Ce que les travailleurs de Deere en grève combattent: Le profil d’une entreprise mondiale

Dimanche, la grève de plus de 10.000 travailleurs de John Deere est entrée dans son dixième jour. Les travailleurs des installations du géant de l’équipement agricole et de construction dans l’Iowa, l’Illinois, le Kansas, la Géorgie et le Colorado ont rejeté à plus de 90 pour cent un accord de principe soutenu par l’UAW le 10 octobre. Ils ont lancé leur première grève en 35 ans trois jours plus tard. L’accord UAW-Deere, d’une durée de six ans, aurait maintenu les salaires bien en deçà de l’inflation tout en supprimant les pensions pour les nouveaux travailleurs.

Des travailleurs font grève à l’extérieur d’une usine John Deere, mercredi 20 octobre 2021, à Ankeny, Iowa (AP Photo/Charlie Neibergall)

Deere exploite plus de 100 installations dans 30 pays et les travailleurs sont donc confrontés à une entreprise puissante et expérimentée qui s’étend sur toute la planète.

Cependant, l’expansion et l’intégration mêmes des activités de Deere dans le monde au cours des 65 dernières années ont relié les travailleurs à un réseau international de production qui, s’il était exploité avec succès, serait une source de force immense. Selon une fiche d’information sur les relations avec les investisseurs, Deere compte aujourd’hui 42.100 employés en dehors des États-Unis et du Canada, dont la plupart sont impliqués dans les opérations d’équipement et constituent la majorité de sa main-d’œuvre mondiale de près de 70.000 personnes.

La croissance de John Deere en tant qu’entreprise mondiale

Si John Deere, réparateur et fabricant d’outils, a fondé l’entreprise en 1837, le mastodonte transnational qu’est Deere aujourd’hui a commencé à prendre forme au XXe siècle.

L'empreinte mondiale de John Deere (Deere.com)

Bien qu’elle eu déjà ouvert auparavant des installations au Canada, c’est au milieu des années 1950 que Deere a commencé à développer sérieusement ses activités de production à l’échelle internationale. En 1956, elle a acheté des parts d’une entreprise de tracteurs à Mannheim, en Allemagne, où se trouve une usine Deere, et l’entreprise a acheté des terrains à Monterrey, au Mexique, où elle allait établir de nombreuses opérations. Peu de temps après, elle s’est étendue en Argentine, en Espagne, en France et en Afrique du Sud. Elle allait également se lancer dans la fabrication d’équipements lourds, d’équipements pour la construction et de tracteurs, ainsi que d’équipements de jardinage personnel. Au cours des années 1990 et 2000, Deere ouvre des usines en Russie, en Inde et en Chine. Parallèlement Deere a procédé à une série d’acquisitions d’autres entreprises, dont un nombre croissant d’entreprises de technologie autonome ces dernières années.

La croissance des bénéfices de Deere en dehors des États-Unis et du Canada

Depuis au moins 2011, les ventes et les bénéfices de John Deere liés aux activités d’équipement aux États-Unis et au Canada n’ont cessé de diminuer, tandis que ceux réalisés en dehors des États-Unis et du Canada ont augmenté. La proportion des ventes nettes de Deere qui proviennent des opérations d’équipement en dehors des États-Unis et du Canada est passée d’environ 28 pour cent en 2001 à 42 pour cent en 2020.

En 2011, le bénéfice d'exploitation des équipements de Deere aux États-Unis et au Canada était de 3,23 milliards de dollars. En 2020, il sera de 2,194 milliards de dollars, soit une baisse de 67 pour cent.

C'est toutefois l'inverse qui s'est produit pour les bénéfices d'exploitation des activités d'équipement en dehors des États-Unis et du Canada. En 2011, les bénéfices d'exploitation des équipements de Deere en dehors des États-Unis et du Canada étaient de 967 millions de dollars. En 2020, ils étaient de 1,36 milliard de dollars.

Cette évolution s’est accompagnée de l’augmentation des ventes nettes d’équipements de Deere en Asie, en Afrique, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Moyen-Orient, qui sont passées de 2,7 milliards de dollars en 2011 à 3,59 milliards de dollars en 2020.

La croissance de Deere en dehors de l’Amérique du Nord est en partie due aux marchés émergents. En Asie, en particulier, la croissance des ventes est stimulée par l’adoption de pratiques agricoles industrielles, qui a également coïncidé avec une migration colossale des paysans et des travailleurs ruraux vers les centres urbains, augmentant considérablement la taille de la classe ouvrière dans des pays comme la Chine et l’Inde. Selon le site web globenewswire.com, le marché des équipements agricoles de la région Asie-Pacifique devrait connaître un taux de croissance annuel composé de 5,2 pour cent entre 2019 et 2025 en raison d’une «transition des méthodes agricoles conventionnelles vers des pratiques agricoles mécanisées».

Le rôle du capital financier

La domination de Deere sur le marché mondial des machines agricoles – un besoin fondamental requis par presque tous les pays pour la production de nourriture et d’autres biens – en fait une source de profits incroyablement lucrative pour l’élite financière.

Selon les derniers résultats financiers publiés en août, Deere a réalisé des bénéfices de plus de 1,6 milliard de dollars pour le seul troisième trimestre de son année fiscale. Deere a prévu que son bénéfice net pour l’exercice 2021 se situerait entre 5,7 et 5,9 milliards de dollars, soit près de 70 pour cent de plus que son précédent record annuel de 3,5 milliards de dollars en 2013.

Environ 70 pour cent des actions de Deere sont contrôlées par des institutions, et 10 pour cent supplémentaires sont détenus par des fonds de capital-investissement et de capital-risque, selon le site d'investissement Simply Wall St. Cascade Investment, LLC, un véhicule d'investissement appartenant au multimilliardaire Bill Gates, qui contrôle environ 10 pour cent des actions de Deere. Avec The Vanguard Group, Inc, BlackRock, Inc, JPMorgan Chase et Wellington Management Group, LLP, ces grandes sociétés d'investissement possèdent près de 30 pour cent des actions de Deere.

Le cours de l’action Deere et ses actionnaires ont massivement bénéficié de la politique d’argent bon marché de la Réserve fédérale, qui a maintenu des taux d’intérêt proches de zéro et continue d’acheter pour 120 milliards de dollars d’obligations chaque mois. Depuis le creux du marché en mars 2020, l’action Deere a plus que triplé, passant de 111 à 340 dollars, avec une capitalisation boursière qui dépasse désormais les 100 milliards de dollars.

Le conseil d’administration de Deere comprend certains des représentants les plus importants de l’élite économique et politique américaine, dont: Alan Heuberger, directeur d’investissement senior chez BMGI (Bill and Melinda Gates Investments, le fonds d’investissement familial privé du couple milliardaire); Dmitri L. Stockton, ancien cadre supérieur de General Electric et GE Asset Management Inc.; Tami A. Erwin, vice-président exécutif de Verizon; Gregory R. Page, PDG et président à la retraite du géant de l’agroalimentaire Cargill; Charles O. (Chad) Holliday, Jr, PDG retraité et président de l’entreprise chimique DuPont; et Michael O. Johanns, sénateur républicain retraité du Nebraska et ancien secrétaire américain à l’Agriculture.

Alors que les salaires des travailleurs de Deere se sont érodés pendant des années et que les prestations de soins de santé et les pensions ont été supprimées progressivement, la richesse des directeurs, des cadres et des actionnaires de Deere s’est envolée. Selon les déclarations de procuration définitives de Deere déposées auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC), la rémunération moyenne des administrateurs est passée d’environ 200.000 dollars en 2010 à 310.000 dollars en 2020, soit une augmentation de 55 pour cent. Bien sûr, ce revenu déclaré ne représente probablement qu’une petite partie de l’argent qui revient au conseil d’administration de Deere.

Pendant ce temps, l’actuel président-directeur général de Deere, John C. May, recevra une rémunération totale de 15.588.384 dollars en 2020, soit une augmentation de 160 pour cent par rapport à son salaire de l’année précédente et 220 fois le salaire médian des employés de Deere qui est de 70.743 dollars.

La grève de John Deere et la nécessité d’une stratégie internationale

La grève des travailleurs de Deere aux États-Unis a des conséquences internationales pour l’entreprise. Deux de ses usines dans l’Iowa produisent toutes sortes de pièces pour les produits de Deere dans le monde entier. Mais la grève a freiné la production de pièces de l’entreprise, ce qui exerce une pression sur ses bénéfices.

Les ventes de pièces revêtent une importance croissante pour les résultats de Deere. De 2011 à 2020, les ventes nettes de pièces sont passées de 4,5 à 6,8 milliards de dollars. Le volume des ventes de pièces a également augmenté au cours de cette période. En 2011, les pièces constituaient 15 pour cent des ventes totales d’équipements. En 2020, elles représentaient 22 pour cent.

La grève menace d’une pénurie de pièces nécessaires à la réparation des équipements agricoles aux États-Unis, alors que la saison des récoltes est encore en cours. Cela signifie une baisse potentielle des exportations agricoles – qui se chiffrent en milliards de dollars – vers la Chine et d’autres pays, car les cultures pourraient ne pas être récoltées et laissées à l’abandon.

Cela place les travailleurs en grève de John Deere aux États-Unis dans une position de force. Ils ne font pas moins face à une société massive et féroce qui opère selon une stratégie mondiale et qui est déterminée à briser leur grève.

Les profits de Deere ne sont pas le seul enjeu. Une pression énorme est exercée sur l’entreprise par Wall Street et l’establishment politique, qui veulent empêcher à tout prix qu’une partie de la classe ouvrière sorte du régime des bas salaires en vigueur depuis des décennies. La classe dirigeante craint qu’une victoire claire des travailleurs ne déclenche un bouleversement social dans l’ensemble des États-Unis. Ainsi, Deere cherche à utiliser tous les outils à sa disposition: répression étatique et injonctions des tribunaux, briseurs de grève et, surtout, compter sur ses partenaires de l’UAW pour saboter la lutte des travailleurs.

Mais la colère au sein de la classe ouvrière est déjà sur le bord d’éclater, le débrayage chez Deere faisant partie de la plus grande vague de grève depuis des décennies. Le vote négatif écrasant des travailleurs de Deere est une manifestation de la riposte des travailleurs contre les années d’érosion des salaires, des avantages et des droits par l’UAW et Deere. La rébellion des travailleurs de Deere a conduit à la formation du Comité des travailleurs de base de John Deere, lancé par des travailleurs indépendamment de l’UAW.

Le caractère international de John Deere exige que les travailleurs adoptent leur propre stratégie internationale pour combattre l’entreprise.

Lorsque les travailleurs de Deere dans d’autres pays ont appris l’existence de la grève aux États-Unis, la réponse immédiate a été la solidarité. À Mannheim, en Allemagne, les travailleurs de Deere ont exprimé la semaine dernière leur soutien à la grève aux États-Unis, reconnaissant qu’ils luttaient contre des problèmes similaires. À Mannheim, les travailleurs ont été soumis à des séries répétées de licenciements, l’entreprise faisant de plus en plus appel à des travailleurs contractuels et temporaires, sans pratiquement aucune protection de l’emploi.

Un travailleur de Deere à Mannheim, en Allemagne, qui brandit une pancarte en appui aux grévistes américains (WSWS)

Les travailleurs de Deere ont déjà pris les premières mesures en créant le Comité des travailleurs de base de John Deere qui appelle les travailleurs de Deere d’autres pays à se joindre à leur combat. Les comités de base doivent maintenant être étendus à toutes les usines et à tous les entrepôts de Deere aux États-Unis et dans le monde entier pour établir des liens de communications avec les travailleurs de l’automobile, les travailleurs de Volvo, les travailleurs des pièces de Dana, les travailleurs de Caterpillar et de Case et au-delà, en adoptant une stratégie mondiale pour renverser les décennies d’attaques des sociétés.

(Article paru en anglais le 25 octobre 2021)

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