Tandis que s’intensifient les tensions nationales

Un conflit éclate entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sur le Protocole nord-irlandais

Les hostilités politiques ont à nouveau éclaté entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne au sujet du protocole sur l’Irlande du Nord.

Convenu dans le cadre de l’accord sur le Brexit conclu début 2020, le protocole régit le passage des marchandises entre le Royaume-Uni et les zones économiques de l’UE. Ainsi, la mise en place d’une frontière stricte, ou bien d’une infrastructure frontalière étendue, entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, État membre de l’UE, mettrait en péril l’accord du Vendredi saint de 1998, qui a mis fin à un conflit armé de plusieurs décennies dans le nord.

Des véhicules au port de Larne, en Irlande du Nord, le mardi 2 février 2021. (AP Photo/Peter Morrison)

En vertu de cet accord, l’Irlande du Nord reste dans le marché unique européen des marchandises, dont le reste du Royaume-Uni s’est retiré. Les inspections de produits de l’UE et les contrôles douaniers sur les marchandises en provenance du Royaume-Uni sont effectués dans les ports d’Irlande du Nord immédiatement après la traversée de la mer d’Irlande et peuvent ensuite circuler librement dans toute l’île d’Irlande. Cette mesure a suscité l’opposition d’une grande partie du Parti conservateur et du Parti unioniste démocratique (DUP) d’Irlande du Nord, qui se sont plaints de la création effective d’une frontière en mer d’Irlande.

Le premier ministre Boris Johnson a soutenu l’accord de 2019 lors des élections générales de cette année-là en tant que moyen de «faire aboutir le Brexit». Mais les antagonismes n’ont pas cessé depuis, l’accord ayant été menacé par les deux parties au début de cette année et l’UE avait brièvement invoqué l’article 16, qui permet à une partie de suspendre unilatéralement des éléments de l’accord.

Les pourparlers qui visent à désamorcer la situation depuis lors n’ont fait que souligner les tensions nationales qui séparent la Grande-Bretagne et l’UE, à un moment où les tensions au sein de l’Union européenne elle-même augmentent.

Le ministre britannique chargé du Brexit, Lord Frost, a demandé l’abandon du protocole et la suppression de tous les contrôles douaniers entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, ce qui permettrait aux marchandises de circuler librement si elles sont conformes aux réglementations britanniques ou européennes. Il souhaite également que la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) soit écartée de l’arbitrage des futurs litiges relatifs à l’accord, exigeant «un arbitrage international au lieu d’un système de droit européen contrôlé en dernier ressort par le tribunal de l’une des parties, la Cour de justice des Communautés européennes».

Mercredi, le négociateur en chef de l’UE pour le Brexit, Maroš Šefčovič, a offert une série de concessions à la position du Royaume-Uni, notamment des mesures qui visent à réduire de 80 pour cent les contrôles sur les produits de détail britanniques, à réduire de moitié la paperasserie douanière, à renoncer à l’obligation pour les fabricants de produits médicaux de quitter l’Irlande du Nord pour la Grande-Bretagne et à rationaliser le processus de certification du fret routier. Il a déclaré que l’UE avait «complètement mis nos règles sens dessus dessous et à l’envers» pour trouver un accord. Il a insisté: «C’est très clair que nous ne pouvons pas permettre accès au marché unique sans la supervision de la CJCE».

Les discussions sur les propositions de l’UE se dérouleront pendant trois semaines au maximum. Les commentateurs ont évoqué l’adoption d’un traité à la suisse comme possible compromis final. Les différends entre la Suisse et l’UE sont traités par un groupe d’arbitrage indépendant, qui doit toutefois tenir compte de l’avis de la CJCE sur les questions de droit communautaire. Mais les commentaires suggèrent que la Grande-Bretagne exigera «la lune», selon les termes d’un diplomate européen s’adressant au Financial Times (FT).

Mercredi, le jour où Šefčovič a annoncé ses propositions, l’ancien conseiller principal de Johnson et actuel ennemi politique Dominic Cummings a tweeté que le gouvernement avait signé l’accord de Brexit en prévoyant de «laisser tomber les morceaux que nous n’aimions pas après avoir mis une raclée à [Jeremy] Corbyn, alors chef travailliste [lors des élections générales de 2019]». Il a poursuivi: «Nos priorités signifiaient, par exemple, que faire aboutir le Brexit est dix mille fois plus important que les avocats qui jacassent sur le droit international dans des négociations avec des gens qui violent le droit [international] tout le temps».

Le récit de Cummings a ensuite été confirmé par Ian Paisley, député DUP de premier plan. Il a déclaré à BBC Newsnight: «Boris Johnson m’a dit personnellement qu’après avoir accepté le protocole, il accepterait de le modifier et même de le déchirer, que c’était juste pour la sémantique».

Frost a admis, de manière énigmatique, que le Royaume-Uni n’a accepté que la supervision du protocole par la CJCE «en raison des circonstances très spécifiques de cette négociation».

L’Europe se prépare déjà à une guerre commerciale si la Grande-Bretagne rejette les propositions de l’UE et déclenche l’article 16. Selon le FT, des représentants de la France, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Italie et de l’Espagne ont rencontré Šefčovič lundi pour exiger des plans d’urgence qui comprennent des tarifs douaniers sur les exportations britanniques, la restriction de l’accès du Royaume-Uni aux approvisionnements énergétiques de l’Europe et la fin de l’accord commercial entre les deux parties.

Un diplomate européen a déclaré au FT: «Frost sait qu’il joue avec le feu. Mais quand on joue avec le feu, on se brûle. L’UE dispose d’une large palette d’options pour riposter au Royaume-Uni».

Le raisonnement de la Grande-Bretagne pour forcer un conflit avec l’UE est exprimé le plus ouvertement dans le Daily Telegraph. Le chroniqueur Nick Timothy accuse l’UE de «jouer avec le feu sur le protocole de l’Irlande du Nord». Il écrit: «La question est… la souveraineté. Le gouvernement ne peut pas permettre le maintien de la juridiction de la Cour européenne de justice sur le protocole d’Irlande du Nord».

Le gouvernement britannique estime que la «souveraineté» est un bâton avec lequel il peut battre l’UE avec succès, à la lumière de la décision prise la semaine dernière par la Cour constitutionnelle de Pologne, selon laquelle certaines parties du droit européen sont «incompatibles» avec la constitution polonaise, renversant la primauté fondamentale du droit européen au sein de l’union. La Pologne a reçu le soutien de la Hongrie qui est également engagée dans un conflit juridique de longue date avec l’UE au sujet d’une législation liant les subventions européennes au respect de l’État de droit.

La presse britannique partisane du Brexit a également fait grand cas des récentes déclarations de Michel Barnier, l’ancien négociateur en chef de l’UE pour le Brexit. Il appelle la France à retrouver sa «souveraineté juridique» en écartant la menace d’un «jugement ou d’une condamnation au niveau de la Cour européenne de justice ou de la Convention européenne des droits de l’homme».

Johnson a jubilé lors de la conférence du parti conservateur la semaine dernière: «C’est ce qui arrive quand on passe un an à essayer d’argumenter avec Lord Frost».

Ces événements sont la preuve de l’analyse du Brexit faite par le Parti de l’égalité socialiste comme «l’expression la plus avancée d’un effondrement croissant de l’UE, sous la pression de forces centrifuges croissantes qui intensifient les conflits non seulement avec les États-Unis, mais aussi entre les États européens».

Le gouvernement Johnson s’identifie à cette évolution. Il espère utiliser le Brexit pour se placer en première position parmi les nations européennes qui poursuivent des politiques de plus en plus indépendantes, soit au sein de l’UE, soit après s’être détaché d’une UE paralysée. L’éminent partisan du Brexit conservateur sir Ian Duncan Smith, député, a cité Lord Palmerston dans le Telegraph jeudi: «Nous n’avons pas d’alliés éternels, et nous n’avons pas d’ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et il est de notre devoir de suivre ces intérêts».

Au cœur de cette politique, le Royaume-Uni se présente aux États-Unis comme son allié le plus servilement fiable. Mais cette voie est semée d’incertitudes. La politique de Brexit de la classe dirigeante britannique avait été stimulée par la présidence de Donald Trump, qui a clairement exprimé son hostilité envers les grandes puissances européennes, l’Allemagne et la France. Sous la présidence de Joe Biden, les États-Unis ont adopté une approche plus subtile.

L’alliance militaire AUKUS de septembre entre le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Australie, qui implique la répudiation d’un accord sur les sous-marins entre Canberra et Paris, a renforcé la position de Johnson à Washington. Mais Biden a toujours déclaré que son gouvernement réagirait sévèrement à toute décision du Royaume-Uni mettant en péril l’accord du Vendredi saint. Il est également plus déterminé que Trump à gagner le soutien de l’Europe dans l’escalade du conflit avec la Chine.

L’issue du différend sur le protocole d’Irlande du Nord est donc liée aux calculs effectués dans le cadre d’une guerre de plus en plus frénétique en Asie-Pacifique. Combinées, ces tensions géopolitiques menacent d’une explosion des conflits commerciaux et militaires. Elles ne peuvent trouver de solution dans le cadre de la politique impérialiste. Elles ne peuvent être combattues que par le développement d’un mouvement socialiste unifié de la classe ouvrière européenne et internationale contre le nationalisme, la guerre et la recherche du profit au détriment des besoins humains.

(Article paru en anglais le 16 octobre 2021)

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