Des canonnières envoyées à Jersey dans le conflit entre le Royaume-Uni et la France sur les droits de pêche

Un spectacle chauvin et dégradant s’est déroulé cette semaine entre le Royaume-Uni et la France au sujet des droits de pêche dans les eaux autour de l’île de Jersey.

Jusqu’à 60 navires de pêche français ont bloqué le port de St-Hellier pendant plusieurs heures jeudi, sous la surveillance de deux canonnières de la Royal Navy et de deux navires militaires français.

Jersey est la plus grande des îles anglo-normandes et compte un peu plus de 100.000 habitants. Située à 22 kilomètres de la côte française de Normandie et à 136 kilomètres au sud du Royaume-Uni, elle a été placée sous la couronne anglaise/britannique lors de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066, et l’est restée lorsque le roi Jean renonça à ses prétentions sur le duché de Normandie en 1259.

HMS Tamar le 27 avril 2021, avant d’être envoyé à Jersey (Source: Wikimedia Commons-Forces News)

L’île ne fait pas officiellement partie du Royaume-Uni mais est une dépendance autonome de la Couronne dont la défense incombe au Royaume-Uni. Comme les autres îles anglo-normandes, Jersey utilise son étrange statut constitutionnel pour fonctionner comme un paradis fiscal, avec un taux d’impôt sur les sociétés par défaut de zéro pour cent et un taux d’impôt sur le revenu forfaitaire de 20 pour cent. Le Corporate Tax Heaven Index (Classement des paradis fiscaux) a attribué à l’île un «score de paradis» de 100 sur 100 en 2020, ce qui la classe au huitième rang mondial parmi les pires en évasion fiscale.

À la suite du Brexit, les bateaux de pêche de l’Union européenne (UE) qui souhaitent pêcher dans un rayon de 19 kilomètres des côtes britanniques, y compris Jersey, doivent recevoir un permis et prouver qu’ils ont déjà pêché dans ces eaux, pendant au moins 10 jours sur une période de 12 mois au cours des trois dernières années. Dix-sept des 41 grands bateaux français qui ont fait une demande n’ont pas reçu de licence, les autorités britanniques affirmant qu’ils n’ont pas été en mesure de fournir les détails nécessaires. Le secrétaire à l’environnement du gouvernement conservateur britannique, George Eustice, a rejeté la faute sur la Commission européenne et a déclaré que les permis seraient délivrés «dès qu’ils auront fourni ces données».

Ceux qui ont reçu des permis disent également que le Royaume-Uni a introduit des conditions supplémentaires sur la façon dont ils sont autorisés à pêcher, ce qui, selon eux, poussera deux tiers d’entre eux à cesser leurs activités.

Le ministère français de la Pêche a déclaré qu’il considérait ces conditions comme «nulles et non avenues». Il a ajouté: «Si le Royaume-Uni veut introduire de nouvelles dispositions, il doit les notifier à la Commission européenne». La porte-parole de la Commission, Vivian Loonela, a déclaré que celle-ci avait indiqué au Royaume-Uni «que nous constatons que les dispositions de l’accord de commerce et de coopération entre l’UE et le Royaume-Uni, que nous avons récemment conclu [...] n’ont pas été respectées».

À la fin du mois dernier, les pêcheurs français ont protesté en érigeant des barricades enflammées pour empêcher les camions chargés de poissons britanniques, déchargés en France, d’atteindre les marchés de fruits de mer. Ils avaient menacé de «bloquer» Jersey pour l’empêcher de s’approvisionner. Un navire de marchandises, le Commodore Goodwill, a été brièvement bloqué dans le port avant d’être libéré.

Les gouvernements britannique et français ont réagi en intensifiant la situation et en l’utilisant comme une plateforme pour faire valoir leur nationalisme. La Grande-Bretagne a dépêché sur place les navires de guerre HMS Severn et HMS Tamar, chacun équipé d’un armement lourd. Un porte-parole du ministère de la Défense a déclaré qu’ils étaient déployés «pour effectuer des patrouilles de sécurité maritime». La France a envoyé l’Athos et le Themis en «mission de patrouille» pour «garantir la sécurité» de la flottille française.

Le premier ministre britannique Boris Johnson s’est entretenu jeudi matin avec des responsables de Jersey pour réitérer «son soutien sans équivoque à Jersey», selon un porte-parole de Downing Street. Le contre-amiral Chris Parry a déclaré au Daily Mail: «S’ils n’aiment pas quelque chose localement en Normandie ou en Bretagne, ils vont toujours bloquer quelque chose ou quelqu’un. Je pense qu’ils oublient que la Royal Navy est le groupe qui est vraiment bon pour bloquer les gens.»

L’ancien chef de la Royal Navy, Lord West, a déclaré à Times Radio: «S’ils voulaient déplacer un ou deux bateaux de pêche, ils seraient sans aucun doute abordés par les Marines et les personnes concernées seraient arrêtées, puis transférées à la police locale pour qu’elle s’en occupe.

«Après quelques arrestations, leurs bateaux sont mis en fourrière et c’est normalement ce qui incite les pêcheurs à être très prudents.»

Le Parti travailliste a apporté son soutien à cette posture militariste. Le secrétaire à la défense du cabinet fantôme, John Healey, a déclaré: «Les menaces qui pèsent sur Jersey sont totalement déraisonnables. L’expérience de la marine dans les situations tendues contribuera à rassurer les habitants et à protéger les intérêts nationaux plus larges de la Grande-Bretagne.»

En France, le ministre de l’Europe, Clément Beaune, a déclaré: «les manœuvres [britanniques] ne doivent pas nous impressionner.» David Sellam, chef de l’autorité maritime de Normandie-Bretagne, a menacé: «Nous sommes prêts pour la guerre. On peut mettre Jersey à genoux si nécessaire.»

En début de semaine, la ministre de la Mer Annick Girardin a déclaré au parlement français en parlant des dispositions du Brexit: «Ces mesures de rétorsion, nous sommes prêts à les utiliser» à l’égard de Jersey et sa dépendance de l’électricité fournie par la France grâce aux câbles sous-marins. «Je regrette si on devait en arriver là» mais «on y sera s’il faut le faire».

Quatre-vingt-quinze pour cent de l’électricité de Jersey est fournie par la France via des câbles sous-marins.

Cela a provoqué des comparaisons hystériques au sein du gouvernement britannique avec l’occupation nazie des îles anglo-normandes pendant la Seconde Guerre mondiale. «Au moins, les nazis ont maintenu les systèmes d’éclairage», s’est exclamé le Telegraph, paraphrasant une source gouvernementale. Whitehall affirme être en train de revoir les liens énergétiques du Royaume-Uni avec la France en réponse aux menaces, envisageant de faire passer les câbles sous-marins par les Pays-Bas.

Les médias britanniques se sont délectés de la saleté nationaliste vomie des deux côtés de la Manche. Le Daily Mail a fait les gros titres, citant des pêcheurs des deux côtés: «Nous sommes prêts pour la guerre», «Notre nouveau Trafalgar», et «C’est une invasion». Il a été rejoint par le Daily Express et le Daily Mirror qui ont publié des variations sur le thème de «Boris envoie des canonnières à Jersey» à la une de jeudi.

Lord Daniel Hannan, figure de proue des cercles conservateurs pro Brexit, a agité le spectre d’une guerre sur deux fronts dans son article du Mail, «Emmanuel Macron, le nouveau Napoléon? Non, c’est un Poutine bas de gamme».

Michael Hookem, ancien chef adjoint du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, a écrit dans l’Express: «L’UE pensait que nous capitulerions sur la pêche, mais le Brexit est une question de résistance et de combat». Le Telegraph a mis en garde contre de futurs conflits dans son éditorial: «La belligérance française n’est que le début des soucis de l’industrie de la pêche.»

Le recours immédiat aux menaces, aux dénonciations et au déploiement de l’armée dans un différend mineur concernant la pêche est un résultat de la descente toujours plus prononcée des puissances impérialistes dans la réaction nationaliste.

Le Brexit a exprimé et fait progresser un virage nationaliste marqué dans la politique mondiale, les partisans pro Brexit, menés par Johnson, ouvrant la voie à une défense exaltée de l’intérêt national, dans lequel toutes les divisions de classe étaient censées se dissoudre. Cette campagne n’a fait que s’intensifier, alors que le gouvernement conservateur tente de consolider un front politique patriotique au niveau national pour soutenir une politique commerciale et militaire de plus en plus agressive à l’étranger, aidée à chaque étape par le Parti travailliste.

La réaction de la France brandissant des représailles à l’égard de Jersey montre que les puissances européennes ne peuvent proposer aucune réponse progressiste, chacune poursuivant agressivement son programme national dans le cadre de l’UE.

La concurrence géostratégique et les tensions de classe étant massivement intensifiées par la pandémie, les accès de chauvinisme deviendront monnaie courante.

La classe ouvrière n’a pas de parti pris dans ces affrontements, qui visent à opposer les travailleurs de différents pays dans une lutte pour accroître la fortune de «leurs» milliardaires dirigeants respectifs. Les intérêts des travailleurs ne peuvent être défendus que par une lutte internationale unifiée, contre la classe dirigeante britannique, française et européenne, pour le pouvoir des travailleurs et les États socialistes unis d’Europe.

(Article paru en anglais le 7 mai 2021)

Loading