Assassinat en Haïti: L’explication officielle de moins en moins crédible

Des incohérences flagrantes dans le récit officiel de l’assassinat du président haïtien, Jovenel Moise, alimentent les soupçons selon lesquels de puissantes personnalités de l’élite dirigeante corrompue de ce pays appauvri seraient impliquées dans le meurtre du 7 juillet. Alors que les preuves reliant des figures d’extrême droite liées à l’ancienne dictature des Duvalier au crime s’accumulent, l’impérialisme américain intensifie son intervention dans le but de couvrir ce qui s’est passé afin d’obtenir un compromis entre les factions qui s’opposent au sein de l’élite haïtienne.

Des soldats montent la garde près de la résidence du président par intérim Claude Joseph à Port-au-Prince, Haïti, le dimanche 11 juillet 2021, quatre jours après l’assassinat du président haïtien Jovenel Moise. (Photo: AP Photo/Matias Delacroix)

Moise a été exécuté dans sa résidence de Pétion-Ville, une banlieue de la capitale Port-au-Prince, au petit matin du 7 juillet. Son corps a été retrouvé criblé de 12 balles et son œil avait été arraché. Les autorités ont imputé le crime à un commando composé de 26 anciens militaires colombiens et de deux Haïtiens-Américains. Dix-huit d’entre eux ont été capturés, trois ont été tués, et les autres sont toujours recherchés.

Les autorités ont concentré leur attention sur Christian Emmanuel Sanon, 63 ans, un pasteur et homme d’affaires raté vivant en Floride, et John Joel Joseph, un rival politique de Moise, comme principaux suspects. Sanon, qui n’a jamais exercé de fonction politique, est invraisemblablement accusé d’avoir comploté la disparition de Moise afin de revenir en Haïti et de devenir président.

L’un des faits les plus frappants qui mettent à mal le récit officiel est que pas un seul membre de la sécurité de Moise n’a été blessé lors de l’attaque. La résidence du président n’est accessible que par une seule route depuis Port-au-Prince, ce qui signifie que le commando aurait dû passer par des points de contrôle de sécurité. Comme l’a déclaré un soldat des forces spéciales colombiennes à la retraite, qui a affirmé qu’une société de sécurité basée en Floride lui avait proposé d’assurer la sécurité du président haïtien, «Comment peut-on organiser ce type d’assassinat et ne pas avoir un seul mort, à part le président lui-même? Si mes compagnons avaient fait le travail, ils auraient dû entrer dans la résidence et tuer les gardes avant de tuer le président. On aurait vu une scène de combat».

D’autres rapports ont noté que plusieurs des Colombiens n’étaient pas conscients de la mission pour laquelle ils s’engageaient. Selon des proches, on leur a proposé des salaires mensuels allant jusqu’à 2700 dollars et on leur a dit qu’ils assureraient la sécurité de dignitaires et d’investisseurs importants en Haïti.

Dans des commentaires à la station de radio colombienne La FM, le président colombien Ivan Duque a déclaré que seule une poignée de mercenaires était au courant de ce qui se passait. «Une fois qu’ils étaient là-bas, les informations qu’ils recevaient ont changé», a-t-il ajouté. «Ils se sont retrouvés impliqués dans ces événements malheureux».

Les soupçons se multiplient quant au rôle des forces d’extrême droite ayant des liens avec l’ancienne dictature des Duvalier, ainsi que d’anciens membres des agences impérialistes américaines. Selon CNN, sur les 39 personnes arrêtées à ce jour dans le cadre de l’assassinat, plusieurs ont déjà servi d’informateurs pour le FBI et la Drug Enforcement Administration.

Dimitri Herard, chef de la sécurité de la résidence présidentielle d’Haïti, a été placé en garde à vue mercredi dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat. La police nationale colombienne a confirmé qu’Herard était à Bogota à la fin mai, mais on ignore s’il a rencontré l’un des suspects colombiens. Au total, quatre membres du personnel de sécurité seraient en détention, dont l’ancien policier Gilbert Dragon. Hérard et Dragon sont tous deux associés à Guy Philippe, qui a dirigé le coup d’État soutenu par les États-Unis contre le président élu Jean-Bertrand Aristide en 2004. Le fait que des personnalités ayant des liens aussi étroits avec la faction de l’élite dirigeante haïtienne liée à la dictature des Duvalier aient occupé des postes aussi importants dans le régime de Moise montre à quel point son gouvernement était de droite.

L’allégation la plus spectaculaire à ce jour vient de la chaîne de télévision colombienne Caracol, qui a affirmé détenir des informations du FBI et des autorités haïtiennes prouvant que le président par intérim Claude Joseph était impliqué dans l’assassinat. Joseph, qui était premier ministre sous Moise, a été informé qu’il serait démis de ses fonctions deux jours avant l’assassinat lorsque Moise a nommé Ariel Henry pour prendre la relève en tant que premier ministre. Henry n’avait pas encore pris ses fonctions lorsque Moise a été assassiné. Claude Joseph a ensuite prétendu être aux commandes et s’est déclaré président par intérim.

Selon un câble de WikiLeaks, Joseph était l’un des dirigeants d’un groupe d’étudiants qui a reçu en 2004 des fonds de la National Endowment for Democracy, une agence américaine créée pour mener à bien des opérations politiques précédemment dirigées par la CIA en Amérique latine et dans le monde entier. Le Grand Front national des étudiants haïtiens de Joseph était décrit dans le câble comme «un groupe de pression actif et responsable».

Soulignant l’inquiétude des autorités haïtiennes quant à l’implication de personnalités politiques puissantes dans le complot d’assassinat, la police nationale haïtienne a rapidement publié une dénonciation ferme de l’accusation portée contre Joseph, la qualifiant de «mensonge».

Que Claude Joseph soit impliqué ou non, les observateurs remettent de plus en plus en question le récit selon lequel Sanon et John Joel Joseph sont les principaux suspects. «Si on considère le profil de ces personnes, et je connais très bien certaines d’entre elles, je ne pense pas qu’elles soient le gros poisson responsable ou à l’origine de ce meurtre», a déclaré à Bloomberg Mathias Pierre, ministre haïtien des Élections. Une source américaine anonyme a déclaré au quotidien colombien El Tiempo qu’«un tel plan ne peut être élaboré qu’avec des responsables gouvernementaux de haut niveau».

Les conflits amers au sein de l’élite dirigeante haïtienne, vénale et corrompue, ne manquent pas et auraient pu servir de prétexte à l’assassinat de Moise. Le président, qui était largement méprisé par les masses haïtiennes pour son application loyale des mesures d’austérité imposées par le FMI, était considéré comme une menace par les factions de l’establishment au pouvoir. Elles craignaient que les efforts de Moise pour s’accrocher au pouvoir au-delà du mandat de cinq ans prévu par la Constitution et pour assumer des pouvoirs présidentiels dictatoriaux ne lui permettent de sécuriser des pans importants de l’économie pour ses acolytes. Dans les mois qui ont précédé son assassinat, Moise a éliminé certains de ses opposants politiques en licenciant des maires et des sénateurs. En septembre, il avait l’intention d’organiser un référendum pour abolir l’interdiction constitutionnelle de deux mandats présidentiels consécutifs. La constitution actuelle prévoit également une limite de deux mandats présidentiels au cours de la vie d’une personne.

Des sections puissantes de l’élite dirigeante ont traditionnellement bénéficié d’un quasi-monopole sur des secteurs très rentables de l’économie, notamment la distribution d’essence et la couverture des téléphones portables. Des conflits acharnés ont également fait rage ces dernières années pour le contrôle des contrats lucratifs de travaux publics.

L’intervention de l’impérialiste américain en Haïti, qui s’intensifie à la suite de l’assassinat de Moise, a toujours eu pour but de bricoler une sorte d’accord au sein de l’élite dirigeante haïtienne vénale afin de faciliter l’exploitation impérialiste impitoyable du pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. Bien que le président Joe Biden ait affirmé que le déploiement de personnel militaire américain n’était «pas à l’ordre du jour», le contingent de marines américains chargé de garder l’ambassade américaine à Port-au-Prince a été renforcé.

De plus, l’enquête sur l’assassinat de Moise est menée par des responsables du FBI et du ministère de la Sécurité intérieure. Au moins huit agents du FBI se seraient rendus en Haïti dans le cadre de l’enquête, et ils ont déjà rédigé un premier rapport.

La longue et amère rencontre d’Haïti avec l’impérialisme américain et ses alliés canadiens et français démontre que rien de bon ne peut résulter des enquêtes menées par Washington. Entre 1915 et 1934, les marines américains ont occupé la nation insulaire et ont brutalement réprimé une rébellion nationaliste. Les mêmes intérêts impérialistes sont à l’origine de l’éviction d’Aristide en 2004, qui a marqué le début d’une intervention militaire de 13 ans sous l’égide des Nations unies, avec des violations généralisées des droits de l’homme et le déclenchement d’une épidémie de choléra dévastatrice qui a fait plus de 10.000 victimes.

Les travailleurs et les masses appauvries d’Haïti ne peuvent faire avancer la lutte contre la misère sociale et la pauvreté extrême auxquelles ils sont confrontés qu’en refusant de soutenir toute faction de l’élite dirigeante corrompue et pro-impérialiste du pays. Ce qui est nécessaire, c’est l’unification de la lutte des masses haïtiennes pour mettre fin à la domination impérialiste de leur pays avec les luttes de la classe ouvrière à travers les Caraïbes et les Amériques sur la base d’un programme socialiste et internationaliste.

(Article paru en anglais le 17 juillet 2021)

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