des séjours en UIS constituent toujours de l’isolement cellulaire puisque les détenus n’ont pas accès à des contacts humains véritables pour au moins deux heures par jour et que 10% sont de la torture puisque ces conditions durent pour au moins 15 jours consécutifs. Cela représente des centaines de cas de traitement cruel et de torture.

Finalement, Doob et Sprott rapportent aussi que le comité indépendant mis sur pied par la nouvelle loi n’exerce pas de véritable surveillance des UIS et qu’il n’intervient pratiquement jamais pour réviser la décision de placer un détenu en isolement ou pour en abréger la durée.

Cela s’inscrit dans un refus généralisé du SCC de se soumettre à quelque supervision et de ne fournir qu’avec la plus grande réticence les données afférentes aux UIS. Pour cette raison, les experts mettent en garde que leur rapport ne fait que «gratter la surface» des problèmes liés à l’isolement cellulaire dans les pénitenciers canadiens puisqu’un examen approfondi ne leur est pas possible.

La réaction au rapport du 23 février démontre l’indifférence du gouvernement canadien aux révélations de torture et la résistance du SCC à tout changement véritable. Trudeau, le supposé «progressiste», s’est contenté d’une déclaration laconique que mettre fin à l’isolement cellulaire était «important» pour son gouvernement et qu’il comptait «aller de l’avant», sans toutefois préciser de quelle façon et dans quel délai.

Quant au SCC, il a faussement déclaré que les UIS étaient «fondamentalement différentes du modèle précédent». Il a par ailleurs rejeté la responsabilité sur les détenus eux-mêmes, affirmant que «souvent» le défaut de respecter la période quotidienne de quatre heures hors de la cellule «se produit parce qu’un détenu refuse les possibilités qui lui sont offertes chaque jour». Or, si un détenu refuse de sortir de sa cellule pour des motifs de sécurité, la responsabilité en incombe au SCC qui devrait offrir un environnement sûr à tous les détenus sans être obligé de les enfermer dans une minuscule cellule pratiquement toute la journée.

Mais la réalité est toute autre. Les pénitenciers canadiens constituent un milieu de vie malsain et dangereux pour les plus de 13.000 personnes qui s’y trouvent incarcérées. La nourriture y est insuffisante et de très mauvaise qualité – le SCC allouant un budget de 5$ par jour par prisonnier pour la nourriture. Le crime et la violence y sont endémiques. Les troubles de santé mentale y sont 2 à 3 fois plus présents que dans la population générale et ce sont environ 60% des détenus qui pourraient en souffrir. En moyenne, plus de dix suicides surviennent chaque année dans les pénitenciers, ce qui correspond à un taux sept fois plus élevé que dans la population générale. En 2017, on y a recensé 70 surdoses de drogues.

Tout comme les personnes souffrant de troubles mentaux, les personnes issues de minorités sont surreprésentées dans les pénitenciers canadiens. Les autochtones, qui forment environ 4.3% de la population canadienne, constituent 30% de la population carcérale. Ils sont également plus susceptibles d’être placés en isolement.

Au cours des dernières décennies, toutes les sections de l’establishment politique – des conservateurs au NPD en passant par le Bloc québécois – se sont mises à exiger des peines plus sévères. Ce tournant s’inscrit dans le rejet d’une conception libérale-capitaliste de la réhabilitation, qui était basée dans une certaine mesure sur la compréhension que la violence et le crime, ainsi que la dépendance à la drogue, ont de profondes causes sociales.

En dernière analyse, l’isolement cellulaire en particulier et les conditions de détention en général, ne sont rien d’autre que l’expression de la brutalité de l’État capitaliste canadien, au même titre que les interventions militaires impérialistes et la violence policière. Cet implacable appareil de «sécurité» existe pour réprimer toute opposition sociale ou politique aux exigences de l’oligarchie financière. Il ne peut pas être «réformé», faisant partie intégrante du capitalisme canadien, et doit être renversé en même temps que ce dernier.

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