La crise pétrolière au Royaume-Uni met en évidence l’effondrement du secteur du fret routier en Europe

Depuis une semaine et demie, les stations-service britanniques sont bloquées par les automobilistes à la recherche d’un carburant qui se fait de plus en plus rare.

Les stations-service fonctionnent normalement avec leur réservoir de stockage à 40 pour cent de sa capacité et comptent sur les livraisons «juste à temps» pour réapprovisionner les stocks. Il y a deux semaines, la pénurie actuelle de chauffeurs de poids lourds et de camions-citernes a perturbé les chaînes d’approvisionnement, entraînant des achats de panique.

Entre le 22 et le 29 septembre, on a constaté une augmentation de 190 pour cent du nombre de personnes se rendant dans les stations-service, avec un pic de plus de 400 pour cent le 25 septembre. Chaque client a acheté en moyenne 22 pour cent de carburant de plus que la normale.

Au plus fort de la crise, le week-end du 25-26 septembre, la capacité moyenne des stations-service est tombée à 16,6 pour cent, où 50 à 90 pour cent de stations étaient à sec dans différentes régions du pays. Le 28 septembre, le trafic national est tombé à 86 pour cent du niveau prépandémique. Le personnel de santé et d’autres travailleurs clés ont prévenu qu’ils seraient dans l’incapacité de se rendre au travail.

Un panneau indique: «Nous n’avons pas de carburant, nous attendons une livraison» dans une station-service du sud de l’Angleterre (WSWS Media)

Bien que les stocks aient recommencé à augmenter, un cinquième des stations de Londres et du Sud-Est sont toujours sans carburant, et 18 pour cent n’avaient qu’une seule qualité disponible. Dans le reste du pays, 8 pour cent des stations sont vides et 6 pour cent ne disposent que d’une seule qualité de carburant.

Les pénuries ont contribué à une forte hausse du prix du carburant, l’essence atteignant son plus haut niveau depuis huit ans et se rapprochant d’un record. Cette hausse est également due à l’augmentation mondiale du coût du pétrole, qui a augmenté de 10 pour cent par rapport à septembre et devrait continuer à augmenter.

Après avoir d’abord ignoré le problème pendant plusieurs jours, le gouvernement a annoncé le 25 septembre qu’il allait lancer un programme de visas temporaires demandant à 5.000 chauffeurs de camion de venir d’Europe pour travailler au Royaume-Uni en livrant du carburant et de la nourriture à partir de la fin de ce mois – jusqu’à la veille de Noël où ils seraient à nouveau congédiés.

Le tollé populaire a forcé la prolongation de ce programme jusqu’à la fin du mois de février. Mais alors que le gouvernement cherche à recruter immédiatement quelque 300 chauffeurs, le Times et le ministère des Affaires indiquent que, jusqu’à présent, seuls 27 ont posé leur candidature. Le premier ministre Boris Johnson affirme que ce nombre est de 127.

Le 30 septembre, le vice-premier ministre Dominic Raab a suggéré d’utiliser des délinquants de bas niveau pour combler la pénurie de chauffeurs.

Le 4 octobre, l’armée a été déployée à grand renfort de publicité pour aider à l’approvisionnement en carburant. Deux cents soldats se trouvent à disposition, mais seulement la moitié d’entre eux ont les compétences nécessaires pour conduire des camions-citernes.

La crise du carburant a déclenché une vague d’indignation bien méritée contre le gouvernement et sa politique catastrophique du Brexit. Mais les événements des deux dernières semaines pointent vers une crise plus large de l’économie européenne.

Selon le groupe de réflexion Transport Intelligence, la pénurie d’environ 76.000 chauffeurs routiers au Royaume-Uni (estimée ailleurs à 100.000) fait partie d’une pénurie générale de quelque 400.000 chauffeurs en Europe. La Pologne est la plus touchée, avec une pénurie de 124.000, soit 37 pour cent des postes, bien que cela soit très probablement dû au fait que les conducteurs polonais travaillent dans des pays plus prospères de l’Union européenne. En Allemagne, il en manque 45.000 à 60.000; en France, 43.000; en Espagne et en Italie, 15.000; au Danemark, en Norvège et en Suède, entre 2.500 et 5.000.

Les pénuries touchent le secteur du fret routier depuis 15 ans et ont été aggravées par la pandémie et la récente réouverture de l’économie qui a fait augmenter la demande. Cet effondrement paneuropéen d’un secteur économique aussi vital est le résultat de décennies de profit privé et de déréglementation qui ont érodé les salaires et les conditions des travailleurs de la logistique.

Le Royaume-Uni compte plus d’un demi-million de personnes titulaires d’un permis de conduire pour poids lourds, mais plus de 200.000 d’entre elles choisissent de ne pas accepter de postes vacants. Une enquête menée par la Road Haulage Association auprès de plus de 600 personnalités du secteur au Royaume-Uni a révélé que les départs à la retraite, la modification des règles de travail, la pandémie, les bas salaires (sans parler des conditions de travail épouvantables) et les chauffeurs qui quittaient le secteur étaient les principales raisons du manque de travailleurs.

L’âge moyen des chauffeurs routiers britanniques est passé à 55 ans, et moins de 1 pour cent d’entre eux ont moins de 25 ans. De 7.500 départs à la retraite par an en 2010, le secteur est passé à 10.000 par an en 2020, soit 4 pour cent de la main-d’œuvre. Le nombre total de personnes employées comme conducteurs a diminué de 7 pour cent entre 2019 et 2020.

Le même processus est à l’œuvre en Europe. Politico rapporte que le directeur de la promotion de l’UE à l’Organisation internationale des transports routiers, Raluca Marian, a averti qu’il était «facile de calculer un scénario apocalyptique» pour l’UE, sur la base des événements au Royaume-Uni. En Europe, l’âge moyen d’un conducteur est de 44 ans.

La crise est plus aiguë en Grande-Bretagne, en partie à cause du Brexit. Quelque 10.000 à 20.000 conducteurs européens ont quitté le Royaume-Uni après son retrait de l’Union. Les retards liés au Brexit dans les ports et les perturbations des routes d’import-export jouent également un rôle, exacerbant le déséquilibre d’exportation de longue date entre le Royaume-Uni et l’Europe qui exige que de nombreux camions reviennent de Grande-Bretagne à vide et qui rendent les routes relativement moins désirables pour les entreprises.

Mais le facteur dominant est la destruction plus rapide des protections des travailleurs et l’adoption en bloc du marché libre au Royaume-Uni depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Thatcher en 1979. Les transporteurs britanniques ont tellement détérioré les conditions de travail de leurs employés, notamment en surexploitant une main-d’œuvre bon marché, principalement d’Europe de l’Est, que les travailleurs basés au Royaume-Uni ont quitté le secteur en masse.

Plus de 55.000 chauffeurs nationaux ont quitté le secteur au cours des 18 derniers mois seulement. Le World Socialist Web Site a rendu compte des conditions particulièrement épouvantables auxquelles ces travailleurs ont fait face tout au long de la pandémie, ainsi que de la grève organisée par les chauffeurs de la base en août dernier. Richard Simpson, ancien rédacteur en chef de Trucking Magazine, a écrit dans le Guardian: «Pourquoi voudraient-ils retourner dans ce domaine? Les installations sont médiocres, les horaires brutaux et les responsabilités onéreuses. Et cela ne peut qu’empirer».

Fondamentalement, les mêmes causes sont à l’origine des pénuries de travailleurs agricoles, d’ouvriers d’abattoirs, d’ouvriers du bâtiment, de personnel de maisons de soins et d’infirmières, entre autres. Les industries et les infrastructures sociales les plus élémentaires ont été saccagées sous le règne d’une oligarchie de super-riches dont la seule préoccupation est l’expansion de leurs portefeuilles boursiers alimentée par la dette et la spéculation, et qui ne se soucie guère du développement d’une main-d’œuvre qualifiée et adéquatement rémunérée.

Selon le Telegraph, même des politiciens conservateurs de haut rang ont, sous couvert d’anonymat, imputé la crise actuelle à «un échec du marché libre» et ont accusé les entreprises britanniques d’être «ivres de main-d’œuvre bon marché».

Le déploiement des forces armées dans un éventail de plus en plus large de tâches sociales de base – 5.000 personnes pour aider au dépistage, à la vaccination et aux soins médicaux pendant la pandémie, et maintenant une centaine chacune pour aider le service d’ambulance écossais et le secteur des camions-citernes – est la confirmation la plus frappante de l’effondrement actuel du capitalisme britannique.

Non seulement le marché libre ne peut pas fournir les travailleurs nécessaires, mais l’État n’a pas non plus de ressources à mobiliser, à l’exception de ses forces armées, et même celles-ci peuvent à peine rassembler quelques centaines de personnes ayant les compétences requises.

Aucune difficulté sociale n’incitera les oligarques ou leurs représentants à changer de cap, que ce soit sous Johnson ou dans la perspective lointaine d’un gouvernement travailliste. Leur solution consiste à intensifier l’exploitation de la classe ouvrière et à se tourner par réflexe vers des mesures autoritaires. L’utilisation de l’armée conduira inévitablement à des demandes de recrutement intensifié pour combler les trous béants de l’économie. Mais ces forces seront utilisées ensuite pour briser la résistance des travailleurs aux salaires et aux conditions de misère.

Pour la classe ouvrière, la seule façon de sortir de cette crise est d’utiliser son immense pouvoir social en tant que moteur de l’économie européenne et mondiale et s’emparant elle-même des leviers de la société, les retirant des mains des super riches. La production doit être organisée non pas sur la base d’une concurrence anarchique et féroce pour le profit privé, mais sur la base d’une planification rationnelle et démocratique pour répondre aux besoins sociaux.

(Article paru en anglais le 7 octobre 2021)

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