Quelques jours après qu’on a révélé que le premier ministre britannique, Boris Johnson, avait déclaré qu’il préférait «laisser les corps s’empiler par milliers» que de mettre en place un système de confinement, les médias et le Parti travailliste se sont concentrés sur les questions relatives à la rénovation de son appartement de Downing Street. Une campagne contre la «corruption» est utilisée pour couvrir le meurtre social.
Boris Johnson est aujourd’hui au centre d’un scandale de corruption qui éclabousse le Parti conservateur. Au début du mois, l’ancien premier ministre conservateur, David Cameron, avait été convaincu d’avoir exercé un lobbying intensif auprès du gouvernement au nom de Greensill Capital, dont il était actionnaire. On a rapidement mis en cause le secrétaire d’État à la santé, Matt Hancock, et séparément on a révélé qu’il avait reçu des actions d’une société en février 2019 qui avait remporté un contrat du National Health Service le mois suivant.
Quelques semaines plus tard, des textes entre Johnson et le milliardaire britannique Sir James Dyson ont été divulgués, montrant Johnson promettant de «régler» un problème fiscal pour les employés de Dyson.
On a divulgué d’autres détails encore sur la rénovation de l’appartement de Downing Street que Johnson partage avec sa compagne Carrie Symonds. Le premier ministre reçoit 30.000 livres sterling par an de l’État pour rénover l’appartement, mais il ajoute généralement ses fonds personnels au budget. Johnson et Symonds auraient dépensé 200.000 livres sterling, créant ainsi un «havre de paix de la haute société» pour remplacer un «cauchemar de meubles “John Lewis”», selon le magazine Tatler, faisant référence au grand magasin haut de gamme. On a révélé que Lord Brownlow, un donateur conservateur, avait contribué à hauteur de 58.000 livres sterling, un don que Johnson n’a pas déclaré et qu’il prétend seulement maintenant avoir couvert avec son propre argent.
Downing Street a réagi en accusant l’ancien conseiller principal de Johnson, Dominic Cummings, évincé en novembre dernier, d’être le «suspect principal» à l’origine des fuites — et aussi d’avoir divulgué les plans d’un confinement national en octobre dernier — ce qui a fait la une du Times, du Telegraph et du Sun. Johnson aurait téléphoné personnellement aux rédacteurs en chef des journaux pour lancer ces accusations.
Cela a déclenché une contre-attaque de Cummings. Il a publié un blog où il nie toute responsabilité et attaque Johnson et son bureau pour s’être trouvé «bien en deçà des normes de compétence et d’intégrité que le pays mérite». Il a accusé le premier ministre d’avoir cherché à empêcher une enquête interne sur l’auteur de la fuite des plans de confinement parce qu’elle risquait de pointer du doigt un ami proche de Symonds. Cummings a affirmé qu’il avait cessé de discuter avec Johnson des plans de rénovation de l’appartement. Il a dit que ces derniers étaient «contraires à l’éthique, insensés, peut-être illégaux et presque certainement contraires aux règles de divulgation des dons politiques».
L’article de blog de Cummings et les démentis de plusieurs ministres du gouvernement ont fait la une des journaux la semaine dernière. Mercredi, la Commission électorale a ouvert une enquête sur la rénovation, déclarant qu’on avait «des motifs raisonnables de soupçonner que quelqu’un a pu commettre une ou des infractions».
Johnson fait déjà l’objet d’un examen minutieux pour d’autres indiscrétions. Une enquête éthique est en cours sur des vacances de 10 jours à 15.000 livres sterling que lui et Symonds ont passées sur l’île de Mustique, dans les Caraïbes. Johnson a enregistré le voyage comme étant une courtoisie du fondateur de Carphone Warehouse, David Ross, qui possède une villa sur l’île. On ne sait pas qui, le cas échéant, a payé une «taxe d’île» supplémentaire à la Mustique Company, propriétaire de cette île privée.
Entre-temps, la Haute Cour a accepté d’examiner la décision prise par Johnson l’année dernière de ne pas tenir la ministre de l’Intérieur Priti Patel responsable de la violation du code ministériel. Une enquête avait révélé que Patel avait enfreint «involontairement» le code en adoptant «un comportement qui peut être qualifié d’intimidation». La FDA, le syndicat des hauts fonctionnaires, a porté plainte contre Johnson pour son refus de prendre des mesures à son encontre.
Ces événements sont une fenêtre sur la corruption routinière et les privilèges qui prévalent dans la classe dirigeante. Mais leur importance politique s’éclipsent devant la révélation que Johnson était farouchement opposé à la fermeture de certains secteurs de l’économie en octobre dernier. Il avait juré haut et fort «qu’il n’y aurait plus de pu*ains de confinements» et qu’il était prêt à voir «les corps [morts du COVID] s’entasser haut». C’est précisément ce qui s’est passé. Le confinement contesté de novembre a été tout à fait inadéquat et s’est terminé prématurément pour faire place au commerce de Noël, entraînant une deuxième poussée du virus, plus mortelle que la première.
Cummings doit se présenter devant une commission d’enquête parlementaire conjointe sur le coronavirus le 26 mai, où l’on s’attend à ce qu’il donne un compte rendu interne sur le soutien du gouvernement à une stratégie d’immunité collective pendant les premiers jours de la pandémie. C’est une politique qu’il aurait initialement soutenue — lors d’une réunion à huis clos en février 2020 — avec les mots suivants: «Immunité collective, protection de l’économie, et si cela signifie la mort de quelques retraités, tant pis».
Dimanche dernier, on a rapporté les commentaires meurtriers de Johnson, qui ont provoqué l’indignation populaire massive, avec #Boristhebutcher (Boris le boucher) et #BodiesPiledHigh (les corps s’entassent haut) en tendance sur Twitter. Après une journée de couverture en première page, cependant, les médias avaient relégué l’histoire à un rôle de soutien dans le scandale des appartements de Downing Street. Un jour plus tard, on pouvait lire à la une du Guardian: «Le Premier ministre est prié de dire la vérité sur l’argent versé pour la rénovation de Downing Street», et à celle du Mirror: «De l’argent pour les rideaux», et du Daily Mail: «Boris mis au pied du mur».
Le Parti travailliste joue le même jeu de diversion. Lors de la séance de questions au Premier ministre de mercredi, le chef du Parti travailliste Sir Keir Starmer n’a consacré qu’une seule de ses questions à la sortie de Johnson sur les «corps entassés». Il a demandé : «a-t-il fait ces remarques ou des remarques dans ce sens?». Lorsque Johnson a affirmé que non, Starmer a enchaîné avec quatre questions sur la rénovation de son appartement et une sur «la corruption, le copinage et le scandale».
Dans toute société véritablement démocratique, les commentaires de Johnson, corroborés par de multiples sources, auraient entraîné la chute de son gouvernement. Ils constituent une confession pure et simple de la politique de meurtre social privilégiée de la classe dirigeante, qui est désormais essentiellement politique officielle. Mais le Parti travailliste, pleinement complice de ces crimes en tant que partenaire de coalition de fait du gouvernement agit pour supprimer toute opposition sociale en limitant la discussion politique aux rideaux et aux papiers peints.
Si cette campagne a un quelconque impact, ce qui est peu probable, ce sera celui de prêter main forte à une lutte de fractions au sein du Parti conservateur ; d’évincer Johnson en faveur de l’un de ses collègues, très probablement le chancelier de l’Échiquier Rishi Sunak, trop riche pour être soudoyé, ou l’intarissable magouilleur, Michael Gove, allié de longue date de Cummings. Aucun des problèmes auxquels fait face la classe ouvrière — avant tout la pandémie et ses retombées économiques — ne sera modifié d’un iota.
L’incapacité et le refus de toute les sections de la classe dirigeante de s’opposer, même nominalement, au meurtrier de masse avoué de Downing Street est une marque de l’effondrement très avancé de la démocratie au Royaume-Uni. Lorsque la pandémie a commencé, le «World Socialist Web Site» a établi un parallèle entre la crise du coronavirus et la Première Guerre mondiale. À l’époque, les partis travailliste, conservateur et libéral avaient uni leurs forces pour imposer quatre années de massacre sanglant. Au cours de la guerre, la classe ouvrière a donné sa vie par milliers chaque jour pour faire avancer les intérêts géopolitiques de l’élite dirigeante. La même brutalisation de la société a lieu aujourd’hui.
La vie de la classe ouvrière est considérée si bon marché que le premier ministre britannique peut ouvertement approuver le gaspillage de «milliers» de gens et n’avoir à supporter comme pire critique cette semaine qu’une remontrance sur ses finances personnelles. La classe moyenne aisée, dont les intérêts définissent une bonne partie de la vie politique, a été plus irritée par le dénigrement snob de la marque «John Lewis» que par la volonté de sacrifier des vies sur l’autel des profits patronaux.
Si une différence existe entre les deux périodes, c’est que la classe dirigeante se sent aujourd’hui encore plus libre d’annoncer sa propre sauvagerie. C’est grâce avant tout à la suppression sans précédent de la lutte des classes par le Parti travailliste et les syndicats.
Pour que le gouvernement meurtrier de Johnson rende des comptes, il faut que la classe ouvrière s’organise indépendamment de ces organisations pourries, dans son propre intérêt et sur une base internationale. Pour faire avancer cette lutte, le Comité international de la Quatrième Internationale a appelé à former l’Alliance ouvrière internationale des comités de base lors de son rassemblement en ligne du 1er mai.
(Article paru d’abord en anglais le 1er mai 2021)