Le vol de Richard Branson et la privatisation du voyage spatial

Richard Branson répond aux questions des étudiants lors d’une conférence de presse à Spaceport America près de Truth or Consequences au Nouveau-Mexique, le dimanche 11 juillet 2021. (AP Photo/Susan Montoya Bryan)

Le dimanche 11 juillet, Virgin Galactic a envoyé avec succès quatre passagers à la frontière de l’espace à l’aide de son vaisseau de classe SpaceShipTwo VSS Unity lors du dernier vol d’essai de la société. Toute l’affaire a été massivement promue par le fondateur de Virgin Galactic, le milliardaire Richard Branson, qui était du voyage, et les médias américains, qui peuvent désormais tous affirmer que Branson est le premier astronaute milliardaire.

Selon la définition technique établie par la NASA, de telles affirmations sont correctes. Branson et cinq autres personnes – les pilotes David Mackay et Michael Masucci, et les passagers Sirisha Bandla, Colin Bennett et Beth Moses – ont été portés à 86 km juste au-dessus de la limite de 80 kilomètres reconnue par l’agence spatiale américaine comme la frontière entre l’atmosphère de notre planète et l’espace extra-atmosphérique, avant de ressentir l’apesanteur produite par la chute libre pendant quatre minutes avant de revenir en planant vers la Terre.

L’auteur de ces lignes n’a pas pu s’empêcher de se souvenir du commentaire moqueur de Woody à propos de Buzz l’Éclair lors de leur première rencontre dans Toy Story de Pixar: «Cela, ce n’est pas voler, c’est une chute avec style.» Ce que Branson a fait n’est pas un voyage dans l’espace, et il n’y a même pas beaucoup de style dans son bref moment de chute libre entièrement banal.

La véritable signification du vol de Branson, cependant, est qu’il marque une nouvelle étape dans la monétisation et la privatisation des vols spatiaux et la transformation de ce qui était autrefois considéré comme un bien commun mondial en un terrain de jeu pour les ultra-riches.

Branson, le fondateur d’Amazon et propriétaire de Blue Origin, Jeff Bezos, et le PDG de SpaceX, Elon Musk, ne sont que parmi les représentants les plus odieux de l’autopromotion de la classe capitaliste. Ils ne considèrent pas l’exploration spatiale comme une entreprise scientifique pour l’humanité, mais simplement comme un moyen de s’enrichir et de s’amuser avec leurs acolytes de l’oligarchie financière.

La conception de SpaceShipTwo elle-même le montre très clairement. Il s’agit essentiellement d’un avion qui est porté à 15 km par un vaisseau-mère, le White Knight Two, avant d’être relâché et de se propulser par fusée pendant moins d’une minute, atteignant son apogée quelques minutes plus tard, puis revenant sur Terre. De telles opérations impliquent une technologie moins sophistiquée que l’avion spatial X-15 de 1959, qui était lui-même un banc d’essai pour les systèmes de contrôle aérodynamique dans la haute atmosphère, et n’est pas conçu pour entrer en orbite ni y porter une charge utile.

Il vaut la peine de comparer le vol de Branson aux premiers vols spatiaux pour mieux comprendre à quel point la barre a été placée bas. Lorsqu’Alan Shepard devint le premier Américain dans l’espace en mai 1961, il avait parcouru 187 kilomètres, soit plus de deux fois l’altitude du vol de Branson. Lorsque Youri Gagarine, le premier humain dans l’espace, s’envola en avril 1961, il a en fait atteint l’orbite à bord du vaisseau spatial soviétique Vostok I, avec une altitude maximale de 327 km, quatre fois plus haut que Branson, volant autour de la Terre pendant 108 minutes avant d’atterrir par parachute.

En d’autres termes, loin de faire avancer l’exploration de l’espace, les activités des ploutocrates représentent un recul important même par rapport aux réalisations scientifiques, techniques et sociales d’il y a 60 ans, sans parler de l’effort colossal à l’échelle de la société qui a conduit aux alunissages en 1969-1972.

Plutôt que de démontrer que la raison humaine est capable de comprendre le monde et d’exploiter la nature à ses fins, le voyage spatial, comme tous les aspects de la vie sociale, est subordonné aux expressions les plus nocives de richesse et d’excès.

De telles réalités n’ont pas freiné la ferveur des critiques à l’égard du vol de Branson dans les salles de rédactions américaines. Le Washington Post a écrit avec enthousiasme: «Richard Branson a terminé dimanche un vol audacieux d’assaut à la frontière de l’espace.» Il a été qualifié de « milliardaire de cape et d’épée » par l’Associated Press. Le New York Times n’avait qu’un peu plus de retenue, affirmant: «Richard Branson a enfin réalisé un rêve qui a pris des décennies à se concrétiser: il peut maintenant se considérer comme un astronaute.»

Ils ont été rejoints par une foule de personnalités des médias et de politiciens invités sur le site de décollage et d’atterrissage d’Unity, dont la gouverneure du Nouveau-Mexique Michelle Lujan Grisham, Elon Musk et l’animateur du Late Show Stephen Colbert. Le chanteur de R&B Khalid a lancé une nouvelle chanson, intitulée «New Normal», lors de la fête d’après vol.

Khalid, Branson et d’autres tentaient de transmettre l’idée que le tourisme spatial deviendrait «normal » et routinier grâce à leurs efforts. Il y a déjà au moins 60 autres «touristes de l’espace» qui ont payé 200.000 $ à 250.000 $ par billet pour faire l’ascension et l’expérience de la chute libre à l’intérieur du vaisseau pendant quelques minutes, avec une moyenne d’environ 1000 $ par seconde d’apesanteur. Nul doute que les vols à bord de SpaceShipTwo et d’autres aventures similaires deviendront normaux, du moins pour ceux qui sont de simples multimillionnaires.

L’exaltation promeut également l’idée que Branson, Bezos et Musk, et l’entreprise privée en général, ouvrent la voie au vol spatial. Sans être gênés par la paperasserie bureaucratique de la NASA et du gouvernement américain, c’est ainsi que ses adeptes l’affirment, les milliardaires emmèneront l’humanité en orbite, et sur la Lune, Mars et au-delà ! C’est la «nouvelle normalité» qu’ils prétendent représenter.

En fait, c’est une preuve du dévouement et de l’ingéniosité des centaines de milliers de scientifiques, d’ingénieurs et de techniciens du monde entier que tant de progrès ont été réalisés dans l’exploration spatiale au cours du dernier demi-siècle, alors même que le financement des programmes spatiaux a été drastiquement sabré. Les missions robotiques sur Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, Pluton et toutes les autres planètes de notre système solaire, ainsi que sur de nombreux astéroïdes et comètes, ont permis d’en découvrir plus sur nos voisins planétaires et l’espace en général qu’au cours de siècles d’observation sous le manteau de l’atmosphère terrestre.

Aux nombreuses leçons scientifiques tirées de telles missions – Voyager, Curiosity, Cassini, New Horizons, pour n’en citer que quelques-unes – s’ajoute également une leçon sociale: l’exploration spatiale sera toujours restreinte lorsqu’elle est liée aux ressources d’une nation ou même petits groupes de nations. Le développement d’une véritable exploration planétaire, avec des milliers de missions robotiques étudiant les multitudes de mystères qui restent à découvrir et la reprise des missions spatiales habitées au-delà de l’orbite terrestre, nécessite un effort mondial coordonné.

L’échelle ne peut pas être réduite aux caprices d’un seul capitaliste, aussi riche soit-il. Si un programme spatial habité ne pouvait être propulsé vers la Lune que par la concurrence entre les États-Unis et l’Union soviétique, il n’ira pratiquement nulle part sous l’impulsion de la concurrence entre Branson et Bezos. De plus, ils dépendent entièrement des réussites des entreprises sociales passées et présentes, de la science des fusées développée par l’armée de chercheurs de la NASA dans les années 1960 au port spatial que Branson exploite au Nouveau-Mexique, que l’État a fait construire pour le milliardaire à un coût de 220 millions de dollars.

Il y a un autre aspect véritablement criminel aux déclarations d’une «nouvelle normalité»: des centaines de millions de personnes vivent dans l’extrême pauvreté dans le monde, et des milliards d’entre elles ont peu ou pas de revenus réguliers, tandis que 4,06 millions de vies ont été perdues au cours des dix-neuf mois dues à la pandémie de coronavirus.

Branson et Bezos ont en fait augmenté leurs vastes fortunes tout en se tenant au sommet d’une société bâtie sur un tel nombre de morts. Branson a été l’un des nombreux capitalistes à recevoir une partie des 350 milliards de livres sterling accordés aux grandes entreprises par le gouvernement du premier ministre britannique Boris Johnson en mars 2020, alors même qu’il a dit au personnel d’une autre de ses entreprises, Virgin Atlantic, «de prendre huit semaines de congé sans solde sur les trois prochains mois, dont le coût est étalé sur six mois de salaire, pour réduire drastiquement les coûts sans perte d’emploi».

Pour sa part, Bezos a vu sa richesse grimper à 212 milliards de dollars pendant la pandémie, en partie à cause de la nécessité pour les gens d’acheter des produits en ligne dans le but d’éviter la contagion mortelle. L’année dernière, les milliardaires du monde entier ont vu leur richesse collective exploser de 8000 milliards de dollars à 13.000 milliards de dollars, soit une augmentation de 60 pour cent.

Une telle richesse n’a pas été créée par un coup de baguette magique, mais extraite du dos des travailleurs alors qu’ils étaient forcés de travailler pendant une pandémie en cours, ou «créée» par la vaste opération de la planche à billets de la Réserve fédérale américaine et d’autres banques centrales, qui doit maintenant être compensée par une exploitation accrue de la classe ouvrière.

Plutôt que de forcer les travailleurs à prendre des congés sans solde, comme l’a fait Branson, Bezos a forcé les travailleurs à retourner prématurément dans les entrepôts de distribution, provoquant la mort de dizaines, voire de centaines d’employés d’Amazon. Et leur compatriote milliardaire Musk a ordonné aux travailleurs de retourner dans son usine Tesla en Californie en avril 2020 au mépris des confinements étatiques et fédéraux imposés en réponse aux débrayages généralisés des travailleurs cherchant à arrêter la propagation de la pandémie.

La misère sociale et la polarisation sociale de l’année de la peste capitaliste montrent clairement que la libre entreprise a échoué sur Terre. Quelle raison y a-t-il de croire qu’elle offre à l’humanité une voie à suivre dans le système solaire?

(Article paru en anglais le 15 juillet 2021)

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