La Colombie entre dans sa troisième semaine de manifestations: Bogota et Washington se préparent à intensifier la répression

Mercredi, dans toutes les villes et les grandes agglomérations de Colombie, des dizaines de milliers de personnes ont participé à des marches de masse, des barrages routiers et d’autres manifestations lors du troisième jour de la «grève nationale» et quatorzième jour de protestation dans le pays d’Amérique du Sud.

Une manifestation de protestation en Colombie, samedi dernier (Source: Twitter)

La «grève» a été convoquée par le Comité national de grève, qui regroupe les principales confédérations syndicales et associations d’agriculteurs, après qu’il a suspendu les pourparlers avec le gouvernement du président d’extrême droite Ivan Duque lors de la première journée du «dialogue national», lundi.

Depuis 2019, les syndicats et le gouvernement ont employé à plusieurs reprises une combinaison de pourparlers avec des appels intermittents à des «grèves nationales», au cours desquelles les syndicats ne mobilisent pas les puissants secteurs pétroliers, automobiles et autres secteurs industriels, tout en s’efforçant de dissiper la colère populaire.

Mardi matin, Duque s’est rendu à Cali, troisième ville du pays et épicentre des manifestations, où il a rencontré les responsables de l’armée colombienne, du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice. Il a ensuite annoncé que son administration financerait un semestre de cours gratuits pour les étudiants universitaires issus des couches sociales les plus défavorisées et a lancé un appel à la poursuite du «dialogue national».

Le Comité national de grève a délibérément refusé d’avancer une stratégie claire ou un ensemble de revendications, tandis que ses dirigeants alimentent leurs contacts dans les médias corporatistes avec des déclarations calculées et radicales qui visent à maitriser les manifestations.

Cependant, le mouvement de protestation reste décentralisé, sans direction et demeure isolé de l’appui massif qui existe parmi les secteurs stratégiques de la classe ouvrière en Colombie et à l’échelle internationale, ce qui facilite les manœuvres de la police et de l’État pour le briser.

Tout en marquant un stade plus avancé de la lutte des classes, le soulèvement suit le même chemin que les manifestations de masse au Chili, en Bolivie, à Porto Rico, au Honduras, en Haïti et en Colombie même en 2019. La pseudo-gauche, représentant des éléments dans la classe moyenne, tente d’idéaliser le caractère sans direction et la spontanéité des manifestations, ou de les subordonner à des appels futiles aux bureaucraties syndicales, qui visent à les isoler et à les démobiliser davantage.

À Cali, les barrages routiers et les marches ont été les plus importants dans les quartiers marginaux où vivent les sections les plus pauvres de la classe ouvrière et où les revendications portent sur les produits de premières nécessités, l’accès aux cours en ligne et aux infrastructures sociales.

Selon les statistiques gouvernementales, la région métropolitaine de Cali a vu son taux de pauvreté officiel (un revenu de moins de 87 dollars par mois) passer de 21,9 pour cent à 36,6 pour cent entre 2019 et 2020. La crise de la pandémie de COVID-19 a été particulièrement dévastatrice pour le cinquième le plus pauvre de la population de Cali, qui a vu son revenu réel chuter massivement de 50,1 pour cent. Au niveau national, le taux de pauvreté est passé à 42,5 pour cent. Le quintile le plus pauvre a connu des baisses de revenus réels encore plus importantes à Bucaramanga (55,1 pour cent), à Ibagué (50,9 pour cent) et dans la capitale Bogota (50,3 pour cent).

Pendant ce temps, les lits des unités de soins intensifs sont pleins à Cauca, dans le département plus large du Valle de Cauca et dans les villes du pays, les décès dus au COVID-19 restent à des niveaux records au niveau national. Cette catastrophe sociale et sanitaire qui alimente le soulèvement populaire croissant n’est en aucun cas unique à la Colombie.

La même politique, qui consiste à privilégier les profits et à attirer les capitaux étrangers au détriment de la protection des vies et des moyens de subsistance, a eu des résultats similaires dans toute l’Amérique latine, où les tensions sociales atteignent un point de rupture. L’année dernière, la région a perdu 34 millions d’emplois et 22 millions de personnes sont passés sous le seuil de pauvreté officiel, les rangs des pauvres atteignant un tiers des 600 millions de résidents de la région. Parallèlement, l’Amérique latine représente 30 pour cent des décès confirmés dus au COVID-19 dans le monde, alors qu’elle compte moins de 9 pour cent de la population mondiale.

Le gouvernement Duque se prépare à intensifier la répression. Dimanche, il a redéployé des centaines de soldats à Cali, tandis que le ministre de la Défense Diego Molano a placé une cible sur le dos des travailleurs appauvris de la ville.

Mardi, Molano a tweeté: «En 13 jours de manifestations, les terroristes infiltrés dans les marches ont fait 849 blessés parmi les policiers.» Il a ajouté: «À Cali, les organisations criminelles continuent d’inciter à la violence».

Déjà, pas moins de 548 rapports de disparition de manifestants ont été déposés. Le médiateur du gouvernement affirme que 168 d’entre eux sont toujours portés disparus, et l’Unité de recherche des personnes disparues en dénombre 379. Quarante manifestants ont été tués par la police et 1.003 ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, selon l’ONG Temblores.

La répression est menée non seulement avec le soutien du gouvernement Biden à Washington, mais aussi en étroite coordination avec le Pentagone.

L’actuel responsable militaire colombien intégré au Commandement sud des États-Unis, le colonel d’armée Héctor Iván Macías, a expliqué le 29 mars au Dialogue interaméricain que, grâce à une stratégie quotidienne avec le Pentagone, l’armée colombienne a lancé l’«Opération San Roque» en réponse à la pandémie.

Admettant tacitement que la coopération militaire américano-colombienne repose sur l’idée que la pandémie représente une crise potentielle pour le régime capitaliste lui-même, le colonel Macías a déclaré que le plan vise à «maintenir la gouvernance exercée par le président de la République, les dirigeants locaux et les institutions».

Pendant plusieurs jours, au cours de la répression en cours, le conseiller principal enrôlé du Commandement de l’assistance à la sécurité des États-Unis, «le visage de l’armée dans le monde», «a tenu des engagements, des briefings, des réunions et des rencontres avec les principaux chefs colombiens», tel que l’a rapporté le site Web de l’armée américaine le 5 mai.

«La présence de forces américaines, qui vivent et travaillent au quotidien avec leurs partenaires sur la base aérienne colombienne [de Tolemaida], en dit long sur les relations entre les deux pays tandis qu’ils travaillent côte à côte pour renforcer les capacités militaires colombiennes et promouvoir la stabilité régionale», mentionne l’article, faisant référence à l’une des sept bases militaires utilisées par les forces américaines en Colombie.

Cela s’étend aux opérations cybermilitaires. L’armée américaine a relaté dans un tweet mardi son «tout premier échange virtuel de cyberdéfense avec les forces militaires colombiennes». Cela se produit alors que les manifestants et les journalistes sur le terrain signalent des coupures d’Internet dans le cadre de la répression.

Jusqu’à présent, les meurtres documentés ont été perpétrés par la police, y compris des policiers en civil, et non par des soldats. Cependant, depuis sa création officielle dans les années 1950, la police nationale opère au sein du ministère de la Défense et a été développée par l’impérialisme américain comme une force contre-insurrectionnelle pour combattre les guérillas de gauche et l’opposition sociale.

Le Comité national de grève et la pseudo-gauche se concentrent sur une demande de démantèlement de l’Escadron mobile anti-perturbation (ESMAD) et de réorganisation de la police. Ce cadre cherche à détourner les travailleurs et les jeunes de leur opposition à l’ensemble de l’État colombien, à ses bailleurs de fonds impérialistes américains et au système capitaliste.

De plus, en s’opposant aux confinements nécessaires et à une aide suffisante aux travailleurs en cas de pandémie, les syndicats colombiens et l’ensemble de l’establishment politique ont démontré leur engagement à défendre les activités lucratives des banques et des sociétés colombiennes, elles-mêmes dépendantes de Wall Street.

Le soulèvement colombien fait partie d’une contre-offensive globale des travailleurs partout dans le monde contre la politique de «meurtre social» avancée par les élites dirigeantes capitalistes à l’échelle mondiale. Le Comité international de la Quatrième Internationale appelle à la construction de l’Alliance ouvrière internationale des comités de base pour organiser et unifier consciemment cette lutte basée sur la perspective de la révolution socialiste mondiale.

(Article paru en anglais le 13 mai 2021)

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