Des documents fuités confirment que le Royaume-Uni avait discuté une éventuelle réponse militaire de la Russie à sa provocation au large de la Crimée

Des documents classifiés secrets du ministère britannique de la Défense (MoD), laissés soit-disant par accident à un arrêt de bus dans le Kent, confirment que l'incursion du navire HMS Defender dans les eaux territoriales russes de la Crimée était une provocation calculée, planifiée au plus haut niveau du gouvernement et des forces armées.

Deux jeux de documents ont été retrouvés détrempés par un membre du public mardi matin dernier. Une partie des documents rapporte en détail des discussions tenues lundi soir sur la réaction possible de la Russie au passage du HMS Defender mercredi dans les eaux contestées au large des côtes de Crimée. Les autres fuites décrivent les plans d'une éventuelle présence militaire britannique en Afghanistan après la fin de l'opération de l'OTAN dirigée par les États-Unis.

La personne ayant trouvé les documents, qui souhaite garder l'anonymat, les a remis à la BBC, permettant de les faire connaître avant l'incursion militaire de mercredi, ce qui aurait peut-être rendu impossible la poursuite de l’opération si la chaîne d’État n’avait pas gardé l’information pour elle.

Une capture d'écran extraite d'une vidéo publiée par le service de presse du ministère russe de la Défense le mercredi 23 juin 2021, montre une vue du destroyer britannique HMS Defender alors qu'il navigue près de la Crimée dans la mer Noire. (Service de presse du ministère russe de la Défense via AP)

Les presque 50 pages de documents comprennent des e-mails et des présentations PowerPoint d'itinéraires alternatifs qui auraient pu être empruntés par le Defender, un destroyer de type 45 qui fait partie du groupe aéronaval du porte-avions HMS Queen Elizabeth en route à présent vers la région inde-pacifique. Les documents provenaient du bureau d'un haut responsable du ministère de la Défense (MoD).

On avait déjà annoncé plus tôt ce mois-ci que le Defender devait se séparer du groupe aéronaval et effectuer ce que le ministère de la Défense insiste n’être qu’un « passage innocent à travers les eaux territoriales ukrainiennes », ses armes restant couvertes et l'hélicoptère du navire rangé dans son hangar. Mais les documents confirment que le Royaume-Uni était au courant d'une éventuelle réponse hostile de la Russie et a quand même décidé de poursuivre l’opération.

La pose d’innocence adoptée par le Royaume-Uni a pour prémisse l'affirmation que les eaux concernées sont ukrainiennes. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 détermine que le passage d'un navire étranger est considéré comme « innocent » lorsqu'il « ne porte pas atteinte à la paix, au bon ordre ou à la sécurité de l'État côtier ». Mais la Russie a revendiqué la souveraineté sur les eaux au large de la Crimée depuis son annexion en 2014, au milieu de tensions croissantes avec le gouvernement droitier installé en Ukraine par un coup d'État soutenu par les États-Unis et les puissances impérialistes européennes.

Un responsable du quartier général interarmées permanent (PJHQ) qui englobe l'armée, la marine et l'armée de l'air britanniques, demande : « Que comprenons-nous de l'éventuelle ‘comité d’accueil’… ? »

On a décrit des réponses russes potentielles, allant de « sûre et professionnelle » à « ni sûre ni professionnelle ». Les documents retenaient que « ni sûre ni professionnelle » était une distincte et sérieuse possibilité.

Il a été noté que les récentes interactions en Méditerranée orientale entre les forces russes et le groupe aéronaval avaient été banales, « conformément aux attentes ». Cependant, « après la transition d'une activité d'engagement de défense à une activité opérationnelle, il est fort probable que les interactions RFN (marine russe) et VKS (force aérienne russe) deviennent plus fréquentes et plus affirmées ».

Deux itinéraires ont été envisagés, dont le passage par « une courte étendue d’eau à travers un « plan de séparation du trafic » (TSS) près de la pointe sud-ouest de la Crimée », ou celui qui aurait maintenu le HMS Defender hors des eaux contestées. Cette dernière option a été rejetée car cela eût été décrit comme « le Royaume-Uni ayant peur/s'enfuyant » alors que l'intention du Royaume-Uni était de renforcer la revendication de l'Ukraine sur les eaux contestées.

« Nous avons un argument fort et légitime », déclarent les documents, avec la présence de journalistes embarqués, Jonathan Beale de la BBC et Marc Nicol du Daily Mail, offrant « une option pour une vérification indépendante de l'action du HMS Defender ».

Le Defender a navigué à environ 12 miles au large de la Crimée, où il a d'abord été suivi par 20 avions russes et deux navires des garde-côtes avant que des coups de semonce ne soient tirés et que des bombes ne soient larguées sur son passage par des jets russes.

La plupart de ces documents sont marqués « officiellement sensibles », pour être distribués sur la base du « besoin de savoir ». Mais ils comprennent également un document intitulé « Secret pour les yeux seulement du Royaume-Uni », adressé au secrétaire particulier du secrétaire à la Défense Ben Wallace, qui décrit les recommandations pour le Royaume-Uni de rester éventuellement en Afghanistan, après la fin de l'opération Resolute Support de l'OTAN.

Il note une demande américaine d'assistance britannique avertissant que « toute empreinte britannique en Afghanistan qui persiste [...] est estimée comme vulnérable et susceptible d’être prise pour cible par un réseau complexe d'acteurs ».

Les délibérations sont liées aux discussions sur la politique étrangère britannique après le Brexit, notamment sur les endroits où les campagnes d'exportation d'armes mettent le Royaume-Uni en concurrence avec les puissances européennes. Mais la principale préoccupation concerne les intentions de la nouvelle administration du président Joe Biden, entre autre le fait qu'il existe « encore beaucoup de continuité par rapport à l'administration précédente » en ce qui concerne sa concentration sur la Chine et l'Inde-Pacifique.

La fuite a été un embarras politique majeur, le ministère de la Défense ayant d'abord souligné que l'employé concerné par la perte des documents l'avait signalée rapidement la semaine dernière et qu' «il serait inapproprié de commenter davantage ».

Cela n'a satisfait personne, vu que la fuite provenait clairement du bureau d'un haut responsable du ministère de la Défense et pouvait indiquer plus qu'une négligence. Une enquête policière a été annoncée, impliquant apparemment un « haut responsable » qui pourrait même faire l'objet de poursuites en vertu de la loi sur les secrets officiels, étant donné que les documents n'auraient jamais dû quitter le bâtiment, et l'endroit étrange où ils ont été trouvés avant de parvenir à la BBC.

Une source a déclaré au Daily Telegraph: « La police du ministère de la Défense a été immédiatement informée et a lancé une enquête urgente. Rien n'est exclu à ce stade et il est tout à fait possible que cela entraîne des poursuites contre le responsable. »

Chris Parry, contre-amiral et ancien commandant de la marine, a déclaré exaspéré au Telegraph : « À l'avenir, si les gens trouvent des documents sensibles, ils devraient les apporter à la police. Autant les apporter à l'ambassade de Russie qu'à la BBC. »

« Le responsable doit être sévèrement puni. Ils devraient perdre leur statut sécuritaire. Cette personne s'est avérée indigne de confiance en lien avec des secrets au plus haut niveau. »

Sur fond de crise gouvernementale potentielle, le Parti travailliste n'a rien dit sur la provocation irresponsable de la Royal Navy, qui a intensifié les tensions avec la Russie et aurait pu déclencher un conflit militaire. Par la suite, Moscou a convoqué l'ambassadrice britannique Deborah Bronnert ; le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Ryabkov a averti que si un tel événement se reproduisait, « nous pouvons frapper [...] pour atteindre la cible ».

La seule préoccupation des travaillistes est de soutenir une enquête rapide de Wallace et du gouvernement conservateur pour rassurer la Chambre des communes et le public qu'aucune opération militaire n'avait été mise en danger. Le secrétaire fantôme travailliste à la Défense, John Healey, a déclaré: « En fin de compte, les ministres doivent être en mesure de confirmer au public que la sécurité nationale n'a pas été compromise, qu'aucune opération militaire ou de sécurité n'a été affectée et que les procédures appropriées sont en place pour garantir que rien de tel ne se reproduise. »

(Article paru en anglais le 28 juin 2021)

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