Allemagne : la nouvelle « loi de modernisation des comités d’entreprise » renforce les syndicats contre les travailleurs

Le 21 mai, le Bundestag (parlement) a adopté la loi sur la modernisation des comités d'entreprise. Cette nouvelle législation facilite la mise en place des comités d'entreprise et leur donne des pouvoirs supplémentaires en ce qui concerne l'utilisation de l'intelligence artificielle et l'introduction de régimes de travail flexibles.

Les partis de la coalition au pouvoir en Allemagne, l'Union chrétienne-démocrate (CDU), l'Union chrétienne-sociale (CSU) et le Parti social-démocrate (SPD) ont voté en faveur de la loi, avec le Parti vert. L'Alternative pour l'Allemagne ( AfD ) d’extrême droite et le Parti libéral-démocrate (FDP) ont voté contre. Le Parti de gauche s'est abstenu, arguant que la loi était inadéquate et devrait accorder encore plus de pouvoirs aux syndicats.

La nouvelle loi vise à renforcer l'influence de ces organisations sur les lieux de travail. La Confédération allemande des syndicats (DGB), qui a participé à la rédaction du projet de loi, s'est déclarée alarmée en 2019 que seulement 9 pour cent des entreprises allemandes avaient un comité d'entreprise et que seulement 40 pour cent des travailleurs en Allemagne étaient représentés par un comité d'entreprise. Présentant la loi au Bundestag, le ministre fédéral du Travail Hubertus Heil (SPD) a proclamé: « Nous avons besoin de plus de comités d'entreprise en Allemagne.

Parlement fédéral allemand, Bundestag, dans le bâtiment du Reichstag à Berlin, le mercredi 19 mai 2021. (AP Photo/Michael Sohn) [AP Photo/Michael Sohn]

En fait, l'initiative ne vise pas à améliorer les droits et les revenus des travailleurs, mais plutôt à resserrer l'étau des syndicats, qui exercent leur influence sur les lieux de travail principalement par le biais des comités d'entreprise.

Le gouvernement et le DGB craignent qu’avec les tensions de classe croissantes se développent des luttes sociales qu'ils ne peuvent plus contrôler. Au cours des dernières décennies, les syndicats ont joué un rôle décisif en réprimant toute forme d'opposition et en organisant en tant que cogestionnaires des entreprises suppressions d'emplois et réductions de salaires. Aujourd'hui, ils n'ont pratiquement aucune influence, en particulier dans les petites entreprises et les industries modernes telles que le secteur informatique.

Heil a carrément admis au Bundestag que la loi visait à renforcer la fonction des syndicats en tant que cogestionnaires. Il a déclaré que les comités d'entreprise « très souvent, dans de nombreux cas, assument désormais également des fonctions de cogestion dans les entreprises allemandes dans des procédures gérant des crises et des changements ».

Le Parti de gauche affirme dans son amendement à la loi: « La co-détermination sur le lieu de travail est un modèle de réussite. Il y a plus de 100 ans, et après de longues luttes des travailleurs et des syndicats, la loi sur les comités d'entreprise est entrée en vigueur. » Elle avait posé « la première pierre de la démocratie sur le lieu de travail ».

Il s'agit là d'une falsification historique flagrante. En réalité, la loi sur les comités d'entreprise faisait partie des mesures adoptées par la social-démocratie allemande pour réprimer le mouvement révolutionnaire qui menaçait de balayer non seulement la monarchie mais aussi le capitalisme après le carnage sanglant de la Première Guerre mondiale.

Lors de la Révolution de novembre 1918, les conseils d'ouvriers et de soldats se sont répandus comme une traînée de poudre dans toute l'Allemagne, les ouvriers à l'esprit révolutionnaire donnant le ton. Les milieux dirigeants allemands craignaient que ces conseils – comme ce fut le cas en Russie un an plus tôt – ne prennent le pouvoir et établissent une république soviétique socialiste.

Le SPD a tout fait pour empêcher une telle évolution. Le gouvernement, dirigé par Friedrich Ebert (SPD), s'est allié au haut commandement de l’armée allemande pour réprimer violemment le soulèvement ouvrier et assassiner ses dirigeants, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. La loi sur les conseils ouvriers, qu'ils proposèrent fin 1919-début 1920, était destinée à transformer les conseils ouvriers en organes de collaboration de classe.

Le mot «comité» était une concession verbale au mouvement des conseils, mais la loi voulait le contraire. Les comités d'entreprise étaient tenus d'assurer « la meilleure performance économique possible de l'entreprise » et de protéger les entreprises des « chocs », c'est-à-dire des grèves et autres actions des travailleurs.

Les travailleurs révolutionnaires qui avaient rejoint le Parti communiste allemand (KPD) nouvellement formé et le SPD indépendant (USPD) pendant la République de Weimar ont protesté contre cette tentative évidente de remplacer les conseils d'ouvriers et de soldats par des organes pro-patronat de collaboration de classe.

Dans une biographie du membre du KPD Jacob Walcher, les auteurs notent: « Le 13 janvier 1920, le ministre de la Reichswehr [Gustav] Noske et le ministre de l'Intérieur [Wolfgang] Heine, tous deux du SPD, ont donné l’ordre de tirer sur des ouvriers qui manifestaient devant le bâtiment du Reichstag à l’occasion de la deuxième lecture de la loi à l'Assemblée nationale. Quarante-deux sont morts et 105 ont été blessés. Après ce bain de sang, la voie était libre pour l'adoption de la loi le 4 février 1920. » [ 1]

La République fédérale d'Allemagne d'après-guerre a poursuivi la tradition de la loi sur le comité d'entreprise de Weimar. Dans le cadre du système allemand de « codétermination », la collaboration de classe était réglementée et institutionnalisée par la loi. Dès avril 1946, les forces alliées occidentales promulguèrent une nouvelle loi sur le comité d'entreprise. En novembre 1952, la loi du travail entra en vigueur et, en janvier 1972, elle fut amendée.

La loi oblige la direction et le comité d'entreprise à « coopérer en toute confiance » et à maintenir la confidentialité. Elle interdit au comité d'entreprise d'appeler à faire grève. Au lieu de cela, il est obligé de négocier une fois par mois « sur des questions litigieuses avec une intention sérieuse de parvenir à un accord et de faire des propositions pour le règlement des divergences d'opinion » ( Article 74, paragraphe 2, BetrVG ).

Cette collaboration de classe juridiquement réglementée est dirigée contre les travailleurs et toute défense de leurs intérêts utilisant des « mesures de grève ». Cela est devenu particulièrement clair au cours des trois dernières décennies, au cours desquelles la situation des travailleurs s'est continuellement détériorée.

Des millions d'emplois ont été détruits sur une base « socialement acceptable », c'est-à-dire avec consentement. Après la réunification allemande en 1990, les syndicats ont contribué à décimer l'économie est-allemande avec des instruments tels que les contrats zéro heures, l’emploi à temps partiel et les « sociétés de transfer » pour les licenciés.

Les millions de chômeurs ainsi créés ont ensuite été relégués en 2004/2005 dans le secteur des bas salaires par le biais de l'« Agenda 2010 » et les lois Hartz introduites par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder. Dans le même temps, des milliers d'emplois bien rémunérés dans l'industrie ont été supprimés.

À la suite de la crise financière de 2008-2009, les syndicats ont soutenu des renflouements massifs pour les banques et les programmes d'austérité qui les ont suivi. Le gouvernement allemand a institué des accords salariaux entraînant des pertes de salaires réels pendant de nombreuses années. Les syndicats furent un instrument clé pour que les banques répercutent sur la classe ouvrière les conséquences de leurs activités spéculatives effrénées.

Au cours de la pandémie de coronavirus, les syndicats ont été les partisans les plus vigoureux de la politique officielle du « profit prioritaire sur la vie », garantissant que la production se poursuive pendant les confinements, même s’ils risquaient par là la santé et la vie des travailleurs. Ils ont soigneusement veillé à garder secrètes les informations sur le nombre de cas de COVID-19 signalés dans les usines.

Les processus de numérisation et d'automatisation signifient qu'un autre bouleversement majeur est sur le point de se produire dans les secteurs de la production et des services. Pour mettre en œuvre ces nouvelles technologies au détriment des travailleurs, les sociétés ont besoin des syndicats et de leurs comités d'entreprise. La nouvelle loi sert cet objectif.

Pendant des années, le DGB, l’IG Metall et d'autres syndicats ont soutenu que des emplois devaient être supprimés dans le cadre de la numérisation, utilisant les mêmes méthodes que celles utilisées pour casser l'industrie sidérurgique et l'économie est-allemande: c'est-à-dire des promesses de reclassements et de stages de recyclage effectués par des sociétés de transfert, qui récupèrent les travailleurs pendant une courte période avant de les mettre au chômage. La nouvelle loi étend les pouvoirs des syndicats à cet égard.

Les comités d'entreprise se voient également accorder plus d'influence sur « l'organisation du travail flexible » et les changements techniques sur le lieu de travail, y compris ceux liés à l'introduction de l'intelligence artificielle (IA). Dans les petites entreprises, dont les salariés sont souvent jeunes et mal payés, la constitution et l'élection d'un comité d'entreprise doivent être facilitées.

La procédure d'élection d'un comité d'entreprise et d'une représentation des jeunes et des stagiaires (JAV) sera simplifiée. Étant donné que les comités d'entreprise n'existent pas dans un tiers des entreprises allemandes de 51 à 100 salariés, la simplification de l'organisation d’ élections est « également justifiable pour pallier aux éventuels désavantages résultant de la promotion de ‘groupes dissidents’ et de propositions électorales ‘douteuses’ », écrit le DGB dans son communiqué sur la loi.

Ceux qui souhaitent créer un comité d'entreprise ou un JAV bénéficieront d'une protection spéciale étendue contre le licenciement, qui s'applique déjà si quelqu'un prend des « mesures préparatoires à la création d'un comité d'entreprise ».

L’objectif est d’enrôler des dizaines de milliers de responsables de lieu de travail pour empêcher les luttes sociales et reconstituer les rangs des syndicats. Le nombre de syndiqués des huit syndicats organisés au sein du DGB est tombé depuis le début du millénaire de 7,8 millions à 5,9 millions l'an dernier. Seul un travailleur sur sept environ est actuellement membre d'un syndicat. La loi de modernisation des comités d'entreprise vise à endiguer cette hémorragie.

Les efforts du gouvernement pour renforcer les syndicats sont également liés au retour du militarisme allemand. L'armée allemande (Bundeswehr) est massivement réarmée et préparée pour des interventions militaires dans le monde entier. Les préparatifs de guerre contre la Russie en particulier s'intensifient de jour en jour.

Historiquement, les syndicats ont joué un rôle criminel dans la militarisation de l'Allemagne. Pendant la Première Guerre mondiale, ils ont conclu une trêve avec le gouvernement, supprimé toute opposition politique et sociale et envoyé des centaines de milliers de jeunes travailleurs au front mourir sans raison pour le Kaiser et le capitalisme.

Après l'arrivée au pouvoir d'Hitler, la Confédération générale des syndicats allemands (ADGB) a cherché à s'incorporer à l'État national-socialiste. Le 1er mai 1933, les syndicats manifestèrent sous la croix gammée et proposèrent à Hitler leur coopération. Ce dernier a conclu qu'il n'avait rien à craindre des syndicats et les a remplacés par le Front allemand du travail (DAF), qui réunissait entrepreneurs et travailleurs en une seule organisation.

Les efforts de la classe dirigeante pour renforcer les syndicats ne se limitent pas à l'Allemagne. Aux États-Unis, le président Joe Biden a personnellement appelé les employés des entrepôts d'Amazon à Bessemer, en Alabama, à voter pour accepter la représentation officielle du syndicat RWDSU. En vain cependant. En fin de compte, seuls 13 pour cent des 5 800 travailleurs de l'entrepôt ont voté en faveur de ce syndicat corrompu, dont ils n'attendent rien que des trahisons et l'enrichissement des bureaucrates syndicaux.

Comme aux États-Unis, le gouvernement allemand compte sur les syndicats pour réprimer l'opposition croissante dans les usines et les bureaux. La tâche des syndicats est de discipliner les travailleurs, de maintenir le bon fonctionnement de la production et d'accroître l'exploitation.

La transformation des syndicats en gendarme des lieux de travail n'est pas simplement le résultat de la corruption, incontestable, de responsables individuels. Elle résulte de la perspective syndicale, qui reconnaît la propriété privée capitaliste, la collaboration de classe juridiquement réglementée et la concurrence pour les marchés et les profits. A mesure que la concurrence sur le marché mondial s'intensifie, les syndicats serrent les rangs avec « leurs » entreprises et gouvernements. Les travailleurs qui sont encore membres d'un syndicat n'ont pas voix au chapitre. En même temps, ils sont obligés de financer l'appareil syndical pléthorique par leurs cotisations.

En 2018, par exemple, l’IG Metall a indiqué que ses 2,27 millions membres avaient payé un record de 585 millions d'euros en cotisations, une augmentation de 4,3 pour cent sur l'année précédente. Seuls 40 millions d'euros, soit moins de 7 pour cent, sont allés aux membres sous forme d'indemnités de grève ou d'aide juridique. Plus d'un demi-milliard d'euros ont été écoulés dans les bureaux, les salaires du personnel, les réserves et les biens immobiliers du syndicat. Les comités exécutifs syndicaux, comme les présidents de comité d'entreprise dans les grandes entreprises, perçoivent des salaires annuels de plusieurs centaines de milliers d'euros.

Pour que la classe ouvrière puisse riposter dans les luttes de classe imminentes, elle doit s'organiser dans les diverses usines, industries et pays en opposition à l'élite dirigeante et aux syndicats pro-patronat. À cette fin, le World Socialist Web Site et le Parti de l’égalité socialiste appellent à la formation de comités d'action indépendants des syndicats dans tous les lieux de travail et à l'unification de ces comités en une Alliance ouvrière internationale.

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Note

[1] Ernst Stock/Karl Walcher: “Jacob Walcher, 1887–1970. Gewerkschafter und Revolutionär zwischen Berlin, Paris und New York,” Biographien europäischer Antifaschisten, p. 56

(Article paru en anglais le 14 juin 2021)

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