Des partisans de Black Lives Matter s’en prennent à Napoléon et à la Révolution française

Le New York Times a soutenu le Projet 1619, une tentative à présent discréditée de récrire toute l’histoire américaine à partir du conflit racial et de l’arrivée en Amérique des premiers esclaves en 1619. Le climat racialiste qu’il a attisé a permis le déboulonnement par les partisans petit-bourgeois de Black Lives Matter des statues des dirigeants de la révolution américaine de 1776 et des forces anti-esclavagistes de la guerre de sécession américaine.

Le Times s’en prend maintenant à la révolution française. En mars le Times a publié un article par le professeur Marlene Daut intitulé «Napoléon n’est pas un héros à célébrer». Partisan de Black Lives Matter, elle s’indigne de l’observation du bicentenaire de la mort de Napoléon le 5 mai 1821. Elle dénonce Napoléon, affirmant qu’ il était poussé par un racisme anti-noir génocidaire:

«Après une année au cours de laquelle on a déboulonné, mutilé ou abattu des statues des colonisateurs et des esclavagistes en Europe et aux Etats-Unis, la France va en sens contraire … En tant que femme noire d’origine haïtienne et spécialiste du colonialisme français, je trouve particulièrement irritant de constater que la France projette d’honorer la mémoire d’un homme qui a réintroduit l’esclavage dans les Caraïbes françaises, un architecte du génocide moderne, dont les troupes ont créé des chambres à gaz pour mettre à mort mes ancêtres».

Daut indique ce qui constitue peut-être la trahison la plus fragrante par Napoléon des idéaux de «Liberté, égalité, fraternité» proclamés par la révolution de 1789. Napoléon avait pris le pouvoir par un coup en 1799, alors que les rois européens faisaient la guerre à la jeune République française pour avoir aboli la royauté et le servage. Il étendit ensuite à travers l’Europe par la force des armes la lutte contre les privilèges féodaux que les luttes de 1789-1794 avaient menée à terme en France.

Napoléon à la bataille d'Austerlitz par François Gérard, 1805 (Wikimedia Commons)

Créer les conditions du développement du capitalisme européen signifiait inévitablement trahir les promesses de la Révolution française. L’infâme commerce des esclaves et du sucre était au cœur du commerce dans l’Atlantique, et Napoléon annula le décret de 1794, qui abolissait l’esclavage, au cours des négociations du traité de paix avec l’Angleterre en 1802. Il envoya une armée en Haïti qui mena une guerre sanglante pour tenter sans succès de réintroduire l’esclavage, que la révolution haïtienne avait renversé. Il se fit couronner empereur en 1804, mettant fin à la Ie République.

La question n’est pas de savoir si son décret sur l’esclavage et sa guerre en Haïti étaient criminels; ils l’étaient clairement. Mais Daut concocte un narratif racialiste simpliste qui néglige les problèmes internationaux et de classe soulevés par les révolutions en Amérique, en France, et en Haïti au 18e siècle. Elle qualifie Napoléon de «plus grand tyran français» et de «despote raciste et sexiste».

Selon elle la Ie République était un régime non pas historiquement progressif, mais poussé par une haine génocidaire des noirs. Son attaque contre Napoléon, «le plus grand tyran français», a de profondes implications. Si la Ie République avait été un régime plus tyrannique que les monarques féodaux qu’elle a renversés, comme l’affirme Daut, la légitimité de la Révolution disparaîtrait.

Le mensonge que la Ie République aurait construit des «chambres à gaz» pour mener à bien un génocide invite le lecteur à faire une comparaison grossière avec le régime nazi. Daut a trouvé cette affirmation dans Le Crime de Napoléon, un livre publié en 2005 par Claude Ribbe, un auteur noir nationaliste de droite que Daut défend sur Twitter. La couverture du livre de Ribbe comporte deux portraits juxtaposés, de Napoléon et de Hitler, qui semblent se côtoyer.

Bataille de Vertières en 1803, pendant la Révolution haïtienne (Wikimedia Commons)

Au cours des siècles, mensonges et simplifications historiques concernant la révolution de 1789 se sont toujours rattachés à des intérêts politiques. Daut les utilise pour se poser en adversaire de Macron. Ses politiques – une guerre sanglante au Mali, l’interdiction de la burqas et du voile islamique, et la répression policière meurtrière contre la jeunesse ouvrière, visant souvent les jeunes d’origine arabe ou africaine – attisent les tensions religieuses et ethniques en France.

Daut soulève la loi «anti-séparatiste» qui interdit la critique des politiques antimusulmanes et impose des serments de fidélité à la Ve République et déclare:

«‘L’Année de Napoléon’ tombe au mauvais moment. Les universitaires français spécialistes des problèmes de race, de genre, d’ethnicité et de classe sont visés. Le président Emmanuel Macron a décrié les études post-coloniales et suggéré qu’elles ‘ont encouragé l’ethnicisation de la question sociale’ au point où la République est en danger de désintégration».

Encore une fois, la question n’est pas de savoir si les lois autoritaires de Macron sont réactionnaires. Elles posent clairement un danger mortel aux droit démocratiques et visent à diviser la classe ouvrière sur des lignes ethniques et confessionnelles, sur fond de menace grandissante d’un coup d’État par des officiers français d’active et de réserve.

Mais quand Daut critique Macron, ses arguments racialistes font écho à ceux du président français. Elle partage son opinion que la population française, voire l’humanité en général, est déchirée par des haines raciales et ethniques essentiellement insolubles. Alors que Macron propose de réagir en exigeant la soumission à un État policier capitaliste, Daut favorise une narration adaptée à des couches privilégiées de noirs et d’universitaires alliés des deux côtés de l’Atlantique qui exigent l’accès aux postes et à l’influence au nom de la lutte contre le racisme anti-noir.

Pour Daut, les attitudes françaises envers Napoléon constituent une preuve de l’irréconciliable hostilité des Français – ou des personnes blanches en France – envers les Noirs. Elle se lamente «que les Français traitent [Napoléon] de héros, encore que peu sympathique, qui a écrasé toute l’Europe à la bataille d’Austerlitz, et qui a aussi créé la Banque de France, le code légal moderne, et le système d’éducation actuel». Elle attaque ensuite en particulier

«le rôle que le peuple français a joué dans le retour violent du pays vers l’esclavage. Ce n’est pas le résultat seulement d’une lubie capricieuse d’un terrible dictateur. L’armée et les législateurs français, avec un large soutien du public, ont soutenu les actions de Napoléon, prouvant l’incohérence persistante du républicanisme français».

Face à la haine que déverse Daut contre Napoléon, on ne peut s’empêcher de se demander si elle aurait préféré que Napoléon ait été battu à Austerlitz et aux autres batailles cruciales qu’il a livrées?

En effet, il a commencé à jouer un rôle de premier plan à un moment critique en 1793, chassant les Anglais de Toulon, le port important sur la côte méditerranéenne. Les monarchies anglaises, autrichiennes, prussiennes, espagnoles et portugaises et la Hollande faisaient la guerre à la France. De plus, l’exécution de Louis XVI pour trahison au mois de janvier et l’abolition définitive des droits féodaux sans compensation en juillet avaient conduit à des révoltes contrerévolutionnaires en France – d’abord les Chouans en Vendée et ensuite les Fédérés dans le sud.

Les esclaves auraient-ils eu un meilleur destin si les rois d’Europe, qui contrôlaient l’essentiel de la traite des noirs dans l’Atlantique, avaient consolidé leur contrôle du sud et de l’ouest de la France et puis marché sur Paris, imposé à Paris «l’exécution militaire totale» dont le duc de Brunswick l’avait menacée dans son manifeste de 1792; et si dans une orgie de terreur et de meurtre de masse, les rois avaient écrasé la révolution et réintroduit le principe de l’oppression féodale incontestée en Europe?

On est tenté de dire que poser la question ainsi, c’est y répondre. Mais ce serait sous-estimer l’opposition féroce à la révolution encouragée par le post-modernisme universitaire et l’influence grandissante du monarchisme en France, dépassant de loin les partis néo-fascistes. Parmi ses partisans il faut compter Macron, qui avant de saluer Philippe Pétain, le dictateur collaborationniste, comme un «grand soldat», déclarait qu’il manquait à la France un roi. On ne peut échapper à la question: La dénonciation par Daut de la première république repose-t-elle sur des faits?

La première République a-t-elle commis un génocide anti-noir en Haïti?

L’argument de Daut selon lequel Napoléon serait «l’architecte du génocide moderne» constitue un mensonge historique, la comparaison qu’elle invite entre Napoléon et Hitler est une obscénité. Les Nazis ont dénoncé le «judéo-bolchévisme» et ont tenté d’exterminer les Juifs, notamment à cause du rôle qu’ils ont joué dans le mouvement communiste et la part importante jouée par des Juifs, dont Léon Trotsky, dans la révolution d’octobre 1917. Ils ont assassiné six millions de Juifs et plus de 20 millions de citoyens soviétiques lors d’une guerre d’extermination contre l’Union soviétique.

Napoléon ne s’est pas proposé d’exterminer les personnes noires, ni d’annuler le renversement de la propriété féodale réalisé par la révolution de 1789. Cependant Daut fabrique une narration selon laquelle Napoléon aurait sciemment décidé de rétablir l’esclavage par une violence génocidaire, dont le peuple français était l’instrument docile. Elle écrit:

«En 1794, à la suite de la révolution qui transforma la France de monarchie en démocratie – et après un immense soulèvement d’esclaves qui mit fin à l’esclavage sur l’île française de Saint Domingue (actuellement Haïti) – la France décréta l’abolition de l’esclavage sur son territoire. Mais en 1802 Napoléon était au pouvoir et renversa cette décision, la France devenant ainsi le seul pays à avoir rétabli l’esclavage après l’avoir aboli».

Les écoles françaises, écrit Daut, «omettent ou négligent de dire comment ou pourquoi Napoléon rétablit l’esclavage huit ans plus tard et invoqua comme justification que s’il ne le rétablissait pas, tôt ou tard le ‘sceptre du nouveau monde’ passerait aux mains des Noirs’». Elle note en passant que Napoléon prit cette décision en 1802 en négociant le traité d’Amiens avec l’Angleterre, alors qu’il décidait du sort des colonies que l’Angleterre rendait à la France. Dans ces colonies l’Angleterre avait empêché l’application du décret d’abolition de 1794 et maintenu l’esclavage.

Elle raconte ensuite les campagnes sanglantes de l’armée française qui écrasèrent un soulèvement en Guadeloupe mais ne purent écraser les anciens esclaves à Saint Domingue:

«Les noirs de l’ile de Guadeloupe combattirent contre les troupes françaises que Napoléon avait envoyées pour les asservir de nouveau, mais ils furent enfin vaincus et virent le rétablissement de l’esclavage en juillet.

«Les choses se déroulèrent autrement, mais non moins tragiquement, à Saint Domingue. Commandée par deux généraux envoyés dans l’île par Napoléon pour, comme il le dit lui-même, ‘anéantir le gouvernement des Noirs’, l’armée française reçut l’ordre de tuer toutes les personnes de couleur dans la colonie qui avaient jamais ‘porté l’épaulette’. Les soldats français ont gazé, noyé, et utilisé des chiens pour lacérer les révolutionnaires. Les colons français se vantaient qu’après l’extermination il suffirait simplement de repeupler l’île avec des Africains venus du continent».

L’expédition en Haïti a été un crime qui coûta la vie à 80.000 Haïtiens et à 20.000 soldats français. Elle préfigure la violence coloniale que le capitalisme français et les autres puissances impérialistes devaient employer, à une échelle bien plus large, au cours des décennies et des siècles à venir.

Il est cependant impossible de soutenir l’affirmation que la Ie République a tenté d’exterminer les noirs sans déformer l’Histoire. C’est ce qui arrive lorsque Daut cite ce qui semblerait la preuve la plus accablante, de la propre main de Napoléon, qu’il craignait que «le ‘sceptre du Nouveau Monde passerait aux mains des Noirs’».

C’est la déformation d’une lettre écrite par Napoléon en 1801 à Talleyrand, ministre des Affaires Etrangères, que Daut cite sans l’identifier. La lecture de la lettre entière donne une image entièrement différente des calculs qui ont poussé Napoléon à envahir Haïti.

Napoléon fut le premier grand politicien bourgeois français, au sens moderne du terme. Il cherchait à utiliser le renversement de la propriété féodale mené entre 1789 et 1794 pour asseoir la propriété bourgeoise et assurer à la France une position aussi avantageuse que possible dans le commerce international. Profondément conscient de la menace provenant d’en bas, il minimisait et tentait de ridiculiser les «Idéologues», ses adversaires de gauche.

Loin d’être motivé par une haine génocidaire anti-noir, Napoléon se basait sur les calculs militaires et commerciales pragmatiques. A l’origine il avait projeté de maintenir l’abolition de l’esclavage dans la région de Saint Domingue dirigée par Toussaint L’Ouverture, le révolutionnaire haïtien. Lors de la réunion du Conseil d’Etat du 16 août 1800, Napoléon déclara:

«La question n’est pas de savoir s’il est bon d’abolir l’esclavage … Je suis convaincu que cette île serait aux Anglais, si les nègres ne nous étaient pas attachés par l’intérêt de leur liberté. Ils feront moins de sucre, peut-être; mais ils le feront pour nous, et ils nous serviront, au besoin, de soldats. Si nous avons une sucrerie de moins, nous aurons de plus une citadelle occupée par des soldats amis … Ainsi je parlerai de liberté dans la partie libre de Saint-Domingue; je confirmerai l’esclavage à l’île de France, même dans la partie esclave de Saint-Domingue [la partie « espagnole »]; me réservant d’adoucir et de limiter l’esclavage, là où je le maintiendrai; de rétablir l’ordre et d’introduire la discipline, là où je maintiendrai la liberté.»

Cependant Napoléon se ravisa lorsque L’Ouverture envahit la partie de Saint Domingue sous domination espagnole pour y libérer les esclaves. L’Ouverture représentait, en théorie, de la république française, mais son initiative n’avait pas le soutien français. Elle risquait d’encourager de nouvelles aspirations révolutionnaires en Europe et d’irriter le roi d’Espagne, dont Napoléon visait l’alliance lors des négociations pour le traité de paix avec l’Angleterre en 1802.

Toussaint L’Ouverture [Source: Wikimedia Commons]

Napoléon envoya l’armée dans une tentative infructueuse de reprendre Saint Domingue afin de l’exploiter en tant que colonie productrice de sucre. Cette décision est enregistrée dans une lettre de Napoléon à Talleyrand du 13 novembre 1801. Daut en cite quelques phrases comme preuve que Napoléon avait projeté un génocide pour empêcher que «le sceptre du Nouveau Monde» ne tombe «aux mains des Noirs», mais une lecture de la lettre réfute les affirmations fallacieuses de Daut.

Dans la lettre, Napoléon informe Talleyrand qu’une attaque contre Saint Domingue serait contraire aux intérêts de la France. Il écrit que «La liberté des noirs reconnue à Saint-Domingue et légitimée par le gouvernement ferait, dans tous les sens un point d’appui pour la République dans le nouveau Monde». Un régime contre-révolutionnaire et impopulaire, ajoute-t-il, constituerait un fardeau qui affaiblirait militairement la France: «Saint-Domingue reconquise par les Blancs serait pendant bien des années un point faible qui aurait besoin de l’appui de la paix et de la métropole.»

D’autre part, ajoute Napoléon, écraser les esclaves aiderait les ennemis de la République française et notamment la monarchie britannique, qui redoutait une révolte dans ses propres plantations de canne à sucre, en Jamaïque. Selon lui,

«un des principaux bienfaits de la paix dans l’époque actuelle, pour l’Angleterre, était d’être conclue dans un temps où le gouvernement français n’avait pas encore reconnu l’organisation de Saint-Domingue et dès lors le pouvoir des Noirs; et que dans ce cas, le sceptre du nouveau monde serait, tôt ou tard, tombé aux mains des Noirs; que la secousse qui en résulterait pour l’Angleterre est incalculable, tandis que la secousse de l’empire des Noirs, relativement à la France, s’était confondue avec celle de la Révolution».

Napoléon a également expliqué pourquoi il entendait poursuivre une politique qui était, de son propre aveu, contraire aux intérêts de son gouvernement. Il chargea Talleyand d’informer Londres que «Dans ma décision d’anéantir à Saint Domingue le gouvernement des Noirs, j’ai été guidé moins par des considérations commerciales et financières que par la nécessité d’étouffer dans toutes les parties du monde toute semence de perturbation et de désordre».

Sans craindre intervention de la marine anglaise, plus puissante, la France put finalement envoyer deux flottilles, l’une à Saint Domingue, l’autre à Guadeloupe.

Dans l’article intitulé «Bonaparte, Haïti et l’échec colonial du régime consulaire», Napoléon étant alors Premier Consul, l’historien Thierry Lentz relate les résultats sanglants de ces expéditions. En Guadeloupe, le général Antoine Richepanse fit confiance à Magloire Pélage, un officier noir qui avait combattu dans les armées françaises en Europe depuis 1794, et à des troupes noires pour écraser les soulèvements menés par Louis Delgrès et Joseph Ignace. Lentz écrit:

«L’opération militaire de Richepanse fut menée avec une brutalité que même ses propres lieutenants fustigèrent dans leurs rapports. Au total Richepanse perdit 40 pour cent de son effectif, soit au combat, soit de maladie, et dut une partie de son succès au ralliement de Pélage et 600 soldats de couleur de l’armée coloniale… Pendant plusieurs mois des massacres de grande ampleur furent organisés qui firent plusieurs milliers de victimes dans la population noire. L’esclavage fut rétabli par simple arrêté du capitaine-général, et environ 5000 Noirs furent expulsés (vers) d’autres colonies».

A Saint-Domingue, les troupes françaises aux ordres du général Charles Leclerc forcèrent celles de L’Ouverture à fuir dans les montagnes de l’ouest pour mener une guerre de guérilla. Pour Lentz, «Les insurgés comptaient désormais sur plusieurs facteurs pour venir à bout de Leclerc: la guérilla, la terre brûlée, et les ravages de la fièvre jaune.» Avant de mourir de cette fièvre, Leclerc conclut un accord avec des subordonnés perfides qui livrèrent L’Ouverture, qui mourut en France en 1803.

Alors que ses troupes mourraient de la fièvre jaune, le général Donatien de Rochambeau poursuivit la guerre pendant un an, encore plus sauvagement que Leclerc. Cette guerre barbare finit par un désastre. Lentz note à propos de Rochambeau que

«Tortures, dressage de chiens spécialisés dans la chasse aux Noirs, noyades collectives et exécutions sommaires marquèrent son commandement, sans que la situation militaire s’améliorât. Au contraire, les généraux noirs remportèrent des succès aux conséquences d’autant plus désastreuses que les effectifs des continentaux continuaient à fondre. … La reprise de la guerre avec l’Angleterre allait mettre fin à la piteuse aventure de Saint-Domingue, ‘une grande sottise de ma part,’ devait dire plus tard l’empereur.»

Après la défaite de Napoléon en 1815 et la restauration de la monarchie française par les puissances européennes, Juste Chanlatte, un journaliste haïtien formé au lycée Louis-le-Grand à Paris, écrivit une histoire de la guerre de Saint Domingue. Dans ce livre, publié à Paris en 1824, Chanlatte rapporte que les troupes françaises avaient brûlé du dioxyde de souffre dans les cales des navires. Il écrit que «les victimes des deux sexes, entassées les unes sur les autres, expiraient étouffées par les vapeurs du soufre».

L’affirmation par Daut que la Ie République a créé «des chambres à gaz pour tuer mes ancêtres» se réfère à ce rapport, repris ensuite par d’autres historiens d’Haïti au 19e siècle. L’historien français Pierre Branda a contesté l’utilisation des gaz, déclarant qu’il n’existe aucune preuve documentaire que les troupes françaises aient reçu l’ordre de brûler du soufre.

Quoi qu’il en soit, il est évident que la guerre française à Saint Dominique fut un crime sanglant et aussi que si on a utilisé du gaz, ce n’était nullement à l’échelle du meurtre industriel de millions dans les chambres à gaz nazies pendant la Deuxième Guerre mondiale. Cependant le livre publié en 2005 par Claude Ribbe, et que Daut défend sur Twitter, affirme sans ambages que la politique de Napoléon «préfigure de manière évidente la politique d'extermination engagée contre les juifs et les Tziganes durant la Seconde Guerre mondiale».

Ce n’est pas défendre la politique étrangère de la bourgeoisie française - tâchée comme elle l’est du sang de millions versé ultérieurement par les régimes coloniaux et les guerres contre-insurrectionnelles – que de dire que ceci constitue un mensonge historique. Napoléon a livré des guerres sanglantes, mais il n’a ni projeté ni réalisé un génocide des Noirs dans les Caraïbes ou ailleurs. La tentative de Daut, de Ribbe, et d’autres d’établir une fausse comparaison entre la Ie République et le nazisme repose sur une narration historique fabriquée de toutes pièces.

Le peuple français était-il complice de la restauration de l’esclavage?

Daut élabore un argument apparemment dévastateur à partir de la restauration par Napoléon de l’esclavage dans les colonies françaises en 1802. Selon elle, les Français y ont apporté un large soutien: «L’armée et les législateurs français, avec un large soutien du public, ont soutenu les actions de Napoléon, prouvant l’incohérence durable du républicanisme français». Elle en conclut que la France devrait se consacrer à l’introspection pendant un siècle pour faire pénitence:

«La vérité est qu’exposer les conséquences brutalement inhumaines du combat français pour réintroduire l’esclavage révèle le fait troublant que la coexistence du racisme et du colonialisme et des proclamations des droits humains universaux ne constitue pas une aberration. Cette apparition contradiction est en fait fondamentale au républicanisme français. La France devrait prendre au moins un siècle pour la méditer».

En réalité la Révolution française date non d’un siècle mais de 232 ans, et les ouvriers en France et internationalement ont eu le temps de «méditer» - et aussi de combattre - la trahison par le système capitaliste de ses promesses de «Liberté, égalité, fraternité».

Au 19e et au 20e siècles, l’opposition aux crimes politiques, y compris les crimes coloniaux des Républiques françaises se fondait principalement sur une critique socialiste du capitalisme. Les ouvriers ont conclu que ces crimes n’invalidaient pas la perspective d’établir Liberté, Egalité, et Fraternité grâce à une action révolutionnaire de masse. L’expérience du capitalisme, la suppression sanglante par les Républiques successives des soulèvements ouvriers de 1848 et de la Commune parisienne de 1871 ont montré que l’égalité était incompatible avec la propriété privée.

Dans le cadre de la popularité croissante des œuvres de Karl Marx après sa grande défense de la Commune de Paris, les ouvriers de toutes les nationalités en France et au-delà ont rejoint des partis socialistes et, après la révolution d’octobre 1917 en Russie, communistes de masse.

La dénonciation de Napoléon par Daut provient d’une perspective différente, et diamétralement opposée. Elle représente le point de vue racialiste qui a dominé les universitaires petit-bourgeois post-modernistes depuis que le stalinisme a achevé sa trahison de la révolution d’octobre, dissous l’Union Soviétique, et restauré le capitalisme en 1991. Dans cette optique, l’humanité est tellement infectée par le racisme que l’action révolutionnaire est au mieux impossible, et au pire, dangereuse.

Pour Daut, «consacrer une année entière au souvenir de Napoléon prouve que réprimer l’histoire au nom de l’idéologie française préférée, l’universalisme, constitue déjà une partie essentielle de la République».

Le récit simpliste de Daut qui rend tous les Français responsables de l’esclavage se fonde lui-même cependant sur une ignorance de l’histoire. Elle dénonce le manque d’opposition en France lors de la restauration de l’esclavage en 1802. Cependant, elle ne dit rien de la répression sanglante de la gauche après Thermidor, c’est-à-dire la chute de Robespierre le 9 Thermidor (le 27 juillet 1794 selon le calendrier standard).

Le sort du décret du 4 février 1794, qui abolissait l’esclavage, est inséparable du revirement à droite qui suivit Thermidor. Voté unanimement à la Convention, ce décret était demeuré lettre morte en dehors de Saint Domingue, où les esclaves avaient le pouvoir, et de la Guadeloupe et la Guyenne française, où il était inégalement appliqué. La marine anglaise s’était emparée de plusieurs colonies françaises; les esclavagistes français dans les Mascareignes, dans l’Océan indien, chassèrent les officiers venus faire appliquer le décret en 1796.

En fait le décret fut voté alors que les conflits surgissaient entre les révolutionnaires qui avaient aboli la monarchie, exproprié la propriété féodale, et écrasé les Chouans. Une lutte fratricide pour savoir s’il fallait maintenir les mesures d’urgence – les plafonds sur les revenus élevés, ou les exécutions pendant la Terreur – déchirait la Montagne, dirigée par Robespierre, les Enragés dirigés par Jacques-René Hébert, et les Indulgents dirigés par Georges Danton. En cinq mois, de mars à juillet 1794, d’abord Hébert, puis Danton, et enfin Robespierre allèrent à la guillotine.

Après la mise à mort de Robespierre devant une foule qui criait «F… le maximum» [limite des revenus], la bourgeoisie consolida son pouvoir face à la menace de la gauche. On ferma le club des Jacobins, principal club révolutionnaire où avaient parlé Robespierre, Danton et Hébert. L’armée écrasa deux soulèvements parisiens contre la faim et les salaires de misère, le 1er avril et le 20 mai 1795. Au moins 2.000 personnes, surtout des Jacobins, furent tuées en une Terreur blanche par des milices contre-révolutionnaires telles que les Compagnons de Jésus et les Compagnons du Soleil.

Les tendances égalitaires de gauche qui émergèrent en opposition au régime thermidorien furent écrasées. Elles comprenaient les ancêtres politiques du mouvement socialiste, telle la Conjuration des égaux dirigée par Gracchus Babeuf, un auteur qui avait attaqué l’esclavage avant la révolution, et qui appelait à l’exploitation commune de la propriété. Arrêté en 1796 et accusé de préparer une insurrection, Babeuf fut exécuté en mai 1797.

Le climat anti-égalitaire de la Terreur blanche, qui accompagna la consolidation de la propriété bourgeoise en France, militait contre l’application du décret abolissant l’esclavage. Cela ne justifie pas pour autant l’accusation de Daut que le peuple français soutenait l’esclavage. Cela renforce plutôt l’observation faite deux-tiers de siècle plus tard par Marx dans Le Capital: «Si l'argent, comme dit Augier, vient au monde avec des taches de sang naturelles sur une joue, le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds.»

En réalité la condamnation racialiste par Daut du peuple français, alors qu’elle garde le silence sur Thermidor, est inséparable de son opposition à la révolution sociale.

Napoléon était une figure bourgeoise qui a pris le pouvoir comme culmination de Thermidor et qui a gouverné sur les bases d’un compromis entre les forces républicaines et monarchistes, cherchant à réconcilier républicains et monarchistes. Il n’est aucunement un héros du mouvement marxiste. Mais sa condamnation hystérique par Daut néglige une question essentielle.

Le général Bonaparte lors du coup d'État du 18 Brumaire à Saint-Cloud, peinture de François Bouchot, 1840 (Wikimedia Commons)

Les défaites retentissantes subies par les monarchies européennes aux mains de la France napoléonienne, avant la défaite finale de Napoléon à Waterloo en 1815, ont joué un rôle essentiel pour répandre l’abolition de la féodalité au reste de l’Europe. Dans un article de 2009 intitulé «Napoléon et l’abolition de la féodalité», le professeur Rafe Blaufarb écrit:

«Napoléon a étendu la législation qui démantelait la propriété féodale aux territoires annexés. De semblables politiques ont été mises en place dans les royaumes satellites tels que Naples et la Westphalie. Et même après la chute de l’empire napoléonien, les monarques restaurés au pouvoir n’ont fait aucun effort pour défaire ces changements. Ils ont plutôt entériné les transformations apportées par Napoléon… Alors de la domination napoléonienne des territoires européens fut âprement contestée et se révéla éphémère, son programme d’abolition féodale ne fut ni l’un ni l’autre. Ce fut un des héritages à long terme les plus significatifs de l’épisode napoléonien. Dans cette optique, on peut toujours voir en Napoléon l’héritier fidèle de 1789, le moyen par lequel l’abolition de la féodalité se répandit en Europe.»

Franchement, il n’est guère surprenant que Daut se désintéresse de l’abolition de la féodalité. Sa politique racialiste se développe alors que l’élite dirigeante cultive le mouvement Black Lives Matter. Ses caisses remplies de dizaines de millions de dollars de la Ford Foundation, étroitement liée à Wall Street, Black Lives Matter a une présence importante dans les universités et les médias américains. Il intervient sur les réseaux sociaux en France, notamment lors de manifestations de masse contre les violences policières après le meurtre de George Floyd en 2020 à Minneapolis.

Ces forces lancent des appels à l’équité raciale et cherchent à exercer une influence croissante et à obtenir des privilèges pour la classe moyenne dans le monde universitaire, les comités d’entreprise, et ailleurs. Financés pour diviser la classe ouvrière par une rhétorique racialiste, ces individus sont hostiles à tout renversement des formes de propriété existantes, au 18e siècle comme aujourd’hui.

Une dernière observation s’impose à propos de l’optique racialiste avancée par Daut. Par son mépris affiché pour les luttes révolutionnaires en France au 18e siècle, Daut fait le jeu des nationalistes français réactionnaires qui se posent en défenseurs des avances de la révolution française. La loi «anti-séparatiste» de Macron, qui incite au racisme antimusulman sous le prétexte de défendre la laïcité, ne constitue qu’un exemple.

Philippe de Villiers, un politicien d’extrême-droite, a écrit un article intitulé «Un appel à l’insurrection» qui attaque «la guerre raciale, le cancel culture, l’émigration…pour éviter l’anéantissement de la France». L’article a suscité une vague de menaces de coups d’état dans les rangs des officiers français dans la revue néo-fasciste Valeurs actuelles. Une lettre qui dénonçait «le racialisme, le nationalisme indigène, et les théories décoloniales» mettait en garde contre les «guerres de race» et déclarait que l’armée française pourrait intervenir militairement en France, causant des «milliers de morts».

Les arguments de Macron et de Villiers sont frauduleux. Paniqués par l’opposition croissante parmi les ouvriers à la guerre impérialiste, à la répression policière, et à leur politique sanitaire de «vivre avec le virus», ils ne défendent pas un héritage révolutionnaire. Leur décision d’attiser des haines antimusulmanes constitue un signe indéniable de leur opposition aux traditions de gauche qui sont l’héritage immortel de la révolution de 1789.

La révolution française, une partie d’un soulèvement international avec les révolutions américaine et haïtienne, se fondait sur une promesse d’égalité et d’opposition au privilèges de classe de portée internationale. En supprimant la servitude en France et à travers l’Europe, elle porta un coup puissant à l’esclavage et aida à déclencher la révolution haïtienne de 1791. La même année, elle accorda la jouissance des droits légaux aux minorités confessionnelles de l’époque – Juifs, Protestants et Musulmans – politique que Napoléon n’a jamais révoquée.

En traitant faussement la Ie République d’État génocidaire, pourtant, Daut dénigre les valeurs égalitaires et internationalistes qui émergèrent de la révolution de 1789, afin de miner l’opposition socialiste aux menaces de l’extrême droite et à la dictature militaire. Il faut rejeter définitivement les falsifications historiques et les simplifications excessives sur lesquelles se fonde la politique racialiste identitaire et qui divisent la classe ouvrière sur des lignes raciales et ethniques.

Loading