L’armée canadienne a espionné les manifestations de masse contre le meurtre de George Floyd par la police

Un document des Forces armées canadiennes (FAC) ayant récemment fait l’objet d’une fuite montre que l’armée canadienne a recueilli des renseignements sur les manifestations de masse qui ont éclaté en Ontario à la fin mai et au début juin 2020 en réponse au meurtre de George Floyd par la police,

Cette révélation souligne le fait que le déploiement tant annoncé des forces armées par le gouvernement libéral fédéral lors de la première vague de la pandémie de COVID-19 n’était pas principalement motivé par des préoccupations «humanitaires». Ses principaux objectifs étaient plutôt de se préparer à d’éventuels troubles sociaux, notamment en testant des méthodes de répression contre la population, et de renforcer l’image publique de l’armée afin de générer un soutien au réarmement et aux interventions et guerres étrangères de l’impérialisme canadien.

Manifestation de masse à Toronto le 6 juin 2020 contre la violence policière et le racisme (Facebook).

L’opération de surveillance a été menée par le Commandement des opérations interarmées du Canada (CJOC). Le COCJ dirige la plupart des opérations militaires au Canada et dans le monde, puisqu’il est chargé de diriger toutes les opérations des FAC, à l’exception de celles menées par le Commandement des Forces d’opérations spéciales du Canada et NORAD. Le CJOC a recueilli des informations sur les manifestations ontariennes et les personnes qui y ont pris part, en exploitant les comptes de médias sociaux pour identifier les soi-disant «principaux joueurs» et en recueillant des informations sur les pratiques organisationnelles de Black Lives Matter (BLM) et d’autres groupes.

Les dernières révélations montrent clairement que l’appareil militaire et de renseignement du Canada fonctionne de plus en plus comme une loi en soi, non seulement dans ses opérations à l’étranger mais aussi au pays. Les agences de renseignement militaire du Canada – qui comprennent les FAC, le Centre de la sécurité des télécommunications (CST), le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et la GRC – ont été impliquées dans plusieurs des plus grands crimes de l’impérialisme au cours des deux dernières décennies, de la destruction de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Libye par les États-Unis aux détentions extrajudiciaires et à la torture, en passant par le déploiement d’un réseau de surveillance mondial qui cible la population mondiale.

La nouvelle selon laquelle l’armée a surveillé des manifestations pacifiques fait suite au reportage d’août dernier selon lequel les FAC ont cherché à utiliser les techniques qu’elles avaient développées pendant leur participation à la guerre néocoloniale en Afghanistan, qui a duré dix ans, pour «façonner» l’opinion publique au Canada pendant la première vague de la pandémie. Elles prévoyaient notamment de diffuser de la propagande gouvernementale, d’effectuer des «évaluations» des risques de troubles civils dans les villes du pays et de s’assurer le soutien des dirigeants communautaires.

Le ministère de la Défense nationale (MDN) a réagi à la divulgation de son espionnage des manifestations de George Floyd en publiant une déclaration affirmant qu’il avait recueilli des renseignements dans le but d’accroître la «compréhension de l’environnement local» par les militaires, et que cela était nécessaire dans le cadre de leur déploiement dans les établissements de soins de longue durée en Ontario.

«Afin de s’assurer que le déplacement de notre personnel et de nos véhicules pour soutenir les établissements de soins de longue durée de l’Ontario n’interfère pas avec les activités de solidarité du BLM, des recherches préliminaires ont été entreprises», affirme le communiqué du MDN.

«Pour être clair», poursuit le document, «ce travail n’a été effectué que dans le but d’éviter de perturber les activités prévues du BLM et les opérations des FAC».

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela est difficile à croire. Le gouvernement fédéral a accepté d’envoyer des troupes dans les foyers de soins de longue durée du Québec et de l’Ontario les plus durement touchés par la pandémie à la fin avril 2020, et elles sont arrivées au début mai 2020. Le déploiement visait à favoriser la perception publique que les gouvernements du Canada agissaient de manière décisive pour faire face à la situation catastrophique dans les établissements de soins de longue durée du Québec et de l’Ontario, afin de fournir une couverture politique à leur poussée homicide pour une réouverture précipitée de l’économie et des écoles.

Les premières manifestations en réponse au meurtre de George Floyd ont eu lieu en Ontario le 30 mai à Toronto et le 31 mai à Sudbury et Windsor. Cependant, la majorité des manifestations de la province ont eu lieu entre le 5 et le 7 juin, date à laquelle les troupes étaient présentes dans les maisons de soins de l’Ontario depuis près d’un mois.

Les propres documents de l’armée reconnaissent que les protestations étaient entièrement pacifiques. De plus, dans le cas très improbable où l’une des manifestations aurait d’une manière ou d’une autre entravé les mouvements des quelques centaines de membres des FAC déployés dans les sept maisons de soins les plus durement touchées de l’Ontario, il aurait incombé à la police locale de s’en occuper, et non aux forces armées.

Une section du rapport de renseignement des FAC, qui a fait l’objet d’une fuite, est intitulée «Acteurs étrangers hostiles» et a par ailleurs été complètement expurgée. Ce titre constitue à lui seul une preuve que la collecte de renseignements ne s’inscrivait pas simplement dans le cadre d’un effort bien intentionné visant à éviter une interaction maladroite entre les troupes et les personnes défilant en opposition à la violence policière et au racisme.

Le document indique que les manifestations ont été soutenues par des «organisations anticapitalistes et de justice sociale», des syndicats et des groupes de lutte contre le racisme, notamment au sein des communautés autochtones. Le rapport fait également état de la participation de célébrités et de «politiciens de tous niveaux», dont le premier ministre Justin Trudeau et le ministre de la Défense Harjit Sajjan, qui ont tous deux assisté à la manifestation du 5 juin à Ottawa.

Les officiers du renseignement militaire ont également suivi le contenu des manifestations sur les sites de médias sociaux afin d’identifier les «récits principaux» entourant les manifestations et ont exploité les comptes de médias sociaux des individus pour recueillir des informations. Une chronologie a été produite pour chaque manifestation qui a eu lieu en Ontario.

«Les manifestations en faveur d’une réforme sociale après la mort de George Floyd au Minnesota et de Regis Korchinski-Paquet à Toronto, tous deux impliquant la police, continuent de gagner du terrain en Ontario», indique le rapport de renseignement.

Regis Korchinski-Paquet, une Canadienne noire-autochtone-ukrainienne de 29 ans, est décédée le 27 mai 2020 après être tombée de son balcon du 24e étage alors que la police était présente à son domicile de Toronto. La famille de Korchinski-Paquet continue de contester la version des événements donnée par la police et demande une enquête plus approfondie sur ce qui s’est passé. De nombreux Canadiens ont protesté contre sa mort ainsi que contre le meurtre de Floyd.

La collecte de ces informations par le Commandement des opérations interarmées du Canada équivaut à de l’espionnage et constitue une menace pour le droit fondamental et protégé par la Constitution de la population d’exprimer ses opinions par le biais de protestations et de manifestations de masse. Il s’agit d’une atteinte flagrante aux droits civils qui doit être reconnue comme telle, peu importe les excuses que les FAC pourront concocter à l’avenir pour expliquer la situation.

Le fait qu’une opération des CAF prétendument destinée à soulager les souffrances et les décès massifs qui ravagent la population vulnérable des établissements de soins du pays ait été effrontément exploitée comme une occasion d’espionner le public en dit long sur le véritable objectif et les intentions d’une armée si souvent décrite comme étant plus humanitaire et moins prédatrice que celle de son voisin du sud.

Toutefois, cela n’est guère surprenant. Comme le World Socialist Web Site l’a déjà noté, en mars 2020, au tout début de la pandémie, les FAC ont annoncé qu’elles déployaient un quart de leur personnel dans une force spéciale anti-COVID-19 et que ces troupes étaient placées sur le «pied de guerre» en préparation d’un éventuel «pire scénario», qui, selon la CBC, incluait des «troubles publics».

En réponse aux tentatives des FAC et du gouvernement libéral de dissimuler l’importance de la révélation antérieure selon laquelle l’armée organisait des «opérations d’information» basées sur des techniques développées pendant la guerre en Afghanistan, le WSWS a écrit: «Si ces déclarations sont vraies, elles soulèvent une foule de questions, qui sont toutes soigneusement évitées dans les comptes rendus des activités de l’armée fournis jusqu’à présent. Les militaires ont-ils carte blanche pour mener les opérations qu’ils jugent nécessaires au Canada sans l’autorisation du gouvernement? Si le gouvernement n’avait aucune idée du plan de l’armée, qui a pris la décision de déployer des soldats conformément au plan des «opérations d’information» ? Le «pire scénario» qui a prétendument servi de base à l’opération prévoyait-il que l’armée assumerait des fonctions gouvernementales en cas d’effondrement de l’«ordre public» et, dans l’affirmative, lesquelles et sous quelle autorité?» (Voir: Ramener l’Afghanistan au pays: L’armée canadienne lance une opération pour «façonner» l’opinion publique en pleine pandémie)

Le correspondant du Ottawa Citizen pour la défense, David Pugliese, a révélé les deux histoires après avoir obtenu des documents ayant fait l’objet de fuites. Dans les deux cas, la seule couverture substantielle dans les principaux médias a été assurée par Pugliese ou par d’autres journalistes du Citizen.

Selon le Citizen, «certains officiers supérieurs des affaires publiques militaires» n’ont pas «apprécié» ses révélations et «lors d’une réunion du 29 octobre 2020, l’un de ces officiers a suggéré de riposter» au journal, «bien que les détails n’aient pas été discutés sur la façon dont cela pourrait se produire».

(Article paru en anglais le 11 juin 2021)

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