Australie : la Haute Cour crée un dangereux précédent quant aux réseaux sociaux et à la diffamation

Dans une décision de justice prise mercredi dernier, la Haute Cour d'Australie a tenu les sociétés de presse responsables des commentaires de tiers sur leurs pages de réseaux sociaux.

La décision de l'organe judiciaire suprême du pays établit un dangereux précédent, qui pourrait être déployé non seulement contre les grandes entreprises médiatiques, mais aussi contre les partis politiques, les éditions parallèles et même les particuliers. Cette décision réduira les discussions en ligne sur fond d'une campagne plus large de censure d'Internet de la part des gouvernements et des élites dirigeantes à l'international.

Le jugement a été rendu en réponse à un appel de plusieurs conglomérats médiatiques, dont Nationwide News et Nine Entertainment. Ceux-ci avaient contesté les décisions des juridictions inférieures qui les déclaraient éditeurs de tous les commentaires sur leurs pages Facebook, y compris ceux qu'ils n'avaient pas rédigés, et donc passibles de poursuites en diffamation en raison de leur contenu.

La Haute Cour d'Australie (Source: Wikipédia) [Photo by Alex Proimos - License: CC BY 2.0]

La décision de la Haute Cour fait partie d'une poursuite en diffamation intentée par Dylan Voller contre le Sydney Morning Herald, qui appartient maintenant à Nine, ainsi que contre les journaux de Sky News Australie et de Nationwide News, Centralian Avocat et Australian.

Voller, un jeune aborigène, est devenu connu en 2016 lorsque l'Australian Broadcasting Corporation a publié un documentaire « Four Corners », révélant les mauvais traitements brutaux et violents auxquels lui et d'autres enfants prisonniers avaient été soumis au centre de détention pour jeunes Don Dale, dans le Territoire du Nord. Voller a courageusement fait campagne contre les conditions horribles dans cet établissement et d'autres similaires, et contre la persécution policière plus large de la population autochtone. Comme de nombreuses autres personnalités publiques autochtones, il a été victime d'insultes racistes et sectaires en ligne.

En 2017, les avocats de Voller ont engagé des poursuites contre les sociétés de médias, alléguant qu'il avait été diffamé dans des commentaires sur leurs pages Facebook. Depuis, les audiences de tribunal se sont concentrées sur la question de savoir si les sociétés de presse pouvaient être considérées comme les éditeurs des commentaires. La décision de la Haute Cour mettant fin à toute autre voie d'appel sur cette question, les prochaines délibérations se concentreront sur les commentaires eux-mêmes. Les grandes entreprises médiatiques ont des possibilités de défense très limitées en vertu des lois australiennes sur la diffamation, qui sont parmi les plus strictes au monde.

Les implications de la décision de la semaine dernière vont bien au-delà des conséquences financières potentielles pour des conglomérats médiatiques de plusieurs milliards de dollars. La Haute Cour a effectivement déclaré que les propriétaires de toutes les pages de réseaux sociaux en Australie étaient tenus responsables de diffamation, sur la base de contenus sur lesquels ils n'ont que peu ou pas de contrôle.

Il est significatif que les avocats de Voller n'ont pas allégué que les sociétés n'avaient pas supprimé les commentaires incriminés lorsqu'elles en avaient été informées. Avant l’affaire Voller, le précédent juridique était que des organismes ne pouvaient être tenus responsables en tant qu'éditeurs de tels commentaires de tiers que s’ils en étaient informés et n’agissaient pas.

De plus, au moment de la publication des commentaires, il n'était techniquement pas possible pour les propriétaires de pages Facebook de désactiver complètement les sections de commentaires sous leurs posts, ce qui signifie que même s'ils le souhaitaient, ils ne pouvaient pas empêcher des tiers d’afficher des contenus sur leurs pages.

Dans leur appel devant la Haute Cour, les sociétés de médias ont argumenté que pour être tenues responsables en tant qu'éditeurs des commentaires, elles devaient avoir connaissance du matériel diffamatoire et avoir l’intention qu’il soit transmis. En revanche, les avocats de Voller ont fait valoir que « tout degré de participation à ce processus de communication, même mineur, fait du participant un éditeur ».

Dans un jugement 5 contre 2, les juges ont accepté cet argument, déclarant essentiellement la responsabilité globale du propriétaire d'une page Facebook ou d'un autre compte de réseau social pour tout commentaire posté sur leurs pages.

Les juges majoritaires ont rendu deux décisions concordantes. Dans les leur, les juges Gaegler et Gordon ont cité un précédent de droit coutumier en matière de responsabilité de publication, dont des affaires survenues des décennies avant l'invention d'Internet et remontant à 1928. Il s'agissait notamment d'imprimeurs tenus responsables de diffamation et de domestiques qui avaient transporté pour leurs maîtres du matériel diffamatoire. Les juges ont affirmé que le caractère transformationnel d'Internet ne « justifiait pas l'assouplissement » de ces précédents de droit coutumier.

Ils ont déclaré que les tentatives des entreprises médiatiques de « se présenter comme des victimes passives et involontaires de la fonctionnalité de Facebook [avaient] un air d'irréalité. Après avoir pris des mesures pour obtenir l'avantage commercial de la fonctionnalité Facebook, les appelants en supportent les conséquences juridiques ».

Les autres juges majoritaires, Kiefel, Keane et Gleeson, ont déclaré : « La Cour d'appel avait raison de soutenir que les actions [des publications] en facilitant, encourageant et aidant ainsi le postage de commentaires d’usagers tiers de Facebook les rendaient éditeurs de ces commentaires ». La Cour d’appel a jugé en substance que le simple fait de posséder une page Facebook encourageait et aidait la publication de commentaires, y compris ceux potentiellement diffamatoires.

Les deux jugements minoritaires de la Haute Cour ont souligné les dangers plus larges de la décision. Le juge Edelman a déclaré qu'une organisation médiatique ne pouvait être tenue responsable du commentaire d'un tiers que si le rapport entre son article et les déclarations incriminées était plus que « ténue ou vague ». Il a cité le scénario d'une organisation médiatique publiant un article sur la météo, donnant lieu seulement à un commentaire posté en dessous sur un sujet sans aucun rapport. Le juge Steward a fait valoir qu'une société de médias ne pouvait être tenue responsable que du contenu qu'elle « a procuré, provoqué ou conduit ».

Le précédent qui a été établi s'applique à toutes les pages Facebook, comptes de réseaux sociaux, sites Web et autres plate-formes en ligne, exposant ainsi des milliers d'organisations à d'éventuelles poursuites pour diffamation.

Les personnes faisant des déclarations diffamatoires en ligne cherchent fréquemment à cacher leur identité. Cela soulève clairement le danger que des individus fassent des commentaires diffamatoires pour tenter de provoquer des poursuites contre des organisations envers lesquelles ils sont hostiles, pour des raisons politiques, commerciales ou autres.

Les petites organisations, sans les ressources financières qui permettent aux conglomérats médiatiques de résister aux conséquences de poursuites pour diffamation, sont particulièrement vulnérables.

De nombreuses organisations, y compris des médias, sont susceptibles de désactiver désormais les fonctions de commentaire sur leurs pages ou d'utiliser des critères de modération stricts pour supprimer les commentaires considérés comme controversés. Étant donné que les plate-formes de réseaux sociaux sont les principaux centres de discussion et de débat politiques, cela limiterait la capacité de millions de gens d’être actifs face aux actualités et aux questions politiques.

Le jugement a été rendu dans un climat politique général où gouvernements et élites dirigeantes cherchent à limiter les discussions en ligne devant une opposition populaire de masse à la réponse pro-entreprise criminelle à la pandémie, aux inégalités sociales croissantes, à l'autoritarisme et à la menace de guerre.

Depuis 2017, des entreprises comme Facebook et Google imposent des mesures de censure radicales, ciblant les publications socialistes et d’alternative, dont le World Socialist Web Site. Cette campagne, menée sous la bannière frauduleuse de la lutte contre les « fausses nouvelles » et de la promotion de « contenu faisant autorité », a été menée à la demande des États-Unis et d'autres gouvernements.

Les gouvernements intensifient également leur utilisation des réseaux sociaux pour effectuer une surveillance de masse de la population. Le dernier exemple en date, fin août, montre le Parti travailliste se joignant au gouvernement fédéral de coalition pour adopter une législation radicale permettant à la police de « perturber » les données en ligne en les modifiant, les copiant, les ajoutant ou les supprimant, de collecter des renseignements à partir d'appareils ou de réseaux et de prendre le contrôle de comptes en ligne pour recueillir des informations.

(Article paru en anglais le 13 septembre 2021)

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