Les tensions montent au Pérou après des élections polarisées

Le Pérou entame sa quatrième journée depuis le second tour de l’élection présidentielle de dimanche sans annonce d’un vainqueur officiel et une marge très mince entre les deux candidats, l’ancien dirigeant de la grève des enseignants Pedro Castillo et Keiko Fujimori, la fille d’un ancien dictateur et leader de la droite péruvienne.

Mercredi, avec 98,5 pour cent des bulletins de vote comptés, Castillo menait Fujimori avec une marge de 50,2 pour cent à 49,8 pour cent, soit seulement 67.250 voix sur les 17.420.330 comptabilisées à ce jour.

Les bulletins de vote d’environ 1300 bureaux de vote n’ont pas encore été comptabilisés, en raison de certains bulletins de vote qui ont été contestés pour des irrégularités. Il est largement prédit que la proclamation officielle des résultats des élections n’interviendra qu’à la fin de la semaine, sinon plus tard.

Des partisans du candidat présidentiel Pedro Castillo se rassemblent près d’un bureau de dépouillement, à Lima, au Pérou, le mardi 8 juin 2021. (AP Photo/Martin Mejia)

Alors que les grands médias avaient pratiquement désigné Fujimori comme vainqueur sur la base des premiers votes comptés dans la capitale Lima, quoi que les résultats des votes des régions les plus pauvres de l’intérieur arrivaient encore, Castillo a maintenu son avance marginale. Il s’est proclamé vainqueur depuis le balcon de son siège à Lima mardi soir, enlevant son emblématique chapeau de paille, levant le bras et déclarant: «Le peuple a parlé». Il a également affirmé que certains gouvernements latino-américains avaient déjà reconnu sa victoire mais n’avaient nommé aucun pays.

Fujimori et son parti, Fuerza Popular, ont fait des allégations non fondées de fraude par les partisans de Castillo au sein du parti Peru Libre. Son colistier à la vice-présidence, Luis Galarreta, a formulé ces allégations dans le genre de rhétorique qui a dominé la campagne de Fuerza Popular, déclarant que «le communisme sait comment frauder» dans tous les pays «où il prend le pouvoir».

Une cohorte d’avocats des cabinets d’avocats d’affaires les plus éminents de Lima a été constituée avec pour mission d’annuler les résultats des circonscriptions pro-Castillo sur la base d’allégations non fondées de collaboration inappropriée entre les responsables électoraux et le parti Peru Libre de Castillo.

Cette ultime tentative fait suite à une campagne soutenue de propagande et d’intimidation menée par les principaux employeurs et les grands médias contre Castillo. Les employeurs ont fait assister les travailleurs à des réunions obligatoires où on leur a dit de voter pour Fujimori et qu’ils perdraient leur emploi si Castillo l’emportait. La propagande des médias était si flagrante qu’une douzaine de journalistes ont démissionné de deux des principales émissions de journal télévisé, déclarant qu’ils avaient reçu l’ordre de biaiser toute couverture en faveur de Fujimori.

Pendant ce temps, les partisans de Fujimori ont convoqué une marche mercredi en fin d’après-midi sur le siège du commandement conjoint des forces armées péruviennes dans le quartier sud de Lima à Santa Beatriz, dans le but apparent d’appeler l’armée à intervenir contre une victoire de Castillo.

Plus tôt dans la journée, le ministère de la Défense a publié une déclaration disant que l’armée est «subordonnée au pouvoir constitutionnel» et que «tout appel à ne pas se conformer à ce mandat est inapproprié pour une démocratie». La déclaration fait suite au large partage sur les réseaux sociaux de ce qui a été présenté comme une déclaration du haut commandement péruvien promettant que l’armée interviendrait pour sauver le pays de Castillo et du «communisme». L’armée a déclaré que le document était un faux.

Dans les médias, on parle ouvertement d’un coup d’État. Le romancier de droite et éminent partisan de Fujimori Mario Vargas Llosa a écrit une chronique pour le quotidien espagnol El Pais après que Castillo est arrivé en tête au premier tour de l’élection, déclarant que s’il remportait le deuxième tour, cela «signifierait probablement un coup d’État militaire en peu de temps au Pérou».

L’éminent chroniqueur péruvien Juan Carlos Tafur, tout en mettant en garde contre les «têtes brûlées» civiles et militaires tentées de renverser les élections, a admis qu’un «coup d’État restaurationniste» pourrait être nécessaire si Castillo devait prendre des mesures radicales.

Le cas le plus flagrant était le quotidien de droite Perú21, qui, à la veille du second tour, affichait à la une le titre «Les risques politiques du communisme qui est aujourd’hui promu de manière irresponsable». Il présentait une grande photographie du dictateur chilien, le général Augusto Pinochet aux côtés du président Salvador Allende, renversé lors du coup d’État de 1973 dirigé par le général, inaugurant 17 ans de dictature et de répression sanglante. L’article indiquait qu’Allende avait «provoqué» le coup d’État en cherchant à «modifier le système économique qui régnait alors au Chili», avertissant que Castillo ferait de même au Pérou.

Alors que la droite est devenue de plus en plus belliqueuse dans ses menaces, Castillo et ses partisans se sont efforcés de calmer «les marchés» en désavouant toute mesure radicale. Lundi, après une chute spectaculaire de la valeur du sol péruvien et une liquidation sur les marchés financiers, Castillo a publié une déclaration affirmant qu’en tant que président, il «respecterait l’autonomie de la Banque centrale» et garantirait les paiements sur la dette étrangère écrasante du Pérou, maintenant équivalent à environ 40 pour cent du produit intérieur brut du pays.

Il a poursuivi en déclarant: «Nous réitérons que nous n’avons jamais envisagé dans notre plan économique les nationalisations, les expropriations, la confiscation de l’épargne, le contrôle des changes, le contrôle des prix ou les interdictions d’importation.» Au lieu de cela, il appelle maintenant simplement à une amélioration de la perception des impôts sur les sociétés et à la recherche d’un meilleur accord sur les redevances des sociétés minières transnationales. Quant à une réforme agraire, sa campagne a également renoncé à toute expropriation ou redistribution de terres.

La déclaration a semblé avoir eu l’effet escompté, les obligations péruviennes regagnant la moitié de la valeur qu’elles avaient perdue et le marché boursier était en hausse mardi.

Les élections ont fourni une image déformée de l’immense fracture sociale qui existe au Pérou. Alors que les quartiers les plus riches de Lima comme Miraflores et San Isidro ont voté entre 80 et 90 pour cent en faveur de Fujimori, les régions pauvres de l’intérieur comme Ayacucho, Cusco et Huancavelica, ont voté avec des avances similaires pour Castillo.

Les Péruviens ont subi le plus grand nombre de décès par habitant dus au COVID-19 de toute l’Amérique latine, et le système de santé est en train de s’effondrer. L’économie du pays s’est contractée de plus de 11 pour cent l’année dernière, supprimant des millions d’emplois et plongeant ce qu’on estime à être plus de 3 millions de personnes dans la misère et la faim. Entre temps, les politiques criminelles du gouvernement et des employeurs ont déclenché des grèves chez les mineurs, les travailleurs de la santé, les employés des services publics et d’autres secteurs de la classe ouvrière.

La crainte parmi les couches les plus conscientes de la bourgeoisie péruvienne et des secteurs miniers, financiers et autres transnationaux investis au Pérou n’est pas l’arrivée au pouvoir de Castillo, mais plutôt la radicalisation et le militantisme croissant parmi ceux qui ont voté pour lui. Leur inquiétude est qu’une présidence Castillo, avec son slogan «Plus aucun pauvre dans un pays riche», puisse susciter des attentes de changement qui ne se réaliseront pas, conduisant à une explosion sociale.

La bourgeoisie a déjà vécu l’expérience d’Ollanta Humala, l’ancien officier de l’armée qui a lancé sa campagne présidentielle en 2006 en tant que «socialiste du XXIe siècle», pour finalement remplir son cabinet de représentants fiables des intérêts capitalistes et mener à bien la répression des luttes ouvrières.

Kurt Burneo, un ancien vice-ministre des Finances qui est maintenant un cadre de la Banque interaméricaine de développement à Washington et considéré comme un probable conseiller économique présidentiel de Castillo, a déclaré au quotidien La Republica: «Quand vous regardez l’histoire péruvienne, il n’est pas rare que quelqu’un fasse une campagne à gauche et gouverne à droite.»

De telles évaluations sobres des représentants de la bourgeoisie, nées de l’expérience de la soi-disant vague rose en Amérique latine, font totalement défaut parmi les couches de la pseudo-gauche, tant dans la région qu’en Amérique du Nord et en Europe, qui saluent la perspective d’un président «socialiste» au Pérou.

Parmi les exemples les plus grossiers de cette tendance se trouvent les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), qui ont envoyé une délégation au Pérou pour observer les élections. Ils ont publié une déclaration disant que «cette élection ouvre la voie à d’autres mouvements latino-américains qui cherchent un changement social révolutionnaire» et que les DSA eux-mêmes voulaient imiter l’exemple de Castillo.

Cette promotion des illusions selon lesquelles la voie à suivre pour la classe ouvrière et les masses opprimées d’Amérique latine réside dans une sorte de renaissance de la vague rose sous la direction de partis bourgeois comme Peru Libre ne peut qu’aider à ouvrir la voie à de nouvelles défaites. C’est tout à fait conforme aux intérêts du département d’État américain de canaliser la montée en puissance de la classe ouvrière latino-américaine derrière des gouvernements bourgeois de «gauche» sûrs qui ne peuvent servir que d’antichambres à une nouvelle vague de dictatures militaires.

La lutte pour la défense du niveau de vie et des droits démocratiques fondamentaux ne peut être avancée que sur la base de l’indépendance politique de la classe ouvrière vis-à-vis de tous les partis bourgeois ainsi que de leurs syndicats propatronat affiliés. Une nouvelle direction révolutionnaire doit être construite en tant que section du Comité international de la Quatrième Internationale au Pérou et dans toute la région.

(Article paru en anglais le 10 juin 2021)

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