Une sinécure pour sa retraite: Trudeau nomme Yussuff, le président du Congrès du travail du Canada, au Sénat

Quatre jours après que Hassan Yussuff a mis fin à son mandat de sept ans à la présidence du Congrès du travail du Canada (CTC), la plus grande fédération syndicale du pays, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé sa nomination au Sénat. La chambre haute du Parlement canadien, qui n’est pas élue, est connue pour être une récompense et un lieu de repos politique pour les «has been», les copains et les collecteurs de fonds des deux partis traditionnels du gouvernement canadien, les libéraux et les conservateurs.

Le président du CTC, Hassan Yussuff, récemment retraité

La nouvelle sinécure de Yussuff lui assurera un salaire annuel de plus de 150.000 dollars jusqu’à l’âge de 75 ans et une allocation de dépenses somptueuse. Sa nomination illustre la facilité avec laquelle les hauts dirigeants syndicaux trouvent leur place dans l’establishment politique de droite et dans les conseils d’administration des grandes entreprises.

Dans le sens le plus immédiat, Trudeau récompense Yussuff pour les services qu’il a rendus en réprimant la lutte des classes et en soutenant le renflouage des banques et des grandes entreprises à coups de milliards de dollars pendant la pandémie de coronavirus. En mars 2020, alors que la pandémie éclatait et que les marchés financiers tremblaient, Yussuff a déclaré que le Canada avait besoin d’un «front de collaboration» entre les syndicats et les employeurs. Ce front allait bientôt donner sa bénédiction à un plan de sauvetage des marchés et des grandes entreprises de 650 milliards de dollars, afin de soutenir les riches et les super-riches. Il s’est ensuite tourné vers la tâche de forcer des millions de personnes à retourner sur des lieux de travail dangereux alors que le virus se répandait.

En mai 2020, Yussuff a cosigné un article avec Perrin Beatty, directeur de la Chambre de commerce, dans lequel ils demandaient que le «front de collaboration» susmentionné devienne permanent sous la forme d’un «groupe de travail économique national.» Cela était nécessaire, selon eux, pour s’assurer que le Canada puisse rivaliser avec ses rivaux sur la scène mondiale, et pour «empêcher les parties prenantes de partir dans des directions différentes», c’est-à-dire pour empêcher la classe ouvrière d’affirmer ses intérêts indépendants, notamment en donnant la priorité à la santé et à la vie des travailleurs sur le profit capitaliste. Bien que Yussuff ait articulé cette politique propatronale le plus ouvertement, elle a été poursuivie par tous les syndicats, d’Unifor et des syndicats d’enseignants à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et à la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

La carrière de près de deux décennies de Yussuff à la direction du CTC – avant d’être élu président, il en était le secrétaire-trésorier – incarne ce que les organisations antiouvrières qui portent le nom de «syndicats» sont devenues au cours des quatre dernières décennies: des entités nationalistes et pro-entreprises, vouées à défendre les intérêts des grandes entreprises canadiennes.

Les groupes de la pseudo-gauche qui défendent les syndicats, comme Fightback et International Socialists, essaient maintenant de dépeindre Yussuff comme une «pomme pourrie». Ils oublient commodément que c’est la décision de l’ex-stalinien Hassan Husseini – le candidat à la présidence du CTC qu’ils soutenaient – de se retirer et de soutenir Yussuff qui a assuré son élection de justesse à la présidence du CTC en 2014. L’année dernière, ils ont fait une crise d’apoplexie lorsque Yussuff et le CTC ont publié une déclaration soutenant Bill Morneau, l’ancien ministre des Finances de Trudeau et PDG d’une société de ressources humaines, dans sa candidature à la tête de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Cependant, Fightback et les autres groupes de la pseudo-gauche sont restés visiblement silencieux, comme ils le font encore aujourd’hui, sur le rôle des syndicats dans le soutien, voire le lobbying pour le renflouement des entreprises canadiennes et l’application de la politique meurtrière de la classe dirigeante sur le retour au travail et à l’école.

La vérité est que Yussuff est un représentant typique des échelons supérieurs de la bureaucratie syndicale. Élu secrétaire-trésorier du CTC en 2002, il a été pendant 12 ans le bras droit du président du CTC, Ken Georgetti, qui a fini par être tellement détesté qu’il est le seul président en exercice du CTC à avoir perdu une tentative de réélection. Yussuff a battu son ancien patron et proche allié dans un contexte de colère croissante des travailleurs face au refus des syndicats de s’opposer sérieusement aux politiques ultraconservatrices du gouvernement fédéral conservateur de Harper.

La période du mandat de Georgetti a été caractérisée par l’assentiment des syndicats à la décimation des emplois industriels et manufacturiers, par le soutien du Nouveau Parti démocratique au gouvernement libéral propatronal de Paul Martin, marqué par les scandales, et par l’échec de la tentative, soutenue par le CTC, de former un gouvernement de coalition libéral-néo-démocrate pendant la crise économique de 2008. L’entente de coalition, qui a été torpillée lorsque l’élite dirigeante s’est rangée derrière la prorogation du Parlement par Harper pour s’accrocher au pouvoir dans un coup d’État constitutionnel, comprenait des engagements à appliquer des réductions d’impôt de 50 milliards de dollars aux entreprises et à faire la guerre en Afghanistan jusqu’en 2011.

Lorsque les néo-démocrates sont devenus l’opposition officielle en 2011, Georgetti et le CTC ont soutenu l’ascension de l’ancien ministre libéral du Québec et admirateur déclaré de Margaret Thatcher, Thomas Mulcair, à la tête des sociaux-démocrates du Canada. L’organisation syndicale a également soutenu le NPD de l’Ontario qui appuyait l’austérité des gouvernements libéraux de Dalton McGuinty et Kathleen Wynne, qui ont réduit les dépenses en matière de soins de santé, d’éducation et de services sociaux. Pendant toute cette période, Yussuff a été réélu à son poste bien rémunéré lors d’un congrès du CTC après l’autre, sur le même ticket que Georgetti.

Malgré sa tentative frauduleuse de s'afficher en 2014 comme le candidat du «changement», avec son slogan «Plus de démocratie, un renouveau à la base», Yussuff, pendant son mandat de président du CTC, a supervisé un nouveau virage à droite de la part de la bureaucratie syndicale. Avec l’élection des libéraux de Trudeau en 2015, les syndicats ont encore élargi leurs relations propatronales avec le gouvernement et les grandes entreprises.

Le CTC et tous ses affiliés, y compris le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, soi-disant dirigé par la «gauche», ont joué un rôle clé dans l’élection de Trudeau en 2015 en menant une campagne «N’importe qui sauf les conservateurs» qui présentait les libéraux comme une alternative «progressiste» aux conservateurs. Une semaine à peine après avoir été élu premier ministre, Trudeau a tenu une réunion à huis clos sans précédent avec plus de cent hauts dirigeants du CTC et de ses affiliés, au cours de laquelle ils se sont tous engagés à travailler étroitement et loyalement avec le nouveau gouvernement. Après l’élection du président américain Donald Trump, les syndicats se sont joints à la promotion du protectionnisme économique et du nationalisme de ce président à l’esprit fasciste, la seule différence étant leur slogan «L’Amérique du Nord d’abord» au lieu de «L’Amérique d’abord».

Pour mettre ce slogan en pratique, Yussuff et le président d’Unifor Jerry Dias ont effectivement servi de conseillers du gouvernement Trudeau lors de la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain. Eux et le CTC ont ensuite salué son résultat: un pacte commercial protectionniste visant à jeter les bases pour que les puissances impérialistes jumelles de l’Amérique du Nord se livrent à une guerre commerciale et se préparent à un éventuel conflit militaire avec des rivaux mondiaux comme la Chine, l’Union européenne et la Russie.

Yussuff a qualifié d’«historique» l’accord États-Unis-Mexique-Canada, qui comprend une clause interdisant les accords de libre-échange avec les «économies qui ne sont pas des économies de marché», un euphémisme pour désigner la Chine. Le CTC a également continué à décrire Trudeau comme «favorable aux travailleurs», même si le gouvernement libéral s’est lancé dans un vaste programme de réarmement qui verra les dépenses militaires augmenter de plus de 70% d’ici 2026 par rapport aux niveaux de 2017. En même temps, Trudeau a adopté ou menacé à plusieurs reprises d’adopter des lois criminalisant les luttes des travailleurs, notamment les grèves des postiers de 2018 et du port de Montréal de 2021.

La coopération entre le CTC, le gouvernement et les grandes entreprises a été portée à un niveau supérieur avec l’apparition de la pandémie. Le «front de collaboration» de Yussuff a pris la forme d’une série de réunions en coulisses avec des ministres du gouvernement et des groupes de pression du monde des affaires visant, d’abord, à concevoir divers programmes d’urgence – des renflouements massifs pour les grandes entreprises et des prestations d’aide de misère pour les travailleurs – et ensuite à «rouvrir» l’économie: c’est-à-dire à forcer les travailleurs à reprendre le travail pendant la pandémie. L’une des principales caisses noires de l’élite des entreprises était la subvention salariale d’urgence du Canada, qui devrait coûter au gouvernement bien plus de 100 milliards de dollars. Vendue par Yussuff et ses collègues de la bureaucratie syndicale comme une mesure de «sauvegarde des emplois», elle a été utilisée par certaines des plus grandes entreprises canadiennes pour augmenter les versements aux actionnaires, les salaires des dirigeants et les rachats d’actions.

Pour appliquer la campagne de retour au travail, les syndicats ont délibérément démobilisé toute opposition des travailleurs et ont refusé de se battre pour toute revendication liée à la pandémie dans les conflits contractuels. Dès l’apparition de la pandémie, les syndicats d’enseignants de l’Ontario ont mis fin à la lutte contre les coupes budgétaires du premier ministre Doug Ford dans le secteur de l’éducation, qui avait précipité une grève d’une journée dans toute la province en février 2020.

Harvey Bischof, le chef de la Fédération des enseignants des écoles secondaires de l’Ontario, a répondu à la suggestion que les enseignants pourraient faire grève pour s’opposer à ce que le syndicat lui-même décrit comme des conditions de travail potentiellement mortelles en déclarant que la FEESO ne sanctionnerait pas les «grèves illégales».

À l’usine de conditionnement de la viande de Cargill à High River, en Alberta, les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce ont renvoyé 2.000 travailleurs à l’usine non sécuritaire après près de 1.000 infections à la COVID-19 et trois décès, insistant sur le fait que toute action de la part des travailleurs pour protéger leur santé et leur vie serait «illégale» et contreviendrait au système de négociation collective que le syndicat a le devoir de faire respecter.

Pendant ce temps, Unifor, le syndicat où Yussuff a commencé sa carrière de bureaucrate syndical, a aidé les Big Three de l’auto à l’automne 2020 à imposer une autre série de reculs aux travailleurs de l’automobile, y compris le maintien du système de bas salaires à plusieurs niveaux, tout en ne négociant pas une seule mesure de sécurité liée à la pandémie.

À la lumière de ce bilan, la capacité de Yussuff à échanger la suite du président du CTC contre un fauteuil de cuir rembourré en tant que représentant du gouvernement libéral dans la «Chambre rouge» ne devrait pas être une surprise. Ceci dit, cela montre l’extraordinaire degré d’intégration de la bureaucratie syndicale dans les structures de l’État capitaliste et des grandes entreprises.

Il s’agit d’un processus mû par de puissantes forces objectives: d’une part, une rébellion croissante de la classe ouvrière, alimentée par l’inégalité sociale grandissante et les attaques sans fin contre les droits des travailleurs; et, d’autre part, le virage de l’élite dirigeante vers des formes de pouvoir de droite, antidémocratiques, alors qu’elle se prépare à des conflits économiques et militaires avec ses rivaux sur la scène mondiale, dans les conditions d’une crise capitaliste mondiale sans précédent.

Étant donné la perspective nationaliste et procapitaliste qui est l’essence même des syndicats, ceux-ci doivent inévitablement répondre à la croissance de la lutte des classes et à la crise profonde de l’ordre social dont dépendent leurs privilèges en se déplaçant toujours plus à droite, en devenant toujours plus hostiles à la classe ouvrière et en adoptant toujours plus franchement les institutions de l’État capitaliste.

L’intégration de la bureaucratie syndicale à l’État capitaliste est un processus international. Aux États-Unis, le président Biden soutient les campagnes d’organisation syndicale avec la loi dite «Pro Act», qui simplifiera le processus d’accréditation syndicale dans les secteurs économiques sans syndicat ou à faible taux de syndicalisation. L’objectif de ce soutien sans précédent d’un président américain à la bureaucratie syndicale est de créer un «front national du travail», dirigé par les secrétaires à la Défense, à la Sécurité intérieure et au Trésor, qui utilisera les syndicats pour rallier les travailleurs à l’offensive économique, diplomatique et militaire de l’impérialisme américain contre la Chine.

Le plus grand syndicat d’Allemagne, IG Metall, supervise la destruction de centaines de milliers d’emplois dans l’industrie automobile et les industries connexes, en faisant du chantage et en intimidant les travailleurs pour qu’ils acceptent la retraite anticipée et d’autres programmes de compensation, et en rédigeant des programmes de restructuration au nom de la direction des entreprises. Démontrant que ce processus est en cours depuis longtemps, Berthold Huber, l’ancien chef d’IG Metall, a fêté son 60e anniversaire en 2010 dans le bureau de la chancelière chrétienne-démocrate allemande de droite, Angela Merkel. (Voir: «Le patron d’un syndicat allemand va fêter son anniversaire à la Chancellerie» [Texte en anglais]). Le gouvernement Merkel a imposé une austérité rigoureuse dans toute l’Europe et en Allemagne même, et a mené un renouveau du militarisme allemand qui s’est accompagné d’une banalisation des crimes de guerre nazis par des universitaires d’extrême droite soutenus par l’État.

La principale leçon que les travailleurs doivent tirer de la nomination de Yussuff au Sénat par Trudeau est qu’elle confirme le caractère anti-ouvrier des auxiliaires des compagnies et de l’État capitaliste qui continuent de se faire appeler «syndicats».

Il est grand temps pour les travailleurs de tous les secteurs économiques de rompre politiquement et de manière organisationnelle avec ces organisations pro-employeurs et anti-classe ouvrière. La première étape de ce processus doit être la formation de comités de base dans chaque lieu de travail, dirigés par les travailleurs eux-mêmes, pour lutter pour une contre-offensive dirigée par les travailleurs contre l’austérité capitaliste, et pour des emplois décents et sûrs pour tous. Une condition préalable à une telle lutte est l’armement de la classe ouvrière avec un programme socialiste et internationaliste pour unifier les travailleurs en lutte dans le monde entier en opposition au nationalisme et au corporatisme promus par les syndicats procapitalistes dans chaque pays.

(Article paru en anglais le 26 juin 2021)

Loading