Le Washington Post exige des «bottes sur le terrain» en Haïti

Le Washington Post, un journal entièrement détenu par le multimilliardaire Jeff Bezos, a commencé à revendiquer une nouvelle intervention militaire américaine en Haïti, une île des Caraïbes, sous le prétexte de sauver sa population appauvrie de «l’anarchie» après l’assassinat du président autocratique Jovenel Moïse, le 7 juillet.

Intitulé «Haïti a besoin d’élections – et de forces extérieures pour les sécuriser», un éditorial du Post publié mardi insiste sur le fait que sans intervention extérieure, «les problèmes profonds du pays – pauvreté, corruption, impunité, dysfonctionnement institutionnel, insécurité – s’enracineraient probablement davantage.»

Marines américains débarquant à Port-au-Prince, Haïti, le 3 mars 2004 (Wikimedia Commons)

«Il n’y a aucun moyen pour Haïti de se sortir du marasme actuel sans des élections qui certifieraient et légitimeraient un nouveau gouvernement et une nouvelle législature», poursuit l’éditorial. «Cela nécessite au moins une intervention internationale à court terme».

Le journal note que l’administration Biden fait pression pour que les élections prévues pour septembre se déroulent et que le nouveau premier ministre du pays, Ariel Henry, un larbin de longue date de Washington qui a été installé le 20 juillet à la suite d’une intervention directe du département d’État, s’est engagé à tenir.

Pour qu’une élection puisse avoir lieu, conclut l’éditorial du Post, «des bottes sur le terrain» seront nécessaires.

Cette expression éculée, «boots on the ground», a un long et affreux passé qui, dans le contexte de l’histoire d’Haïti, ressemble à une volonté criminelle de faire revivre le colonialisme.

Haïti a eu des «bottes américaines sur le terrain» pendant trois décennies après le dernier assassinat d’un président haïtien, Jean Vilbrun Guillaume, tué par ses opposants politiques en 1915. Le président américain Woodrow Wilson a alors envoyé les Marines sous le même prétexte que leur présence était nécessaire pour réprimer «l’anarchie». Les véritables motivations américaines étaient de contrecarrer l’influence allemande dans le pays et de s’assurer que sa main-d’œuvre bon marché et ses matières premières soient mises à la disposition des entreprises américaines pour être exploitées.

Les Marines se sont emparés du trésor et de la douane d’Haïti, tout en occupant le parlement du pays pour s’assurer qu’un candidat sélectionné par les États-Unis soit installé à la présidence. Washington a également imposé des changements dans la constitution haïtienne, notamment une disposition permettant aux étrangers de posséder des terres pour la première fois depuis la victoire finale de la révolution haïtienne en 1804.

Les occupants américains ont fini par tuer environ 15.000 Haïtiens, tandis que les Marines n’ont subi que 16 morts.

Leur guerre unilatérale contre les cacos, un mouvement rebelle nationaliste paysan dirigé par Charlemagne Peralte, ancien officier de l’armée haïtienne, a fait appel à toutes les méthodes sanglantes de la guerre anti-insurrectionnelle qui seront utilisées plus tard au Vietnam, en Afghanistan et en Irak. Il s’agissait notamment du tout premier bombardement aérien de populations civiles, de l’incendie de villages, de l’expulsion de la population de ses terres et de son regroupement dans des camps de concentration et de travail forcé, du meurtre de femmes et d’enfants au motif qu’ils étaient des «auxiliaires» des rebelles, ainsi que de la torture systématique et de l’exécution sommaire de prisonniers.

Parmi eux se trouvait le chef des cacos Peralte. Après l’avoir tué, les Marines ont photographié son corps attaché à une porte et en ont fait circuler des copies dans la population pour convaincre les Haïtiens de ne pas résister. L’image, qui ressemblait à une crucifixion, a eu l’effet inverse, attisant la haine populaire envers les occupants et faisant de Peralte un martyr.

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Le corps de Charlemagne Peralte

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Discutant de ses actions militaires en Haïti et ailleurs dans un essai publié par le magazine socialiste Common Sense, le commandant des Marines Smedley Butler a écrit: «J’ai passé la plupart de mon temps comme un gros bras de grande classe pour les grandes entreprises, pour Wall Street et les banquiers. En bref, j’étais un racketteur; un gangster du capitalisme.» Sa mission en Haïti, disait-il, était de créer «un endroit décent pour que les gars de la National City Bank puissent y collecter des revenus».

La contribution la plus durable de Butler à Haïti a été la création de la Garde d’Haïti, une force militaire collaborationniste qui a fourni le noyau de l’armée haïtienne, laquelle a dominé la vie politique du pays après le retrait des forces américaines en 1934.

Le régime militaire a ouvert la voie à la prise du pouvoir par François Duvalier en 1957, inaugurant une dictature dynastique qui opprimera la population haïtienne pendant trois autres décennies, usant d’une violence horrible par le biais de sa police secrète, les tontons macoutes. Le régime dirigé par François «Papa Doc» Duvalier puis par son fils, Jean-Claude «Baby Doc» Duvalier, a été soutenu par les gouvernements américains successifs en tant que pilier de l’anticommunisme jusqu’en 1986, lorsqu’une rébellion massive a contraint «Baby Doc» à fuir le pays à bord d’un avion de l’US Air Force.

Depuis lors, Washington est intervenu à plusieurs reprises dans le pays pour imposer sa domination néocoloniale et installer des marionnettes corrompues dans le palais présidentiel. Elle a organisé deux coups d’État, en 1991 et 2004, pour renverser le président élu Jean-Bertrand Aristide, un ancien prêtre, dont l’association avec le mouvement de protestation de masse qui a renversé Duvalier et la rhétorique nationaliste de gauche lui ont valu d’être suivi par les masses appauvries du pays et de susciter une haine non dissimulée dans les puissants cercles de la politique étrangère américaine.

Les troupes américaines sont intervenues en Haïti en 1994, 2004 et 2010. Après l’intervention de 2004, qui a renversé Aristide et l’a envoyé en Afrique à bord d’un avion militaire américain, les troupes américaines ont été remplacées par une force de maintien de la paix des Nations unies, la MINUSTAH, commandée par des généraux brésiliens et chargée de réprimer l’agitation populaire dans les bidonvilles de Port-au-Prince et d’empêcher la résurgence de toute rébellion d’en bas. La force de l’ONU est restée en Haïti jusqu’en 2017, laissant derrière elle une épidémie de choléra qui s’est propagée des troupes étrangères à la population, tuant environ 10.000 Haïtiens.

La crise politique actuelle en Haïti est «faite aux États-Unis». Des gouvernements corrompus et de droite ont été installés grâce à l’ingérence directe des États-Unis dans la vie politique du pays. En 2011, il y a eu l’installation de l’ancien chanteur et associé des ex-duvaliéristes, Michel «Sweet Micky» Martelly, un favori d’Hillary Clinton, puis celle de son successeur trié sur le volet, Jovenel Moïse, récemment assassiné.

Tous deux ont dirigé des gouvernements engagés dans les intérêts du capital étranger et de la bourgeoisie haïtienne vénale, tout en réprimant impitoyablement les manifestations de masse et en exploitant un réseau de corruption qui a siphonné des milliards de dollars de fonds publics. Moïse a conservé le soutien des États-Unis, y compris de l’administration Biden, jusqu’à sa mort, alors même qu’il vidait de leur substance le corps législatif, le système judiciaire et les gouvernements locaux du pays, gouvernant par décret.

Les preuves qui sont apparues jusqu’à présent dans l’assassinat de Moïse sont couvertes des empreintes digitales de Washington. Les mercenaires colombiens accusés d’avoir commis l’assassinat appartenaient à une unité d’élite des forces spéciales entraînée par les États-Unis. Un Haïtien accusé de travailler avec les mercenaires était un agent haïtien clé de la DEA et du FBI. Et l’entrepreneur en sécurité basé aux États-Unis qui est accusé d’avoir recruté les Colombiens et organisé leurs vols vers Haïti est bien connu dans les milieux politiques du sud de la Floride et a joué un rôle dans les provocations orchestrées par la CIA contre le Venezuela à la frontière colombienne.

Compte tenu de cet historique, une question évidente se pose: comment une autre intervention américaine va-t-elle sauver Haïti? Sa crise actuelle et l’oppression d’une population dans laquelle 70% des Haïtiens vivent avec moins de 2 dollars par jour, deux tiers n’ont pas d’accès adéquat à l’eau et à l’assainissement et la moitié d’entre eux sont sous-alimentés, sont le produit direct d’un siècle d’interventions impérialistes américaines.

Bien sûr, le Washington Post a un long et sordide passé de promotion des «bottes sur le terrain». Au cours des trois dernières décennies, il a encouragé une intervention et une guerre après l’autre, de la première guerre du Golfe persique et de l’intervention en ex-Yougoslavie aux invasions de l’Afghanistan et de l’Irak. En 2003, il a dénoncé les «diplomates obstructionnistes» et les «manifestants antiguerre» qui ne reconnaissaient pas que les Irakiens «saluaient les Marines comme des libérateurs».

En 2013, il a raillé l’administration Obama pour n’avoir pas mis de «bottes» américaines sur le terrain en Syrie afin de garantir la victoire des milices soutenues par la CIA et liées à Al-Qaïda dans la guerre pour le changement de régime contre le gouvernement de Bachar Al-Assad.

Il ne fait aucun doute que le Post, dans sa promotion du militarisme américain à travers le monde, sert de porte-parole à des sections puissantes de l’establishment dirigeant américain et de son appareil militaire et de renseignement.

Si l’intervention que le Post préconise en Haïti se réalise, elle déclenchera un autre crime contre le peuple haïtien. Sa motivation ne sera pas la promotion de la démocratie ou la sécurité de la population. Il s’agira plutôt d’une affirmation de l’hégémonie impérialiste américaine dans les Caraïbes, dans des conditions où elle est contestée dans sa propre arrière-cour par l’influence économique croissante de la Chine, ainsi que d’une tentative de l’administration Biden de prévenir tout afflux de migrants haïtiens aux États-Unis.

La classe ouvrière des États-Unis doit s’opposer à toute intervention militaire américaine ou orchestrée par les États-Unis en Haïti. La tâche de libérer le peuple haïtien de «l’anarchie» produite par l’oppression impérialiste incombe à la classe ouvrière et aux masses opprimées haïtiennes, et non aux militaristes et aux putschistes dont les opinions sont exprimées dans le Washington Post.

(Article paru en anglais le 28 juillet 2021)

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