Pérou: Toujours pas de vainqueur déclaré près de deux semaines après l’élection présidentielle

Le Pérou est en proie à de vives tensions politiques, alors que le pays est sur le point de terminer une deuxième semaine depuis l’élection présidentielle du 6 juin sans qu’un vainqueur ait été officiellement déclaré.

Avec 100 pour cent des bulletins dépouillés, Pedro Castillo, l’ancien chef de la grève des enseignants et candidat du parti Pérou Libre, devance la candidate de droite de la Fuerza Popular, Keiko Fujimori, la fille de l’ancien dictateur Alberto Fujimori, emprisonné pendant 25 ans pour crimes contre l’humanité, par une avance de 50,12 pour cent contre 49,87. Seulement 43.000 voix sur plus de dix-sept millions et demi exprimées séparent les deux candidats, mais force est de constater que Castillo a gagné.

Les partisans de Fujimori (à gauche) et Castillo (à droite) manifestent à Lima (Photo: Andina)

Une déclaration que Castillo est le vainqueur, cependant, a été bloquée par le camp Fujimori, qui a monté une offensive juridique basée sur de fausses allégations de fraude électorale, cherchant à annuler les résultats de centaines de bureaux de vote dans les hauts plateaux andins et les régions amazoniennes où Castillo l’a remporté avec des avances considérables.

Mercredi, la Commission électorale nationale (JNE) a annoncé que sur les 942 contestations déposées par le camp Fujimori, 792 avaient été résolues, sans qu’aucune d’entre elles n’établisse une quelconque fraude électorale. La plupart des réclamations avaient été déposées après la date limite du 9 juin qui avait été fixée pour de telles contestations.

Bien que les contestations n’aient aucun fondement en fait ou en droit, elles ont été portées par une armée d’avocats de haut niveau issus du plus grand cabinet d’avocats de Lima, dans le but de retarder la confirmation des résultats des élections aussi longtemps que possible. Le camp Fujimori tente de gagner du temps, espérant que ses contestations et ses allégations incessantes de fraude créent les conditions pour renverser l’élection par des moyens extra-constitutionnels, allant même jusqu’à un coup d’État militaire.

Cette conspiration bénéficie du soutien des grands médias, de la majeure partie de l’oligarchie financière du pays et de sections de l’armée.

Les similitudes entre les tactiques employées par Fujimori et celles de Trump lors de l’élection présidentielle américaine de 2020 ne s’arrêtent pas à l’utilisation de fausses accusations de fraude électorale pour renverser les élections ou, à tout le moins, délégitimer le nouveau gouvernement. Comme Trump, Fujimori ainsi que d’autres membres de sa famille et ses principaux collaborateurs risquent d’être condamnés au pénal et emprisonnés s’ils ne parviennent pas à s’emparer de la présidence.

Le parquet anticorruption a demandé que Keiko Fujimori soit renvoyée en détention provisoire pour blanchiment d’argent lié à des pots-de-vin politiques, notamment de la part du géant brésilien de la construction Odebrecht. Elle est également accusée d’avoir dirigé une organisation criminelle, c’est-à-dire son propre parti, Fuerza Popular.

La menace de violence politique ou même d’un coup d’État militaire est réelle. Les partisans de Fujimori ont organisé des manifestations fascisantes, brandissant des torches et scandant l’hymne national tout en faisant le salut nazi.

Les partisans de Castillo, dont beaucoup sont venus à Lima de l’intérieur, ont également manifesté dans la capitale pour exiger que leur candidat soit officiellement déclaré vainqueur.

Pendant ce temps, 63 généraux à la retraite et autres officiers de haut rang ont publié un communiqué exigeant la démission du chef de la commission électorale, mettant en garde contre le danger d’une victoire de Castillo et appelant au «renforcement de la confiance dans les forces armées et la police». Le ministère de la Défense s’est senti obligé de publier une déclaration en réponse déplorant l’utilisation de symboles militaires officiels dans le communiqué.

Depuis que Castillo est sorti en tête avec le plus grand nombre de voix au premier tour, et Fujimori avec le deuxième, chacun avec moins de 20 pour cent, la droite péruvienne et les médias ont mené une campagne enragée qualifiant Castillo de «communiste» et de «terroriste», l’accusant de vouloir transformer le Pérou en un autre Venezuela.

Depuis qu’il a remporté le deuxième tour, Castillo et ses partisans ont cherché à se dissocier des politiques radicales, y compris la nationalisation des industries minières revendiquée dans la plate-forme de Peru Libre, tout en attirant un groupe de «conseillers» modérés. Le plus éminent d’entre eux est Pedro Francke, économiste à l’Université catholique et ancien fonctionnaire de la Banque mondiale et de la banque centrale du Pérou. Francke avait été conseiller principal de Veronika Mendoza, la candidate du parti de pseudo-gauche Juntos por el Perú qui s’est classée loin sixième au premier tour des élections présidentielles.

Le rôle croissant des conseillers de Mendoza est politiquement significatif. Lors de l’élection présidentielle de 2016, Mendoza apporta son soutien à l’ancien financier de Wall Street Pedro Pablo Kuczynski en tant que «moindre mal» lors de son second tour réussi face à Keiko Fujimori, mettant clairement en évidence l’approche «responsable» de Mendoza vis-à-vis des intérêts du capital péruvien et international.

Lors d’une conférence de presse à Lima mardi, Francke a rassuré la bourgeoisie péruvienne et internationale: «Il n’y aura pas d’expropriations, il n’y aura pas de nationalisations. Ni confiscations, ni rien.» On s’attend généralement à ce que Francke soit nommé ministre de l’Économie de Castillo.

Plus tôt dans la semaine, Scotiabank Peru, la troisième institution financière du pays, a publié une déclaration annonçant son approbation du rôle de Francke et d’un document publié au nom de Castillo «suggérant une approche plus modérée, plus favorable au marché (ou du moins, moins radicale) sur des questions telles que les droits de propriété, le respect des institutions économiques, les relations avec les entreprises privées, le contrôle des prix et d’autres préoccupations». Elle a conclu qu’au lieu d’être un «radical de gauche», le principal conseiller économique de Castillo est un «keynésien».

Castillo et Francke ont tous deux organisé des rencontres tous azimuts avec de grandes personnalités du monde des affaires. À la suite de ces rencontres, Roque Benavides, chef de la compagnie minière Buenaventura, qui a extrait pendant des décennies des milliards de dollars de minerais au prix de la destruction des rivières et des vallées du Pérou, et également président de la principale organisation patronale, Confiep, a déclaré qu’il accepterait les propositions d’augmentation des impôts, mais qu’il ne tolérerait pas les nationalisations.

Le programme de Castillo a été réduit à une réforme fiscale, une renégociation des redevances des sociétés minières transnationales et une réforme agraire qui renonce à toute expropriation ou redistribution des terres.

Les grands médias et l’establishment politique péruvien ont exigé que Castillo fasse preuve de sa fiabilité en rompant avec le fondateur de Pérou Libre, Vladimir Cerrón, l’ex-gouverneur du département central de Junín. Combinant rhétorique pseudo-marxiste, démagogie populiste et politiques sociales d’extrême droite – adoptées par Castillo – sur des questions telles que l’avortement et la «politique de genre», Cerrón a été condamné au pénal pour corruption.

La déclaration officielle de la victoire de Castillo ne résoudra guère la profonde crise politique, sociale et économique du Pérou. Le pays est parmi les plus durement touchés par la pandémie de COVID-19, enregistrant le nombre de morts par habitant le plus élevé au monde. Les effets sur les conditions économiques de la classe ouvrière et des masses opprimées ont été catastrophiques, avec environ neuf millions d’emplois supprimés, une augmentation de la pauvreté de 10 pour cent et une flambée des prix des produits de base.

Ce que la bourgeoisie péruvienne craint réellement n’est pas Castillo, qui montre déjà clairement qu’il est quelqu’un avec qui elle peut faire des affaires, mais une éruption de la lutte des classes entraînée par la baisse du niveau de vie et une augmentation spectaculaire des inégalités sociales pendant que les élites s’enrichissent, tandis que les travailleurs affrontent la mort, la maladie, le chômage et la paupérisation.

(Article paru en anglais le 18 juin 2021)

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