Pérou : la catastrophe du COVID-19 pèse sur les élections

Le Pérou se dirige vers un second tour opposant l’ancien leader de la grève des enseignants Pedro Castillo à Keiko Fujimori, leader de la droite péruvienne et fille de l’ex-autocrate emprisonné du même nom, alors que le pays subit les effets meurtriers de la dernière vague de la COVID-19.

De nouveaux variants plus contagieux du coronavirus ont entraîné une augmentation record des infections et des décès. Outre le variant P.1 du Brésil, un variant C.37 récemment identifié se propage rapidement au Pérou et au Chili.

Pedro Castillo et Keiko Fujimori (Crédit: Andina)

Le nombre moyen de décès par jour est passé à 378, un Péruvien mourant toutes les quatre minutes. Le Pérou ne se trouve devancé que par le Brésil pour le taux de mortalité par habitant en Amérique latine.

Cette vague a entraîné l’effondrement du système de soins de santé. De nombreux hôpitaux fonctionnent à 150 pour cent de leur capacité, les patients remplissant les cafétérias, les couloirs, les salles d’attente et les tentes installées sur les parkings. La semaine dernière, on a signalé qu’il ne restait plus que 64 lits de soins intensifs dans tout le pays. Le ministère de la Santé (MINSA) a indiqué que 2.524 Péruviens étaient sous ventilation mécanique, une augmentation de 63 pour cent par rapport à la première vague de la pandémie l’année dernière.

Outre les morts et les malades en masse, la pandémie a accéléré la descente du Pérou dans la crise économique. Alors qu’on lui attribuait auparavant la croissance économique la plus rapide d’Amérique latine, le Pérou a vu son économie chuter de plus de 11 pour cent l’an dernier. Le chômage et la pauvreté ont augmenté de façon spectaculaire, avec la perte de 2,2 millions d’emplois. Selon le Fonds monétaire international (FMI), 1,8 million de Péruviens sont tombés sous le seuil de pauvreté. Une croissance de la pauvreté que le FMI décrit comme «sans précédent». Au total, 27,5 pour cent de la population est désormais classée comme pauvre.

Moyenne mobile sur sept jours des décès liés au COVID-19, d’avril 2020 à avril 2021

La classe ouvrière a été la plus durement touchée par la pandémie, le gouvernement classe les entreprises minières et autres entreprises à profit comme «essentielles». L’effet dévastateur du virus dans les camps miniers surpeuplés a entraîné une vague de protestations et de grèves. Notamment, une grève illimitée des mineurs de la mine de Shougang Hierro Perú est en cours où 24 travailleurs sont morts du COVID-19.

Cette catastrophe sociale et économique provoquée par la politique du gouvernement péruvien, qui consiste à privilégier le profit sur la vie, s’inscrit dans le cadre d’une crise prolongée du pouvoir bourgeois au Pérou. Celui-ci a connu quatre présidents en un peu plus de quatre ans. Tous les ex-présidents en vie — et un, Alan Garcia, qui s’est suicidé plutôt que d’aller en prison — se trouvaient impliqués dans un vaste réseau de corruption, impliquant des pots-de-vin et des dessous-de-table versés par le géant brésilien de la construction Odebrecht et ses entrepreneurs locaux.

La colère populaire contre le pouvoir en place a éclaté en novembre dernier après que le Congrès – dont la moitié des membres étaient accusés de faits similaires – ait destitué le président de l’époque, Martin Vizcarra, sur la base d’allégations de corruption non prouvées ; beaucoup considérant cet acte comme un coup d’État de droite. Cela a provoqué les plus grandes manifestations que le Pérou ait connues depuis des décennies. Des dizaines de milliers de Péruviens, pour la plupart des étudiants et des jeunes, sont descendus dans les rues de Lima et d’autres grandes villes. Alors que les manifestations de masse chassaient le régime installé par le coup d’État du Congrès, un nouveau gouvernement était consolidé sous la direction de Francisco Sagasti, un ancien responsable de la Banque mondiale.

Travailleurs en grève à Shougang Hierro Perú pour exiger des conditions de sécurité après la mort de 24 mineurs dans l’affaire COVID-19 (Credit: IDL)

C’est dans ce contexte que se sont déroulées les élections nationales du 11 avril, alors que tous les partis traditionnels de la bourgeoisie nationale étaient dissous ou discrédités. Les sondages n’indiquaient pas plus de 10 pour cent de soutien pour les 18 candidats à la présidence.

Le gagnant surprise de la première place, avec 18,92 pour cent des voix, a été Pedro Castillo, candidat du parti Perú libre. Au deuxième tour ce dernier affronte Keiko Fujimori, du parti de droite Fuerza Popular (13,4 pour cent). Le deuxième tour aura lieu dans six semaines en juin. Le dernier sondage donne à Castillo une avance de près de deux contre un — 41,5 pour cent contre 21,5 pour cent — sur Fujimori.

Le premier tour de l’élection fut marqué par un taux d’abstention relativement élevé — près de 30 pour cent — dans un pays où le vote est obligatoire en vertu de la loi. En outre, le vote qui a placé Castillo en première position a été inférieur au nombre de bulletins nuls ou blancs en opposition à l’ensemble du dispositif politique.

Cela n’a pas empêché des éléments de la pseudo-gauche internationale de saluer immédiatement Castillo comme la dernière incarnation de la «marée rose» en Amérique latine. La Tendance Marxiste Internationale pabliste, par exemple, a déclaré «c’est évident que de larges couches de travailleurs et de paysans ont exprimé et exprimeront leur rejet de l’ordre établi. Ils recherchent des solutions qui favorisent les intérêts de la majorité à travers la candidature de Castillo». Elle ajoutait que «les marxistes révolutionnaires ont le devoir d’accompagner les masses dans cette expérience».

De même, le magazine Jacobin, associé aux Socialistes démocratiques d’Amérique (DSA) aux États-Unis, a déclaré que «Les chances étaient contre Evo Morales, mais il a réussi à changer la Bolivie pour le mieux. Au Pérou, la même chose est possible», offrant un soutien électoral à Castillo en insistant sur le fait que la «première tâche» est de «vaincre Keiko Fujimori».

Castillo s'est d'abord fait connaître sur le plan national en tant que leader d'une grève de 50 jours des enseignants en 2017. Il a ensuite rejoint Perú Libre, un parti dirigé par l'ex-gouverneur du département des hauts plateaux centraux de Junín, Vladimir Cerrón. Perú Libre combine une rhétorique pseudo-socialiste avec la corruption provinciale et des politiques sociales d'extrême droite, notamment un nationalisme virulent et une xénophobie anti-immigrés, ainsi que la dénonciation de 'l'idéologie du genre', du mariage homosexuel et de l'avortement.

Il convient de noter que les mots coronavirus et COVD-19 n’apparaissent pas dans le programme de Perú Libre. Si Castillo a abordé la question de la pandémie dans sa campagne, c’est pour rivaliser avec son adversaire de droite, Fujimori, dans la dénonciation démagogique des confinements.

Fujimori a clairement indiqué qu’elle mènerait une campagne d’extrême droite contre le socialisme, tout en faisant directement appel au soutien des forces armées et de la police.

À peine la victoire de Castillo au premier tour avait elle déclenché une chute des marchés financiers péruviens et de la valeur du sol par rapport au dollar, que le candidat supposé «de gauche» a commencé à exécuter un virage brutal vers la droite.

Castillo a déclaré que son gouvernement «donnerait la sécurité juridique à nos entrepreneurs», tout en rejetant les sections du programme de son parti qui appellent à la nationalisation des mines et d’autres «secteurs stratégiques» de l’économie. «Je rejette complètement ceux qui disent que Pedro Castillo va nationaliser», a-t-il déclaré le 22 avril dans une interview à Radio Existoso.

Il présentera sans aucun doute le même argumentaire lors d’une première apparition à un rassemblement virtuel de Perumin, la réunion annuelle des dirigeants miniers du Pérou, cette semaine.

Dans la même interview radiophonique, Castillo a proféré une insulte gratuite au président vénézuélien Nicolás Maduro, qui est diabolisé par la droite au Pérou comme dans toute l’Amérique latine. «Je veux dire ouvertement à Maduro que, s’il vous plaît, si vous avez quelque chose que vous voulez dire concernant le Pérou, vous devez d’abord résoudre vos problèmes internes, que vous devriez venir et reprendre vos compatriotes qui sont venus ici pour commettre des crimes».

Maduro n’avait fait aucune déclaration sur la victoire du Castillo ou sur tout autre aspect de la politique péruvienne. La diffamation des immigrés vénézuéliens, dont environ un million se trouve au Pérou, s’inscrit dans le droit fil de la rhétorique violemment anti-immigrés de Castillo pendant la campagne. Ce dernier a notamment promis qu’une fois élu, il donnerait à tous les étrangers «venus pour commettre des crimes» 72 heures pour quitter le pays.

L’évolution de Castillo est entièrement prévisible, suivant un chemin bien usé. En 2011, l’ex-officier de l’armée Ollanta Humala s’est fait élire comme candidat du Parti nationaliste péruvien (PNP) après avoir fait campagne comme opposant au «néolibéralisme» et sympathisant du «socialisme bolivarien» du Vénézuélien Hugo Chávez. Comme Castillo, il s’est présenté contre Keiko Fujimori au second tour.

Un an après son entrée en fonction, Wall Street l’a salué pour avoir présidé le «marché émergent» le plus rentable d’Amérique latine. Dans le même temps, Humala a révélé le véritable caractère de classe de son gouvernement. Il a imposé la loi martiale et il a fait tuer des dizaines de manifestants qui protestaient contre les dommages environnementaux infligés par les multinationales minières géantes dans la région de Cajamarca et la province d’Espinar à Cuzco.

On a mis Humala en position afin de réaliser ces crimes et d’établir son gouvernement de droite, anti-ouvrier, grâce à la complicité de pratiquement toutes les forces importantes de la pseudo-gauche péruvienne, des principaux syndicats, des staliniens et des prétendus fronts de défense dans les provinces.

Ces mêmes forces se rallient maintenant à Castillo. La CGTP, la principale fédération syndicale du Pérou a déjà apporté son soutien à Castillo. Tout comme le parti Nuevo Perú de Verónika Mendoza — porte-drapeau de la pseudo-gauche — qui a déclaré que son élection créerait «la possibilité d’un changement profond».

Ces organisations de la pseudogauche, dont la politique reflète les intérêts des couches les plus privilégiées de la classe moyenne, se trouvent attirées par des éléments comme Humala et Castillo, précisément parce qu’ils ne représentent pas un mouvement indépendant de la classe ouvrière d’en bas, mais plutôt des mouvements bourgeois. Ainsi, leurs politiques visent à supprimer la lutte des classes et à subordonner la classe ouvrière aux intérêts du capital péruvien et international.

Ces tendances politiques, qui ont promu des illusions similaires dans le Parti des travailleurs du Brésil, le Chavismo au Venezuela et Morales en Bolivie. Elles portent la responsabilité de désarmer politiquement la classe ouvrière latino-américaine face aux attaques des gouvernements dits «de gauche», ainsi qu’aux graves menaces de dictature posées par la droite.

Les leçons amères de toute cette expérience se résument à l’ardente nécessité de forger l’indépendance politique de la classe ouvrière en opposition à ces partis et gouvernements bourgeois et à leurs partisans de la pseudo-gauche. Des partis révolutionnaires doivent être construits au Pérou et dans toute l’Amérique latine en tant que sections du Comité international de la Quatrième Internationale. Ils doivent unir la classe ouvrière dans la lutte pour le pouvoir ouvrier et le socialisme.

(Article paru d’abord en anglais le 28 avril 2021)

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